Madame la présidente, monsieur le ministre, monsieur le président de la commission, au moment où ce texte revient devant la Haute Assemblée, je formulerai quelques observations.
Le texte adopté par notre commission des lois le 5 octobre dernier était équilibré. La commission avait accepté le doublement des délais de prescription de droit commun de l’action publique applicables en matière criminelle et délictuelle et l’allongement du délai de prescription de la peine pour les délits. Nous avions également accepté de donner un fondement légal aux innovations jurisprudentielles, notamment en matière d’abus de biens sociaux. Nous avions enfin supprimé l’imprescriptibilité de l’action publique de certains crimes de guerre.
Sur cette base, en préparation de la séance publique, nous avions participé au rendez-vous évoqué par M. le garde des sceaux, le 11 octobre dernier, et nous étions mis d’accord avec le rapporteur de l’Assemblée nationale : les députés et le Gouvernement devaient accepter l’introduction par notre assemblée de la proposition de François Pillet, c’est-à-dire d’une disposition prévoyant l’allongement de la prescription de l’action publique des délits de presse de trois mois à un an lorsque les faits sont commis sur internet, et exclusivement dans ce cas.
La commission des lois de l’Assemblée nationale a accepté de reprendre le texte que nous avions voté ici même ; c’est en cours de séance publique que, sur proposition de l’un de nos collègues, M. Patrick Bloche, les députés ont finalement supprimé cet ajout.
J’ai proposé, la semaine dernière, de rétablir cette disposition. La commission des lois du Sénat, à la quasi-unanimité – quatre de nos collègues se sont abstenus –, a soutenu ma position. Cette mesure, j’y insiste, est en effet particulièrement attendue par les victimes d’abus de la liberté d’expression commis sur internet.
La source en est le constat dressé dans le rapport d’information relatif à l’équilibre de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse à l’épreuve d’internet, s’agissant de l’insuffisante protection dont bénéficient les victimes de tels abus. Un écrit publié sur internet peut être diffusé et partagé à une échelle qui est sans commune mesure avec celle qui prévaut dans le cas d’un support papier, d’un écrit publié dans un magazine ou dans un livre, ou même d’une parole proférée dans l’espace public. Le trouble à l’ordre public est multiplié d’autant.
Les défenseurs du délai de prescription à trois mois nous expliquent qu’internet facilite l’information des personnes diffamées : il suffit de consulter ces sites tous les jours pour savoir si quelqu’un vous a insulté sur Twitter ou sur Facebook…
Toutefois, un message faux, injurieux, diffamant, attentatoire à votre vie privée, peut être publié sur un blog confidentiel avant que, des mois plus tard, des dizaines voire des centaines de tweets ou de posts Facebook ne pointent un lien vers cet article. L’infraction est alors prescrite !
Un message peut être publié une première fois sur un réseau social par une personne, puis reproduit par une autre à l’influence plus grande, sur le même réseau, des mois plus tard, sans que la jurisprudence puisse considérer ces infractions de manière distincte. Dès lors, une personne pourrait se trouver victime de diffamations, d’injures, de provocations à la haine ou à la discrimination qui, tout en étant réelles et actuelles, seraient en réalité prescrites, les messages litigieux ayant été publiés pour la première fois plus de trois mois auparavant.
Aucun écrit ne disparaît de la sphère de visibilité d’internet, à la différence de ce qui se passe pour les écrits publiés sur support papier, dont l’accessibilité est par définition plus restreinte, l’éventuel trouble à l’ordre public étant donc plus éphémère.
La modification du délai de prescription des abus de la liberté d’expression commis sur internet apparaît donc essentielle, afin de donner aux victimes le temps nécessaire pour constater l’infraction, identifier le responsable des propos et mettre enfin en mouvement l’action publique ou civile. Aujourd’hui, il est indéniable que la courte prescription trimestrielle porte atteinte au droit des victimes à un recours effectif.
Cet allongement de délai nous paraît, au regard de tous les dispositifs de prescription existants, mesuré et équilibré. La loi du 29 juillet 1881 prévoit d’ores et déjà un délai de prescription d’un an pour certaines infractions ; un délai d’un an pour les infractions commises sur internet ne constituerait donc pas une innovation.
Cet allongement de la prescription étant limité et proportionné, la commission des lois de l’Assemblée nationale, en décembre 2016, l’a adopté sans modification, considérant qu’il était justifié par « la nécessité de redéfinir l’équilibre entre la liberté d’expression et la répression des abus de cette liberté à l’âge du numérique ».
La commission des lois de l’Assemblée nationale précise, dans son rapport, que « cette disposition tient compte de la jurisprudence du Conseil constitutionnel » en prévoyant un « aménagement approprié des règles de prescription dans le cas où le message litigieux est mis à la disposition du public sur un support informatique en écartant la solution – excessive – tendant à prendre comme point de départ du délai de prescription la cessation de la communication en ligne au profit de celle – plus raisonnable – visant à appliquer aux infractions commises par ce moyen un délai allongé à une année. »
Par ailleurs, la réforme proposée est conforme à la Constitution. Tout en accordant aux victimes un délai plus long pour agir en justice, un allongement à un an maintiendrait un délai de prescription dérogatoire et inférieur aux délais de droit commun, lesquels sont fixés à six ans. Cet allongement resterait également conforme à la jurisprudence du Conseil constitutionnel, tout en répondant à un débat désormais régulier depuis 2004.
Je rappelle que, en 2004, le Conseil constitutionnel a précisé que « le principe d’égalité ne fait pas obstacle à ce qu’à des situations différentes soient appliquées des règles différentes, dès lors que cette différence de traitement est en rapport direct avec la finalité de la loi qui l’établit » et que les dispositions censurées dépassaient « manifestement ce qui serait nécessaire pour prendre en compte la situation particulière des messages exclusivement disponibles sur un support informatique ».
C’est dans ces conditions que cette proposition de loi revient en deuxième lecture devant le Sénat. La commission des lois, la semaine dernière, a décidé de réintroduire dans le texte une prescription d’une année pour les infractions commises sur internet exclusivement. Il ne s’agit pas d’opposer la presse écrite à la presse internet : notre intention est de protéger les victimes des faits commis via ce moyen moderne de communication.