Pour Tocqueville, « lorsque le souverain est électif ou surveillé de près par une législature réellement élective et indépendante, l’oppression qu’il fait subir aux individus est quelquefois plus grande ; mais elle est toujours moins dégradante parce que chaque citoyen, alors qu’on le gêne et qu’on le réduit à l’impuissance, peut encore se figurer qu’en obéissant il ne se soumet qu’à lui-même, et que c’est à l’une de ses volontés qu’il sacrifie toutes les autres. »
Ensuite, le résultat sera insatisfaisant sur le fond : avec l’introduction de l’opt-out, le projet actuel du Gouvernement est devenu hybride et instable. Elle le vide d’une partie de sa substance.
Selon moi, nous devrions nous prononcer en faveur de l’une des deux options suivantes : le fichier TES dans sa version initiale, c’est-à-dire sans opt-out, d’une part, ou une carte d’identité contenant ces données biométriques, c’est-à-dire la seule véritable contre-proposition permettant de sécuriser les titres d’identité tout en évitant de facto la constitution d’un mégafichier, d’autre part.
D’un point de vue intellectuel, ces deux options se justifient, la vôtre, le fichier TES initial sans opt-out, en raison de son efficacité, de la sécurisation et de la simplification qu’elle procure, notamment lors du renouvellement des titres, mais également la solution consistant à inscrire les données biométriques uniquement sur la carte, puisqu’elle assure le même degré de sécurisation et élimine les dangers et les craintes inhérents à la création d’un mégafichier. Cette solution technologique, qui apporterait de vraies garanties en termes de libertés publiques, positionnerait notre pays à l’avant-garde en matière technologique.
La sécurisation des titres d’identité constitue un enjeu qu’il ne s’agit pas de minimiser. Près de 800 000 personnes ont déjà été victimes de fraude identitaire dans notre pays. Ce chiffre démontre à lui seul l’importance du sujet. Les victimes se retrouvent le plus souvent dans des situations administratives et personnelles inextricables, la fraude identitaire étant souvent le moyen de commettre d’autres infractions, notamment des escroqueries : une fois l’identité d’une personne usurpée, quoi de plus facile que d’aller contracter des achats à crédit, dont les échéances seront effectivement supportées par la victime !
Il est d’autant plus indispensable que le Gouvernement se saisisse de cette question que nous nous trouvons dans un contexte de menace terroriste. Là aussi, ne minimisons pas les dangers encourus !
La question n’est donc pas de savoir si le système actuel est satisfaisant. La réponse est évidemment non ! Il s’agit de savoir si le nouveau système mis en place atteint un double objectif, la sécurisation maximale des titres d’identité et la préservation des libertés publiques.
Oui, la sécurisation des titres d’identité implique de relever et de conserver des données biométriques. Cela ne me pose aucune difficulté : c’est aujourd’hui le seul moyen de garantir une authentification fiable des individus.
En revanche, le point qui suscite de vives inquiétudes pour nombre de mes collègues et moi-même est la suivante : que fait-on de ces données sensibles ? Plus précisément, pouvait-on éviter la mise en place d’une base centrale avec tous les inconvénients que cela entraîne ?
De mon point de vue, la réponse est oui ! Vous ne l’avez d’ailleurs pas caché, monsieur le ministre, il serait possible de conserver ces données au moyen d’une puce sur le titre lui-même. C’est d’ailleurs la technologie utilisée aujourd’hui pour les passeports, lesquels disposent d’une puce, ce qui ne sera pas le cas demain des nouvelles cartes nationales d’identité, si j’ai bien compris.
Ce système ne présente pas que des avantages, j’en ai bien conscience, notamment parce qu’il implique de repartir de zéro à chaque renouvellement de la carte. Nous y perdrons en matière de simplification, c’est indéniable, mais nous éviterons ainsi la constitution d’un mégafichier, dont on ne pourra malheureusement jamais garantir l’inviolabilité absolue, quels que soient les avis de l'ANSSI et de la DINSIC que vous avez décidé de solliciter a posteriori.
Même si vous nous apportez aujourd’hui les garanties matérielles et juridiques que ce fichier n’a d’autre effet que de permettre l’authentification des personnes et non leur identification, rien n’empêchera demain que l’on en change les finalités, une fois le mégafichier constitué. À ma connaissance, cet inconvénient disparaîtrait si les données étaient conservées directement sur la carte.
À titre personnel, j’exprime donc une nette préférence pour une solution fondée sur la sauvegarde des données au niveau de la carte elle-même, solution qui permet à chaque citoyen de conserver lui-même la maîtrise de ses données, lesquelles consacrent d’un point de vue philosophique la prolongation même de la personne humaine.
À ma connaissance, nous serions actuellement les seuls en Europe à recourir à une base unique et centralisée pour les cartes d’identité et les passeports. Ce simple élément de droit comparé devrait nous amener tous à réfléchir…
Je regrette que le Parlement n’ait pas eu à trancher cette question par un vote clair à l’issue d’un débat démocratique.
J’en viens à ma conclusion. La solution que nous vous proposons, monsieur le ministre, est une solution d’apaisement : tout d’abord, la suspension du décret ; ensuite, la mise en place une expérimentation.
Cela permettrait sans doute de lever un certain nombre de craintes. Cela permettrait aussi de rassurer les maires, qui ne comprennent pas que l’État mette en place un système de délivrance de titres d’identité qui fasse abstraction de la notion de proximité et qui entraîne des coûts supplémentaires. Cela permettrait aussi à notre pays d’être en pointe dans le domaine technologique, et ce dans le respect de notre bien le plus cher, la liberté individuelle !