Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, en ce jeudi 15 décembre, nous réaffirmons avec force nos craintes face à la dérive sécuritaire de notre État de droit.
Cette cinquième prorogation de l’état d’urgence n’augure rien de bon pour l’avenir de la démocratie de ce pays. Nous disons cela avec la plus grande gravité, en prenant la mesure du désarroi et des inquiétudes légitimes de nos concitoyens face aux attaques ignobles auxquelles nous avons dû faire face depuis janvier 2015.
Mais nous l'avançons à nouveau devant vous : on ne peut retrouver la voie d’une société plus apaisée et plus juste alors même que les droits et les libertés individuelles les plus élémentaires sont bafoués par l’état d'urgence, que l’on peut désormais qualifier de « permanent ».
Cette prorogation participe d’un affichage politique indigne, au regard des violations des droits individuels qu’elle engendre. Comme certains le relèveront sans doute, ce projet de loi est en effet loin d’être encore pertinent. Outre le fait que ce régime d’exception n’éloigne malheureusement pas le danger, les résultats que vous avancez, monsieur le ministre, sont le fait de l’application du droit ordinaire. Comme le soulignent Dominique Raimbourg et Jean-Frédéric Poisson dans leur rapport sur le contrôle parlementaire de l’état d’urgence, ce sont généralement les mesures de droit commun, c'est-à-dire d’enquête et de procédures judiciaires, qui sont les plus efficaces. J’en veux pour preuve, par exemple, l’arrestation d'Argenteuil, qui résulte d’un travail minutieux des services de la DGSI.
Comme l’a indiqué la commission d’enquête de l’Assemblée nationale, ce qui fait l’efficacité de l’état d'urgence, c’est son caractère ramassé dans le temps et l’effet de surprise qu’il suscite. Le Président de la République lui-même faisait ce constat en décembre 2015 : « En fait, au bout de quarante-huit heures d’état d'urgence, ceux qui ont des armes les mettent à l’abri ». Il reconnaissait ainsi l’inefficacité de la mesure, en concluant : « On ne peut pas dire qu’on a arrêté des terroristes, ce n’est pas vrai ».
La multiplication des lois sécuritaires, et notamment la loi du 3 juin 2016 qui a fortement renforcé le pouvoir administratif sur le pouvoir judiciaire en matière de fouilles, de perquisitions et d’assignations à résidence, permet amplement de se passer de cette cinquième prorogation. Cette loi établit déjà un état d’urgence permanent de fait.
Alors, pourquoi conserver ce régime d’état d’urgence ? Ne serait-ce pas pour son article 8, qui permet aux préfets ou au ministre de l’intérieur d'interdire, « à titre général ou particulier, les réunions de nature à provoquer ou à entretenir le désordre » ?
Alors que vous justifiez cette prorogation par la nécessité de sécuriser la future campagne électorale, comment pouvez-vous en parallèle autoriser l’interdiction, là encore par l'autorité administrative, des cortèges, défilés et rassemblements de personnes sur la voie publique ? Rappelez-vous l’annonce de l’interdiction de la manifestation contre la loi Travail, suivie d'un recul précipité de MM. Valls et Cazeneuve !
Le fait est, monsieur le ministre, que le maintien de l’état d’urgence sert désormais d'autres fins que la lutte contre le terrorisme. Depuis juillet 2016, ce ne sont pas moins de 26 décisions préfectorales d’interdiction de cortèges, de défilés et de rassemblements qui ont été prises. Que dire, à ce titre, des propos sans équivoque du Président de la République, qui nous sont rapportés dans le livre Un président ne devrait pas dire ça : « Imaginons qu’il n’y ait pas eu les attentats, on n’aurait pas pu interpeller les zadistes pour les empêcher de manifester. Cela a été une facilité apportée par l’état d'urgence, pour d’autres raisons que la lutte contre le terrorisme » ? Se servir de l’état d'urgence afin de museler les voix contestataires : non, vraiment, un président ne devrait pas dire cela, et encore moins le faire.
Cette prorogation permet en outre de banaliser, à l’extérieur comme à l’intérieur de nos hémicycles, un état d’exception profondément attentatoire aux libertés individuelles et donc à l’équilibre de notre démocratie. Ainsi, les arguments qui consistent à avancer la menace et le péril imminents permettent de faire glisser dans notre droit commun des mesures qui relèvent de l’exception : fouille de bagages, recours aux perquisitions de nuit, assignation à résidence par l’autorité administrative, et j'en passe.
Pour répondre à cette profusion de politiques publiques sécuritaires, on mobilise nos forces jusqu’à l'épuisement, et ce sans véritable doctrine d’emploi qui répondrait à une organisation cohérente du pouvoir régalien. Ainsi, des policiers municipaux et des agents de sécurité de la SNCF et de la RATP deviennent des agents de sécurité intérieure surarmés, et les militaires, garants de nos frontières extérieures, sont mobilisés pour patrouiller dans nos rues. Et que dire, enfin, des agents de police nationale, des gendarmes et des personnels de la sécurité civile, sur-mobilisés et au bord de la rupture ?
Tout cela justifiera sans doute le recours croissant et systématique à la privatisation de la sécurité intérieure, ce qui est profondément inquiétant pour l’avenir de notre démocratie, notamment lorsque sont décidés, en parallèle, le fichage de tous les Français et la généralisation des mesures d’exception.
Mes chers collègues, je vous demande de prendre la mesure de la situation. Nous avons une responsabilité historique : l’état d'urgence est une mesure exceptionnelle, et nous devons la juger comme telle. En 1955, 219 députés s'étaient opposés au premier vote sur l’état d’urgence ; ils étaient 148 en 2005. Aujourd’hui, combien sommes-nous lorsqu’il s’agit de proroger pour la cinquième fois ce régime qui constitue un danger pour notre démocratie ? Ils étaient seulement 38 à l’Assemblée nationale, avant-hier soir.
Ce contexte est à tel point sidérant que même le Conseil de l’Europe, par la voix de son commissaire aux droits de l’homme, soulignait, à l’attention de celui qui est désormais notre Premier ministre, que la France fait partie des trois pays sur les quarante-neuf que compte le Conseil de l’Europe qui dérogeaient à la Convention européenne des droits de l’homme. La France, rappelée aux respects des droits de l’homme aux côtés de la Turquie et de l’Ukraine !
Nous réaffirmons ici que nos libertés sont les premières garantes de notre sécurité et qu’il ne s’agit pas de limiter les premières pour bénéficier de la seconde. Au contraire, il faut arrêter de sans cesse opposer libertés et sécurité !
La meilleure réponse à Daech et consorts, c’est la préservation des libertés publiques.
J’en terminerai en vous rappelant qu’il y a plus d’un demi-siècle les démocrates et libérateurs de ce pays s’unissaient afin de mettre en place le programme du Conseil national de la Résistance. Il s’agissait pour eux de rester unis après la Libération afin d’assurer « la liberté d’association, de réunion et de manifestation, l’inviolabilité du domicile et le secret de la correspondance… ».
Nous souhaitons de tout cœur que ce pays retrouve ses esprits, refuse la fuite en avant sécuritaire et construise un projet de société ouverte, juste et démocratique, afin que nous puissions avoir, nous aussi, un espoir de « Jours heureux ».