Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la protection de l’identité, dont la lutte contre la fraude et contre les usurpations d’identité, constituait l’objet d’une proposition de loi sénatoriale de nos collègues Jean-René Lecerf et Michel Houel. Le parcours de ce texte s’acheva par une décision du Conseil constitutionnel – décision dont nous avions annoncé le contenu dans cet hémicycle –, en date du 22 mars 2012, censurant le fichier qui devait assurer son efficacité.
Dès lors que reprenant cet objectif, le Gouvernement réengage une action utile et que la prise d’un décret sur ce sujet n’est constitutionnellement ou légalement pas contestable, seules trois questions restent posées.
Première question, faut-il utiliser la biométrie pour sécuriser l’identité ? Passons très vite, l’utilisation, au moins dans ce domaine précis, de la biométrie n’étant plus sérieusement contestée.
Deuxième question, faut-il mettre en place un fichier central d’identité biométrique ?
Même si ce dispositif ne prémunit pas totalement contre une usurpation initiale d’identité, d’où l’intérêt, également, de porter son attention sur les vérifications opérées en amont dans la chaîne de l’identité, il interdit la multiplication de fausses identités ou d’identités usurpées. Pour parvenir au but recherché, c’est de l’avis quasi général l’option la plus efficace.
Pour autant, une vigilance accrue et permanente doit présider à sa mise en œuvre, car si l’utilisation ponctuelle à des fins de recherche criminelle de fichiers limités dans leurs étendues ne fait pas débat, la question peut se poser s’agissant d’un fichier aussi vaste – il comprendra toute la population et croisera les identités civiles et légales et les identités physiques.
Il faut admettre, comme Mme la présidente de la CNIL nous y a invités hier, lors de son audition par la commission des lois, que les caractéristiques exceptionnelles de ce fichier font franchir un cap dans la conception que l’on se fait de notre société. Pour reprendre ses propres mots, ce fichier provoque un « changement de notre rapport à la démocratie ».
On peut comprendre toutes les raisons conduisant à refuser l’existence même de ce fichier. Mais il faudra dès lors, par cohérence, admettre et sans doute prévoir la destruction du fichier créé pour les passeports biométriques, fichier recensant déjà 29 millions de personnes et susceptible d’atteindre les 60 millions de personnes de manière tout à fait naturelle, dès lors que la détention d’un passeport aura poursuivi son extension parmi la population. On imagine les conséquences qu’un tel retour en arrière engendrerait sur la circulation internationale de nos concitoyens et sur leur propre sécurité !
Aussi, ce sont les réponses apportées à la troisième série de questions qui apparaissent, seules, déterminantes : quelles finalités assigner à tout fichier central d’identité biométrique et de quelles garanties entourer un tel dispositif ?
La proposition de loi de nos collègues Jean-René Lecerf et Michel Houel se donnait pour finalité exclusive la gestion et la sécurisation des titres d’identité. Monsieur le ministre, vous nous avez assurés à plusieurs reprises, et de la façon la plus claire, que c’était également votre seul objectif et nous n’avons aucune raison de ne pas vous croire.
Puisque le fichier TES ne pourra servir à d’autres fins que celles pour lesquelles il a été initialement constitué, il ne reste plus qu’à le doter d’imparables garanties.
Celles-ci ne peuvent être que de deux types : des garanties juridiques et des garanties techniques.
Indépendamment de leurs finalités – apporter des limites légales à l’accès du fichier, organiser des contrôles de son fonctionnement, tracer ses interrogations –, nous conviendrons tous et toutes que les garanties juridiques de tous ordres, aussi nécessaires et solides qu’elles soient, ne sont par nature ni absolues ni surtout définitives. Qu’elles proviennent de la loi, ou même de la Constitution, ces règles sont mortelles !
Ne reste donc, en dernier lieu, que les garanties techniques pour apaiser définitivement nos inquiétudes face à la création de ce que j’avais dénommé à l’époque le « fichier des gens honnêtes ».
Pour nous prémunir de toute atteinte aux libertés individuelles, ce fichier doit servir la protection de nos concitoyens, en authentifiant leur identité sans jamais pouvoir permettre leur identification.
La question cruciale est celle-ci : avons-nous la certitude que ce fichier ne pourra jamais entamer une quelconque métempsycose ?
Question ultime, avons-nous la certitude de sa totale et définitive irréversibilité ?
Vous l’avez confessé hier, monsieur le ministre, vous n’êtes pas technicien. Voilà d’ailleurs, avec certitude, un point de ressemblance entre nous ! Or notre interrogation dépasse l’expression de l’insoupçonnable honnêteté de votre volonté.
Dans nos échanges d’hier, vous avez renforcé vos propos, en assurant que vous mettriez tout en œuvre pour que les experts ou les agences spécialisées nous apportent, dans une totale transparence, une réponse affirmative, nette, ferme et définitive. Vous avez ajouté la mise en place d’un contrôle annuel de sa pertinence.
Si ces conditions sont remplies, le débat sera clos. Mais si elles ne le sont pas, et nos auditions d’hier après-midi ont instillé encore un doute, auquel vous avez d’ailleurs laissé la place, il faudra, après avoir évidemment suspendu la mise en œuvre de votre décret, réfléchir à nouveau à la protection de l’identité par d’autres moyens, qui susciteront d’autres interrogations, comme la création d’une carte d’identité biométrique à puce, et ce sans qu’aucune donnée budgétaire n’interfère dans l’appréciation des risques encourus pour les libertés.
En toute hypothèse, je pense avoir compris au contenu et au ton de vos propos d’hier matin que la position de fond exprimée par notre assemblée en 2012, dictée par un Sénat une nouvelle fois défenseur vigilant des libertés, doit s’imposer !