Monsieur le président, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, cher Michel Mercier, mesdames, messieurs les sénateurs, avant-hier, le projet de loi prorogeant pour la cinquième fois l’application de la loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence a été adopté à une très large majorité par l’Assemblée nationale.
C’est au tour du Sénat de s’en saisir, avec toute la rigueur et toute la sagesse qui le caractérisent.
Les débats en commission et en séance à l’Assemblée nationale, puis au sein de votre propre commission, ont été d’une grande richesse et d’une belle hauteur de vues, comme d’ailleurs lors de l’examen des précédentes lois de prorogation. Je ne doute pas un seul instant qu’ils le seront aussi aujourd’hui dans cet hémicycle.
Depuis novembre 2015, les échanges qui ont animé la représentation nationale au sujet de l’état d’urgence ont en effet toujours été marqués du sceau d’une grande lucidité. Ils n’ont jamais cessé d’être constructifs, ce qui nous a permis, dans le strict cadre de l’État de droit, de moderniser notre législation et de l’adapter à la gravité de la situation à laquelle nous devons faire face, tout en mettant en œuvre les garde-fous nécessaires.
Si nous l’avons fait, si nous le faisons, c’est parce que tous ici présents, nous savons que l’exception en droit fait partie intégrante de l’histoire républicaine de notre pays.
Tout État démocratique se doit de prévoir un dispositif d’exception susceptible de lui donner les moyens légitimes et légaux pour faire face à toute situation d’une extrême gravité.
Telle était la conviction profonde qui animait les pères de la loi du 3 avril 1955, et telle est encore aujourd’hui notre conviction profonde, celle qui anime le Gouvernement et – je le sais – la représentation nationale. Car, comme l’a souvent dit le Premier ministre lorsqu’il assumait les fonctions qui sont désormais les miennes, « l’état d’urgence n’est pas le contraire de l’État de droit : il en est, dès lors que la situation l’exige, le bouclier ».
Voilà pourquoi je veux tout d’abord vous remercier, monsieur le président Philippe Bas, monsieur le rapporteur Michel Mercier, pour avoir accepté, comme vos collègues de l’Assemblée nationale – je pense notamment au président Raimbourg et au rapporteur Popelin –, d’organiser, dans un délai aussi bref, l’examen par le Parlement de ce texte important.
Le sujet qui nous réunit et les circonstances mêmes dans lesquelles nous sommes amenés à en débattre exigeaient en effet que nous procédions à un examen accéléré, dans les délais contraints prévus par l’article 4 de la loi d’avril 1955, lequel dispose que « la loi portant prorogation de l’état d’urgence est caduque à l’issue d’un délai de quinze jours francs suivant la date de démission du Gouvernement », survenue, en l’occurrence, après la démission de Manuel Valls du poste de Premier ministre.
C’est la raison pour laquelle, dans le contexte actuel de menace terroriste particulièrement élevée et sur lequel je compte vous donner un certain nombre d’informations, nous avons considéré qu’il y avait urgence et que la protection des Français – notre priorité absolue – ne pouvait souffrir que l’on temporisât.
Cependant, je tenais évidemment, à titre préalable, et pour les raisons que je viens d’invoquer, à vous adresser mes remerciements les plus sincères – j’y insiste –, ainsi qu’à l’ensemble des membres de la représentation nationale, pour avoir fait en sorte que ce débat essentiel puisse se tenir aussi rapidement.
Le projet de loi que le Gouvernement soumet à votre examen vise à prolonger à nouveau, jusqu’au 15 juillet 2017, le régime d’état d’urgence. J’ai tenu à fixer cette date pour permettre aux Français de faire leur choix, lors des prochaines échéances électorales, dans les meilleures conditions de sécurité. La légitimité alors conférée à ceux qui seront aux responsabilités leur permettra, en fonction de l’état de la menace et des informations dont ils disposeront, d’en finir ou pas avec l’état d’urgence.
Par principe, l’état d’urgence – je veux le dire clairement – n’a pas vocation à durer plus longtemps que nécessaire, car sa légitimité réside précisément dans ce caractère provisoire, déterminé par la persistance du péril qui a justifié sa proclamation.
C’est donc seulement en fonction de l’état de la menace que l’on peut juger de la nécessité dans laquelle nous nous trouvons de prolonger ou non l’état d’urgence.
Pèse, aujourd’hui, sur la France un risque terroriste d’un niveau extrêmement élevé, comme l’ont démontré les attentats perpétrés au cours de l’été dernier, à Nice, à Magnanville, à Saint-Étienne-du-Rouvray, mais aussi les nombreuses interpellations que nous avons réalisées lors de ces dernières semaines et les projets d’attaques récemment déjoués.
L’activité même des services de renseignement et des services antiterroristes témoigne du haut niveau de menace auquel nous sommes confrontés et de la situation de « péril imminent résultat d’atteintes graves à l’ordre public » dans laquelle nous nous trouvons.
Depuis le vote de la dernière loi de prorogation, le 21 juillet dernier, ont été déjouées 13 tentatives d’attentats djihadistes sur notre sol. Il faut avoir en tête cette suite terroriste, loin d’une suite mathématique : 1, 4, 7, 17, soit un attentat déjoué en 2013, quatre attentats déjoués en 2014, sept attentats déjoués en 2015, dix-sept attentats déjoués en 2016, dont treize après le vote, en juillet dernier, de la précédente prorogation de l’état d’urgence.
L’action de nos services ainsi que les mesures mises en œuvre dans le cadre de l’état d’urgence portent leurs fruits. Depuis le début de l’année 2016, nous avons ainsi interpellé plus de 420 individus en lien avec des réseaux terroristes. Depuis le 1er septembre, 143 interpellations ont eu lieu, 52 personnes ont été écrouées et 21, placées sous contrôle judiciaire. Au cours du seul mois de novembre – ce qui permet de bien juger de l’état de la menace –, les services antiterroristes ont procédé à l’interpellation de 43 individus, dont 28 ont été déférés.
À cet égard, les mesures permises par l’état d’urgence sont indispensables et complémentaires des mesures de droit commun.
À ce jour, 90 personnes sont assignées à résidence. Ces mesures sont efficaces en ce qu’elles limitent les déplacements de personnes susceptibles de constituer une menace et les empêchent d’entrer en relation avec des complices potentiels.
Depuis le 21 juillet dernier, 600 perquisitions administratives ont été réalisées. Elles ont donné lieu à une centaine d’interpellations et à plus d’une soixantaine de gardes à vue. Elles ont en outre permis la saisie de 35 armes, dont 2 armes de guerre et 21 armes longues.
À l’occasion de ces perquisitions – cet élément avait été évoqué lors des précédentes prorogations –, près de 140 copies et saisies de données contenues dans des systèmes informatiques ont été réalisées. Dans la très grande majorité des cas, l’exploitation de ces données a été autorisée par le juge et a révélé des éléments caractérisant des risques de passage à l’acte terroriste.
D’une manière générale, et le Premier ministre l’a rappelé samedi dernier, depuis le 14 novembre 2015, près de 4 200 perquisitions administratives ont été réalisées, dont 653 ont abouti à l’ouverture d’une procédure judiciaire, tous chefs infractionnels confondus.
Comme l’a souligné publiquement le procureur de Paris, François Molins, la loi du 3 juin 2016 facilite l’action de la police judiciaire dans la lutte antiterroriste. La mise en œuvre de l’état d’urgence n’a donc pas eu pour effet de se substituer à l’action judiciaire, mais a en partie favorisé la mise en évidence de faits dont l’autorité judiciaire s’est ensuite saisie.
Parallèlement, le recours aux mesures administratives de droit commun reste très significatif avec notamment en cours 235 interdictions de sortie du territoire et 202 interdictions administratives du territoire.
Nous ne cessons donc de monter en puissance, face à une menace qui, elle-même, ne cesse de se préciser. J’en veux pour preuve le nombre croissant – et malheureusement impressionnant – des attentats que nous avons déjoués au cours de ces dernières semaines, soit plus d’une trentaine depuis 2013.
Chacun le sait, au moment même où nous parlons, des coups très durs sont portés à Daech en Afrique et au Moyen-Orient. Pour autant, et peut-être même en raison de ces coups, la menace n’a pas diminué d’intensité. Nous commettrions une grave erreur si nous devions baisser la garde. À la suite des revers qu’ils ont récemment essuyés, les chefs de Daech ont en effet appelé à la commission de nouveaux attentats en Occident, et notamment sur notre sol. Nous devons donc faire preuve d’une vigilance totale, absolument totale.
De surcroît, les attentats de Paris, en novembre 2015, et de Bruxelles, en mars 2016, ont mis en lumière l’existence de cellules dormantes bénéficiant de ramifications européennes et passant à l’action en lien avec la base syrienne.
L’analyse du projet d’attentat déjoué à la fin du mois de novembre a également révélé l’existence d’un projet de longue date, complexe et diligenté par des individus en lien direct avec Daech.
Nous sommes donc confrontés à deux types de modes opératoires, qui participent néanmoins d’une même stratégie globale de déstabilisation : d’une part, des attentats multisites, perpétrés à l’arme de guerre et au moyen d’explosifs, planifiés à l’étranger et mis en œuvre par des criminels spécialement dépêchés sur notre sol pour les accomplir ; d’autre part, des actions fomentées sur la libre initiative d’individus radicalisés pratiquant un « terrorisme de proximité » et utilisant des moyens plus rudimentaires.
À l’heure actuelle, un peu plus de 2 000 Français ou résidents habituels en France sont impliqués, d’une façon ou d’une autre, dans les filières de recrutement djihadistes. Environ 700 d’entre eux sont actuellement présents sur le théâtre des opérations en Syrie et en Irak, parmi lesquels près de 290 femmes et 22 mineurs combattants. Par ailleurs, près de 230 Français ou étrangers résidant en France sont présumés avoir été tués depuis le début des opérations sur le front syro-irakien.
En outre, environ 970 individus ont manifesté des velléités de départ pour rejoindre les rangs djihadistes, et plus de 180 sont actuellement en transit vers les zones de combats. Enfin, environ 200 de nos ressortissants sont d’ores et déjà revenus en France.
Je souhaitais vous donner ces chiffres particulièrement précis pour vous montrer la nécessité des moyens que nous devons accorder à nos services de renseignement territoriaux ou à la Direction générale de la sécurité intérieure, la DGSI.
Je le répète : jamais la menace terroriste n’a été aussi élevée sur notre territoire ; c’est là un constat objectif. Mais jamais la réponse que le Gouvernement et le Parlement ont organisée pour y faire face n’a été aussi forte. Et elle doit absolument le demeurer.
Voilà pourquoi nous avons absolument besoin des dispositions prévues par le régime de l’état d’urgence pour empêcher la commission de nouveaux attentats et mieux protéger les Français.
J’y ajoute l’intense période électorale dans laquelle nous entrons, qui ne manquera pas de susciter des rassemblements et des réunions publiques, que le Gouvernement, et au premier chef le ministre de l’intérieur, se doit de totalement protéger.
En outre, ce contexte électoral est propice à la mise en œuvre de la stratégie de déstabilisation propre aux groupes terroristes qui nous prennent pour cible. Leur objectif, je le rappelle, consiste à miner notre société de l’intérieur, à la faire vaciller sur ses fondements, à la faire douter de ses principes et de ses valeurs, à susciter les antagonismes et à aggraver les tensions sociales.
L’objectif des terroristes, c’est de semer la haine. Ils s’attaquent à nos territoires et à nos concitoyens. Nul doute que dans la période qui s’ouvre, ils voudront s’attaquer aux symboles de notre République, éprouver notre capacité à organiser les élections dans les meilleures conditions de sécurité.
À ce titre, je voudrais remercier les forces de sécurité pour leur participation à la réussite d’un événement démocratique qui s’inscrit maintenant dans l’histoire de notre pays, la primaire de la droite et du centre, grâce à leur surveillance de chacun des endroits où il y a eu rassemblement et affluence. Ces moments sont désormais inscrits dans la vie démocratique de notre pays ; ils doivent donc être totalement protégés. Cette primaire s’est déroulée sans qu’aucune difficulté ou contestation soit constatée, ce qui a donné de la force à ce moment démocratique.
Je remercie également les forces de sécurité pour le travail qu’elles mènent aujourd'hui pour préparer au mieux la primaire de la gauche, l’élection présidentielle, les élections législatives et, en septembre, les élections sénatoriales.
C’est parce que nous prenons en compte ce contexte sensible que le présent projet de loi prévoit de proroger l’état d’urgence jusqu’au 15 juillet 2017. La durée de prorogation retenue – environ sept mois – est significativement plus longue que lors des premières prorogations que vous avez eues à approuver, mais elle se rapproche des six mois votés en juillet.
C’est pour la même raison que le projet de loi introduit une dérogation à la loi de 1955. Avec l’article 3, nous souhaitons éviter que la loi de prorogation ne devienne caduque en raison des démissions du Gouvernement suivant traditionnellement l’élection du Président de la République et celle des députés à l’Assemblée nationale. Ce choix traduit notre volonté d’assurer la continuité de l’état d'urgence dans le contexte de la menace terroriste.
Bien sûr, nous prévoyons des garanties. Ainsi, le gouvernement nommé après la démission de son prédécesseur pourra mettre fin à l’état d'urgence, s’il le souhaite, au moyen d’un simple décret en conseil des ministres.
Le texte qui est soumis cet après-midi à votre examen, mesdames, messieurs les sénateurs, s’emploie donc à concilier les exigences opérationnelles qu’emporte l’état de la menace avec le respect du cadre constitutionnel et des droits fondamentaux qui s’y attachent. Dès lors que l’état d'urgence a été décrété, nous n’avons jamais cessé de veiller à respecter cet équilibre essentiel.
C'est la raison pour laquelle nous avons souhaité, et ce dès le mois de novembre 2015, soumettre l'application des mesures prises dans le cadre de l’état d'urgence à un triple contrôle.
Le contrôle des juridictions administratives, d'abord, dont le rôle est de s’assurer que ces mesures sont motivées, adaptées, nécessaires et proportionnées aux finalités poursuivies.
Le contrôle de l’autorité judiciaire, ensuite, dès lors que les mesures mises en œuvre aboutissent à une procédure judiciaire.
Le contrôle du Parlement, enfin, parce que nous sommes en démocratie et que, par là même, il est indispensable que les élus du peuple souverain puissent exercer leur vigilance sur l’application de l’état d'urgence.
À cet égard, je tiens à saluer l’excellent travail mené dans le cadre de ce contrôle inédit, qui confère au Parlement des pouvoirs pour assurer, en toute transparence, le suivi et l’évaluation de l'ensemble des mesures prises dans le cadre de l’état d'urgence, et obtenir toutes les garanties nécessaires en matière de respect des droits fondamentaux et de protection des libertés individuelles. Nous le devons à la représentation nationale, nous le devons aux Français, nous le devons à la République.
Je profite de cette occasion pour dire à la commission des lois du Sénat mon entière disponibilité pour venir, à tout moment, lui présenter les dispositifs mis en œuvre dans le cadre de l’état d’urgence.
À cet égard, les échanges qui ont eu lieu au Conseil d’État ont montré que la durée des assignations était au cœur de débats sensibles. Des préconisations du rapport sur le contrôle parlementaire de l’état d'urgence, ainsi que des discussions en commission des lois, est ressortie l’expression d'une ferme volonté de s’inscrire dans cette logique de limitation.
Le Gouvernement avait fait le choix initial d’une limitation à quinze mois consécutifs de la durée des assignations, en l’absence d’éléments nouveaux de nature à justifier le maintien de la mesure.
Même si le Gouvernement a été particulièrement soutenu à l’Assemblée nationale, notamment par l’opposition parlementaire, le travail des commissions des lois sur cet aspect comme sur d’autres du projet de loi, mené dans le cadre d’un dialogue entre les deux chambres, a permis l’adoption à l’Assemblée nationale de l’article 2, lequel fixe une durée maximale d’assignation à résidence de douze mois, appréciée sur la durée totale de l'état d’urgence, et non pas de manière consécutive. Cet article autorise en outre le ministre de l’intérieur à demander au juge des référés du Conseil d’État une prolongation de l’assignation pour une durée maximale de trois mois renouvelable.
La version votée par les députés contient également des dispositions transitoires permettant d’éviter de mettre fin aux assignations à résidence applicables depuis plus de douze mois à l’entrée en vigueur du présent projet de loi. Ce texte est le résultat d’une analyse fine et d’une réflexion approfondie, dans le souci de concilier différents impératifs.
Compte tenu de cette recherche d'équilibre, le Gouvernement, malgré d’amicales pressions, n’a pas souhaité revenir à son écriture initiale. La commission des lois du Sénat a adopté ce texte dans les mêmes termes.
Je veux néanmoins souligner que cette intervention du juge administratif ne se conçoit que dans le cadre de l’état d'urgence et dans la recherche de l’équilibre que je viens d’évoquer. Elle ne doit en aucun cas être perçue comme le début d’un changement dans le rôle et le positionnement des juridictions administratives.
Mesdames, messieurs les sénateurs, cette nouvelle prorogation de l’état d'urgence, dont nous sollicitons l’approbation par le Parlement, entend à nouveau, je l’ai dit, concilier la protection de l’ordre et de la sécurité publics dans le contexte d’une menace terroriste forte avec la protection des droits et des libertés garantis par notre Constitution.
C’est avec cette ambition que le Gouvernement vous soumet cette nouvelle prorogation de l’état d'urgence.