Merci de m'accueillir devant votre commission. Préfet depuis 23 ans, je me présente devant vous pour présider une autorité indépendante. N'y a-t-il pas là une incongruité ? C'est en tout cas une nouveauté... que j'assume. Je vous le dis en toute franchise : c'est moi qui ai sollicité ma nomination à ces fonctions, aujourd'hui soumise à votre avis.
Quelques points particuliers sur ma carrière. J'ai gardé de mes études à HEC un regard sur les nécessités d'une industrie forte pour notre pays. Mon passage dans une collectivité locale m'a donné à connaître de l'intérieur les communes et regroupements de communes, qui sont aujourd'hui appelés à jouer un rôle plus fort, notamment dans les smart grids, nouveaux territoires d'ajustement entre la production et la consommation.
Dans les trois postes que j'ai occupés outre-mer, j'ai découvert les contraintes des zones non interconnectées, l'intermittence des énergies renouvelables ou encore l'importance de la péréquation tarifaire et de la solidarité nationale.
Mes expériences de préfet en poste territorial m'ont confronté aux enjeux du développement des énergies renouvelables, à l'évolution des outils de production, sous toutes leurs formes, et à la difficulté de créer des infrastructures nouvelles dans ce pays. Comme préfet de bassin, dans le Rhône, j'ai aussi eu à connaître des concessions hydrauliques.
Bref, où que l'on soit en poste, l'énergie est au coeur de la fonction de préfet. Certes, ces sujets ne me sont pas familiers, mais j'ai passé plus de cinq années auprès de Jean-Louis Borloo et j'étais notamment en charge de l'énergie et des négociations sur le climat au moment du troisième paquet. Au coeur de ce monde, j'en ai compris la complexité. Au coeur des négociations européennes, j'en ai saisi l'importance et la difficulté. Au coeur de l'interministériel, j'ai fait face à l'âpreté des débats, que vous connaissez... À la tête d'un grand ministère, j'ai découvert la compétence technique, qui force certes le respect, mais qui a parfois le goût immodéré de la complexité...
Je suis convaincu que mon expérience peut être mise au service des enjeux énergétiques et je suis - encore et toujours - animé du devoir de faire avancer les sujets avec une méthode simple : rassembler et faire émerger des consensus entre des acteurs que tout semble opposer.
Je ne suis pas un technicien, mais l'important n'est pas là. L'important, c'est qu'avec le Parlement, la CRE et son président soient pleinement au coeur des enjeux stratégiques de notre système énergétique avec plusieurs objectifs : assurer la fluidité du marché, la sécurité du consommateur et des approvisionnements, le respect des règles européennes, le développement de notre industrie et le rayonnement de la France. Voilà les défis auxquels j'ai souhaité participer avec tous les acteurs !
Quels sont les enjeux ? Le principal, c'est que nous nous situons dans un monde incertain et en total et rapide changement : puissance de calcul, numérisation, internationalisation, nouvelles technologies, aspirations à une nouvelle gouvernance, changement climatique, nouvelles manières d'être citoyen... Le système énergétique n'échappe pas à la règle. Il faut lui donner les moyens d'être agile, de se réinventer. Ce mouvement de réinvention est en marche depuis plusieurs années, largement sous l'impulsion de l'Europe : aujourd'hui, celle-ci propose un quatrième paquet de mesures.
Les enjeux me semblent être globalement les mêmes pour le gaz et l'électricité. Il existe certes des différences, mais aussi cinq principes fondamentaux. La sécurité des approvisionnements constitue l'objectif premier, avant même la défense du consommateur. Cela signifie un équilibre permanent entre offre et demande. En ce qui concerne l'électricité, l'enjeu pour notre pays, au-delà des énergies renouvelables, du stockage ou de la gestion fine entre l'offre et la demande, c'est aussi l'évolution de notre système nucléaire. Vous me direz que ce n'est pas une compétence directe de la CRE, mais du législateur et du Gouvernement. Néanmoins, en tant que gendarme et gardienne du prix et de la régulation des marchés et parce qu'elle est consultée sur les programmes d'investissement dans les réseaux, elle détient une influence forte, qu'elle doit partager avec tous les décideurs.
Et pour le gaz, la sécurisation des approvisionnements est le sujet premier dans la conjoncture de crise internationale. Cette question a plusieurs aspects : les liaisons européennes, les terminaux gaziers, les relations avec les pays fournisseurs, le stockage, le financement, le processus décisionnel, les perspectives de verdissement...
Pour les deux secteurs, la sécurité des approvisionnements rejoint le sujet des marchés et des interconnexions. L'Europe est une plaque énergétique, les règles y sont claires et elle permet - quoi qu'on en dise - d'améliorer la sécurité des consommateurs en élargissant le champ des possibles : optimisation des contraintes, disponibilité à tout moment de moyens de production diversifiés, échanges en base ou pour la satisfaction de la pointe...
Par sa position géographique et sa fonction exportatrice, la France doit être le moteur de cette construction et l'incertitude internationale renforce la nécessité de cette union. À ce stade, les interconnexions européennes sont bien évidemment indispensables. L'ensemble des marchés - gros, détail, effacement, certificats de capacité... - doit être transparent et la CRE a un rôle à jouer pour assurer le meilleur ajustement possible entre l'offre et la demande.
Le Parlement et le Gouvernement ont déjà fait beaucoup de choses. L'intégration européenne, comme les progrès de la numérisation, permettent de nouvelles avancées ; c'est là une tâche importante de la CRE que d'être à l'écoute des exigences de sécurité et de veiller au bon fonctionnement des marchés.
Enfin, la sécurité des approvisionnements passe par la robustesse des gestionnaires de nos réseaux de transport et de distribution, qui doivent allier performance, professionnalisme, agilité et indépendance. Vous le savez, nous avons plusieurs gestionnaires de réseau. Les enjeux de solidité, d'indépendance, d'innovation et de financement sont majeurs et peuvent, le cas échéant, prendre des formes nouvelles. Votre commission, qui a l'habitude d'auditionner les acteurs de marché, connaît parfaitement ces enjeux. Si le développement de l'investissement constitue une question fondamentale, c'est à la CRE d'assurer, dans un dialogue permanent, le juste équilibre entre des objectifs parfois contradictoires : ne pas entraver le développement industriel, tout en favorisant la concurrence, la baisse des prix et le financement des investissements.
Deuxième objectif : la défense des consommateurs finals, domestiques et industriels. Il s'agit d'abord de sécuriser les approvisionnements, mais d'autres considérations sont importantes : les prix, la liberté de choisir, la participation aux décisions, le rôle éventuel en tant que producteur ou encore la défense de l'environnement. Le prix n'est pas le seul sujet aujourd'hui et les autres considérations peuvent parfois apparaître comme nouvelles. En tout cas, du fait de la digitalisation et de l'absolue victoire de l'information et de la communication, c'est un modèle complètement nouveau qui se détermine aujourd'hui dans un monde de stagnation de la consommation.
Le marché a évolué au cours de ces dix dernières années ; je ne reconnais pas ce que j'avais quitté ! La demande d'électricité n'augmente plus, parfois elle stagne ou décroît, alors que le secteur avait fondé tout son développement et son modèle économique sur l'hypothèse d'une demande en hausse permanente. Les gros producteurs ne sont pas tous en forme olympique... L'ancien système électrique était déterminé par les coûts variables, le nouveau par les coûts fixes. Le prix de l'énergie brute, gaz ou électricité, s'efface devant le coût des transports, du raccordement, des taxes ou de la solidarité.
C'est un sujet difficile, car au-delà des choix du Gouvernement et du Parlement qui fixent des feuilles de route dans le cadre européen, toutes les solutions ont des effets contradictoires sur les prix : la suppression des tarifs réglementés, la concurrence entre les producteurs avec un libre accès aux réseaux et à la fourniture d'énergie, le poids relatif de l'énergie dans la construction des tarifs de transport, la tendance haussière de l'ancienne contribution au service public de l'électricité (CSPE), les coûts des énergies renouvelables et leur financement, les enjeux territoriaux, notamment les zones non interconnectées, les coûts de la solidarité... Tous ces sujets ont des solutions qui s'opposent entre elles !
Il me semble que la capacité d'analyse et le respect de la déontologie doivent forger, en toute indépendance, les qualités du dialogue que mène la CRE avec le Parlement, les industriels et le Gouvernement. Sur la fixation du prix, on a bien vu cela à l'occasion de la dernière « turpitude ».