Intervention de Michel Delebarre

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 16 novembre 2016 à 9h15
Loi de finances pour 2017 — Mission « conseil et contrôle de l'état » - programmes « conseil d'état et autres juridictions administratives » et « cour des comptes et autres juridictions financières » - examen du rapport pour avis

Photo de Michel DelebarreMichel Delebarre, rapporteur pour avis :

Le programme 165 « Conseil d'État et autres juridictions administratives » et le programme 164 « Cour des comptes et autres juridictions financières », qui relèvent tous deux de la mission « Conseil et contrôle de l'État », présentent certaines similitudes. Les juridictions administratives et financières bénéficient de conditions budgétaires relativement favorables leur permettant d'exercer leurs missions dans des conditions satisfaisantes. Cependant, l'extension continue des champs de compétences respectifs de ces deux ordres de juridictions, au fil des réformes législatives, menace le fragile équilibre atteint, d'autant que la recherche de gains de productivité, à travers des réformes de procédures ou d'organisation, semble avoir atteint ses limites.

Les juridictions administratives voient leur budget progresser de 2,6 % en crédits de paiement. Comme les années précédentes, cette augmentation est affectée prioritairement au renforcement des moyens humains de la Cour nationale du droit d'asile (CNDA), qui devrait bénéficier de la plupart des 60 nouveaux emplois créés. Sans remettre en cause la nécessité de renforcer les effectifs de la CNDA, les créations destinées aux juridictions administratives sont jugées nettement insuffisantes par les représentants des syndicats de magistrats administratifs que j'ai reçus, eu égard à l'augmentation de la charge de travail à laquelle ces juridictions font face. De fait, la juridiction administrative est, en quelque sorte, victime de son succès. Au fil des réformes, nous lui confions des missions toujours plus nombreuses et parfois quelque peu éloignées de son coeur de métier, comme l'ont relevé les représentants du Conseil d'État que j'ai reçus. Pour ne citer que quelques exemples, la loi du 14 juin 2013 relative à la sécurité de l'emploi a prévu que le juge administratif est compétent pour connaître des recours contre les décisions de validation ou d'homologation par l'administration des plans de sauvegarde de l'emploi, avec un délai de jugement fixé à trois mois quel que soit le degré de juridiction ; la loi du 27 janvier 2014 de modernisation de l'action publique territoriale et d'affirmation des métropoles a prévu la dépénalisation du stationnement payant à compter du 1er octobre 2016 ; la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement a prévu une saisine systématique du Conseil d'État pour connaître des requêtes concernant la mise en oeuvre des techniques de renseignement. Ce type de contrôles a priori est tout à fait nouveau puisque les magistrats administratifs n'interviennent, à l'heure actuelle, qu'a posteriori en contestation de décisions rendues. En outre, la loi du 29 juillet 2015 portant réforme du droit d'asile et la loi du 7 mars 2016 relative au droit des étrangers en France ont créé de nouvelles procédures enserrées dans des délais contraints, dont certaines sont entrées en vigueur le 1er novembre dernier ; la loi du 8 août 2016 relative au travail a confié au juge administratif compétence pour connaître des recours contre certaines décisions de l'inspection du travail en matière de protection des travailleurs. Enfin, la proposition de loi portant accélération des procédures et stabilisation du droit de l'urbanisme, de la construction et de l'aménagement, que nous avons adoptée en première lecture le 2 novembre dernier, prévoit qu'« en matière de contentieux de l'urbanisme, le tribunal administratif prononce sa décision dans un délai de six mois à compter de l'enregistrement de la réclamation au greffe ».

Pour faire face à ces nouvelles compétences, sans augmenter considérablement les moyens des juridictions et sans solliciter encore davantage les personnels et les magistrats, deux pistes de réformes ont été dégagées par le Conseil d'État : développer la médiation et utiliser des outils procéduraux, comme le recours au juge unique, pour rationaliser le contentieux. Ces propositions ont trouvé une traduction dans le projet de loi de modernisation de la justice du XXIème siècle, adopté définitivement par l'Assemblée le 12 octobre dernier, et dans le décret dit « Justice administrative de demain » du 2 novembre 2016.

Cependant, l'utilisation de ces outils n'est pas neutre au regard du droit d'accès à un juge et de la qualité de la justice rendue. Ainsi en est-il du recours croissant aux décisions rendues à juge unique. Certes, le recours à ce type de procédures, et notamment aux ordonnances, permet de traiter rapidement les contentieux de masse, répétitifs, comme les contentieux sociaux, et de réserver la collégialité aux affaires dans lesquelles il existe de véritables difficultés. En 2015, environ 58 % des affaires jugées devant les tribunaux administratifs l'ont été par un juge unique, les autres l'ont été en formation collégiale.

Le recours aux procédures à juge unique va encore s'intensifier dans les années à venir compte tenu des réformes récentes, comme la loi du 29 juillet 2015 relative au droit d'asile ou la loi du 7 mars 2016 relative au droit des étrangers en France, qui ont institué plusieurs procédures à juge unique, enserrées dans des délais contraints, ou l'entrée en vigueur du décret « Justice administrative de demain » du 2 novembre 2016, qui élargit le recours aux ordonnances et permet, en particulier, de rejeter les requêtes d'appel manifestement mal fondées ou les recours en cassation « manifestement dépourvus de fondement ». Cette dernière disposition s'est heurtée à une forte opposition des syndicats de magistrats administratifs qui craignent une utilisation abusive de ces outils. Ils estiment qu'eu égard à l'augmentation du nombre des entrées et à la nécessité de maintenir un taux de couverture positif, le risque est grand de voir le nombre d'affaires réglées par ordonnance augmenter, ce qui pose de véritables questions éthiques.

Ce mouvement pourrait également être perçu comme une stigmatisation d'une partie des requérants, qui ne bénéficient pas de toutes les garanties offertes par la procédure administrative de droit commun. De plus, le développement des outils de traitement rapide des contentieux de masse pourrait avoir une incidence sur les indicateurs de performances, et notamment sur les objectifs fixés en termes de nombre d'affaires réglées par magistrat ou par agent de greffe. Les marges d'amélioration des performances seront désormais extrêmement faibles compte tenu de la difficulté moyenne des dossiers qui resteront à traiter et du temps passé pour l'examen de ces dossiers complexes.

Au titre de la prévention du contentieux, le Conseil d'État entend favoriser le développement des procédures de règlement amiable des litiges, estimant que la réponse juridictionnelle n'est pas toujours la plus adaptée. L'article 5 du projet de loi de modernisation de la justice du XXIème siècle, actuellement déféré au Conseil constitutionnel, unifie les modes de règlement amiable des litiges en matière administrative en une procédure unique de médiation. De plus, ce texte prévoit, pour une durée de quatre ans, une expérimentation de médiation obligatoire avant l'introduction d'un recours contentieux devant les juridictions administratives, dans des conditions fixées par un décret en Conseil d'État, pour les contentieux sociaux (RSA, DALO...) ou pour certains contentieux de la fonction publique. Cette expérimentation pourrait être confiée au Défenseur des droits et à son réseau de délégués.

Bien que favorable, dans son principe, au développement de la médiation, je m'interroge sur la place de cet outil dans le contentieux administratif. L'exigence d'une décision administrative de rejet de la demande, préalable à toute saisine du juge, participe en effet déjà de cette démarche. En outre, pour un certain nombre de contentieux tels que le contentieux de la sécurité sociale, le contentieux de la fonction publique ou le contentieux relatif au revenu de solidarité active (RSA), un recours administratif préalable obligatoire (RAPO) est prévu par les textes. Le cumul potentiel d'un recours administratif préalable obligatoire et d'une mesure de médiation risque d'éloigner le justiciable de son juge. Par ailleurs, les contentieux sociaux et les contentieux de la fonction publique, concernés par l'expérimentation de médiation préalable obligatoire, représentent respectivement 16 % et 12 % des recours enregistrés.

Si l'on comprend l'objectif de cette mesure qui est de décharger les juridictions administratives des contentieux de masse qui les engorgent, on peut néanmoins s'interroger sur l'opportunité de leur transfert au réseau de délégués bénévoles du Défenseur des droits et sur la capacité de ce réseau à assurer une telle mission.

En raison des nombreuses imprécisions s'attachant à cette expérimentation, notre commission, suivie par le Sénat, l'avait supprimée du projet de loi sur la justice du XXIème siècle en nouvelle lecture. Elle a été rétablie en lecture définitive par l'Assemblée nationale. Si cette disposition demeurait dans le texte à l'issue de son examen par le Conseil constitutionnel, notre commission devrait être particulièrement attentive, dans les années à venir, à sa mise en oeuvre.

À moyens constants, les juridictions financières ne pourront accomplir les nouvelles missions qui leur sont confiées. Le budget de ces juridictions est en légère hausse de 0,5 %, avec un plafond d'emplois qui reste stable à 1 840 ETPT. Cependant, la consommation d'emplois est inférieure au plafond de 84 ETPT, en raison du gel temporaire des recrutements en 2015, afin de faciliter la mobilité interne, dans la perspective de la mise en oeuvre de la réforme territoriale. Celle-ci s'est faite en deux étapes : la loi du 13 décembre 2011 relative à la répartition des contentieux et à l'allègement de certaines procédures juridictionnelles a réduit de 22 à 15 le nombre de chambres régionales des comptes pour la métropole. Ensuite, la loi du 16 janvier 2015 relative à la délimitation des régions, aux élections régionales et départementales et modifiant le calendrier électoral a réduit le nombre de chambres régionales des comptes métropolitaines de 15 à 13. Ces regroupements ont permis aux juridictions financières d'atteindre une taille critique et de générer des économies grâce à la suppression de loyers, à la cession de sites et à la mutualisation des fonctions support des juridictions. Faute d'un recul suffisant, il est difficile, à ce stade, de chiffrer précisément le montant de ces économies. La carte des chambres régionales et territoriales des comptes correspond désormais à la carte des régions et il sera difficile d'aller au-delà. Les gains de productivité des juridictions financières générés par les regroupements ont ainsi atteint leurs limites.

Lors de son audition, M. Didier Migaud, Premier président de la Cour des comptes, a souligné la nécessité, compte tenu de la multiplication des missions confiées aux juridictions financières, de prévoir, dans les années à venir, les crédits suffisants à la consommation du plafond d'emplois dans son intégralité, sous peine de voir les performances de ces juridictions se dégrader.

Au titre de ces nouvelles compétences, la loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) a prévu un dispositif d'expérimentation de certification des comptes de collectivités territoriales, conduite par la Cour des comptes, en liaison avec les chambres régionales des comptes. Cette expérimentation durera jusqu'en 2023. Lorsque les résultats de cette expérimentation seront connus, le législateur interviendra pour déterminer les suites à lui donner. L'évaluation des moyens humains de cette expérimentation varie en fonction du nombre et de la taille des collectivités mais devrait représenter entre 15 et 20 ETPT pour un échantillon de l'ordre d'une vingtaine de collectivités pesant un total de moins de 15 milliards d'euros. Si l'échantillon était constitué de 45 collectivités, le besoin serait de 45 ETPT. La charge de travail induite ne pourra être supportée sans crédits et emplois supplémentaires.

La loi du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé a confié aux juridictions financières une nouvelle compétence de contrôle de la gestion des établissements et services sociaux et médico-sociaux et des établissements de santé privés. Ces organismes n'étaient jusqu'à présent pas contrôlés alors qu'une part importante de leurs ressources est d'origine publique. Les premiers contrôles débuteront en 2017 et porteront sur un échantillon restreint d'établissements. Ces travaux se feront à moyens constants. Dans un second temps, toutefois, comme ces établissements représentent 36 000 organismes et plus de 33 milliards d'euros, ainsi que des enjeux de service public majeurs, la charge de cette mission pour les juridictions financières risque d'être trop importante pour qu'elle puisse s'exercer à moyens constants.

En conclusion, une attention toute particulière sera portée l'an prochain à l'adéquation des crédits prévus aux nouvelles missions confiées aux juridictions administratives et financières. Pour l'heure, je propose de donner un avis favorable à l'adoption des crédits des programmes 164 et 165, qui devraient permettre à ces juridictions d'exercer leurs missions dans des conditions satisfaisantes cette année encore.

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