Cette communication a pour principal objet la surveillance des frontières et le sauvetage des migrants en Méditerranée. Toutefois, j'évoquerai d'abord, comme l'a indiqué le président Bizet, le contexte dans lequel s'inscrit la création de notre groupe de travail, ses objectifs et son calendrier.
La question des migrations, de la liberté de circulation et de l'asile, à l'échelle de l'Union européenne, est souvent marquée du sceau de l'imprécision (l'évaluation des migrations clandestines, par définition), du non-dit (ce que les textes prescrivent et ce que font les États, en réalité), de l'ambiguïté (certaines stratégies ou politiques ont des finalités qui peuvent apparaître contradictoires), voire même parfois de la controverse idéologique sur la légitimité même d'une régulation ou d'un encadrement normatif.
Notre groupe de travail dont les travaux pourront s'échelonner sur la période 2014-2015 s'emploiera à débroussailler les données objectives disponibles et les objectifs « atteignables », à échéance raisonnable, dans un domaine qui fut longtemps, au plan européen, le « troisième pilier », relevant principalement de la souveraineté des États et donc de la « méthode intergouvernementale ».
Une certaine « communautarisation » s'est ébauchée au début des années 2000 avec la création d'agences européennes décentralisées (EUROPOL en 1999 devenu agence communautaire en 2009, FRONTEX en 2004, le collège européen de police - CEPOL - en 2005), mais les orientations fondamentales ont continué à être décidées par les États dans le cadre des Conseils « Justice et affaires intérieures (JAI) » et des Conseils européens même si - depuis le traité de Lisbonne - le rôle de la Commission, en tant que force principale de proposition, et du Parlement européen, en tant que législateur, s'est bien sûr fortement accru.
Notre objectif principal pourrait être d'évaluer la valeur ajoutée que peut ou pourrait apporter l'Union européenne sur des sujets devenus très sensibles dans les opinions publiques, en particulier dans l'espace Schengen.
Les questions des migrations légales ou illégales, de l'exercice du droit d'asile ou du contrôle des frontières extérieures de l'Union sont loin d'avoir été négligées par l'Union européenne au cours des vingt dernières années.
C'est sur une proposition de la Commission que le Conseil a créé, en 2005, un consensus autour d'une « approche globale des migrations et de la mobilité (AGMM) » qui a donné naissance, en 2008, à l'initiative de la France, à un « pacte européen sur l'immigration et sur l'asile ».
Deux paquets législatifs en cours de finalisation s'efforcent d'établir un certain nombre de règles communes : l'un concerne l'asile (adopté par le Parlement européen en juin 2013), l'autre concerne les visas.
Pour l'heure, il existe toujours 28 procédures différentes pour l'instruction des visas dans l'Union européenne, 28 procédures d'instruction des demandes d'asile, et autant de politiques (ou plutôt de dispositifs opérationnels) de contrôle des frontières extérieures de l'Union que d'États membres concernés. Chaque État membre délivre une autorisation de séjour ou accorde une protection internationale sur son territoire. Il n'existe pas encore (si l'on excepte le visa dit « Schengen » de court séjour de moins de 3 mois pour des motifs touristiques, d'affaires ou de famille) d'autorisation de séjour « Schengen » ou d'asile « Schengen ». Les pays de l'Union européenne jouissent toujours de la souveraineté étatique et de son corollaire, le droit de décider qui peut pénétrer sur son territoire.
Cela étant dit, la liberté de circulation au sein de l'espace « Schengen » fait que les décisions prises par les États membres « impactent » nécessairement l'ensemble des autres États membres. Le ressortissant d'un État tiers qui bénéficie d'une décision d'accueil dans un État de l'Union ne rencontre aucune difficulté pratique pour se rendre dans un autre État de l'Union. Dans ces conditions, proposent certains, pourquoi ne pas « communautariser » ces décisions encore régaliennes en étendant leurs effets à l'ensemble du territoire de l'Union européenne ?
On est encore loin de cette « intégration ». La politique de « chacun chez soi » pour ne pas dire du « chacun pour soi » continue très largement de prévaloir et ce, sans doute, tant que l'action de l'Union n'aura pas fait la preuve de l'utilité de la « mutualisation ».
Car la force et les moyens de l'Union européenne sont ceux que les États membres lui consentent. Un chiffre est très révélateur. Il concerne le budget européen consacré aux opérations de surveillance des frontières extérieures. Les moyens dont dispose l'agence européenne - FRONTEX - à cet effet représentent, en 2014, 0,14 % du budget américain dédié à la surveillance des frontières terrestres et maritimes !
Dans une récente interview accordée à cinq quotidiens européens, la nouvelle Haute Représentante de l'Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Mme Federica Mogherini, a évoqué la question de l'afflux des migrants et de l'instabilité que ce phénomène pourrait générer en Europe : « La politique de migration relève de la politique intérieure [des États], mais il faut s'intéresser aux racines du phénomène et développer une politique de relations extérieures pour traiter avec les pays de transit ou faire en sorte, par une politique de développement, que les gens soient moins tentés par l'exil. »
À une autre question relative au fait que les récents débats sur l'immigration avaient montré le peu d'intérêt de certains pays de l'Union européenne pour une action commune, Mme Federica Mogherini a ainsi répondu : « Le projet européen repose sur le partage de valeurs et d'intérêts communs. Partager les valeurs européennes est simple, les intérêts un peu moins... Or, ils existent et la gestion des flux migratoires en fait partie. Les citoyens européens savent bien que plus aucun pays ne peut gérer seul les défis immenses qui sont à nos portes. »
Ces déclarations résument assez bien la position actuelle de l'Union européenne sur la question des défis migratoires.
On rappellera encore que lors du Conseil Justice/Affaires intérieures des 9 et 10 octobre derniers, les ministres, sur le dossier de la pression migratoire, sont parvenus à un consensus sur des conclusions comprenant trois axes majeurs : le renforcement de la coopération avec les pays tiers (pays de départ et pays de transit) ; la défense des frontières extérieures de l'Union européenne ; la responsabilité de chaque État membre dans l'identification des migrants.
Outre moi-même, notre groupe de travail se composerait de MM. Philippe Bonnecarrère, Jean-Yves Leconte et Michel Billout.
Il pourrait se pencher sur les questions relatives :
- aux voies légales des migrations dans l'Union européenne ; on sait que ce volet est en cours de réexamen. Ces voies légales pourraient être facilitées et encouragées. On envisage aussi la création d'une « carte bleue » européenne qui s'apparenterait à la « carte verte américaine » ;
- à l'exercice du droit d'asile dans l'Union européenne ;
- à la situation des personnes les plus fragiles pour lesquelles un effort particulier doit être consenti (il s'agit notamment des mineurs isolés sur le territoire de l'Union) ;
- enfin à l'espace Schengen et à la libre circulation dans cet espace sujet qui, lui aussi, mérite examen et fera l'objet de propositions.
Je souhaite pour ma part me concentrer sur cette question de l'espace Schengen et des conditions d'accès à cet espace, sujet qui, lui aussi, est en pleine actualité.
J'en viens au sujet principal de cette communication qui a trait à l'opération TRITON et plus généralement à la protection des migrants en Méditerranée. On se rappelle que c'est à la suite du dramatique naufrage du 3 octobre 2013 à Lampedusa qui a coûté la vie à 366 migrants que l'Italie, une des portes d'entrée principale de l'immigration clandestine sur le continent européen, a décidé une vaste opération militaire et humanitaire conduite par la « Marina militare » à partir du 15 octobre 2013.
Des moyens militaires importants ont été déployés. Au total 32 navires ont participé, à tour de rôle, à « Mare nostrum » avec le soutien de deux sous-marins ainsi que des avions et des hélicoptères. En moyenne, 900 soldats italiens ont été quotidiennement mobilisés. D'après la marine italienne, cette opération a permis d'interpeller 351 passeurs et d'identifier 400 autres personnes (soit en tout plus de 750 trafiquants), de secourir plus de 150 000 personnes soit une moyenne de près de 400 par jour.
Un quart des migrants concernés venait de Syrie et un autre quart d'Érythrée. Les autres réfugiés étaient Maliens, Nigérians, Gambiens, Palestiniens, Somaliens... L'opération « Mare nostrum » n'a pas totalement empêché que se produisent de nouveaux drames : quelque 3 300 migrants auraient ainsi trouvé la mort en Méditerranée sur la période octobre 2013-octobre 2014. Comme on le sait, l'opération a été relativement coûteuse pour l'Italie : plus de 9 millions d'euros par mois pris en charge par le budget de la défense, soit quelque 114 millions d'euros au total selon les autorités italiennes.
Après bien des hésitations et, parfois, des déclarations contradictoires, le gouvernement italien, conformément à ce qu'il avait annoncé, a mis fin à l'opération « Mare nostrum » le 1er novembre dernier même si, comme l'a assuré le ministre italien de l'intérieur, l'Italie devrait continuer à procéder à des recherches et à des opérations de sauvetage en mer.
Auditionné par la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures (LIBE) du Parlement européen, le directeur général de l'agence FRONTEX, M. Gil Arias-Fernández a présenté le 4 septembre dernier la nouvelle opération TRITON destinée à aider l'Italie à faire face à l'afflux de migrants. Cette opération qui a été annoncée dès le 27 août 2014 n'a pas vocation à remplacer « Mare nostrum » (contrairement à certaines déclarations du ministre italien de l'intérieur qui a évoqué un « passage de relais »). Ni la mission ni les ressources de FRONTEX ne permettent d'ailleurs un tel remplacement. L'opération TRITON couvrira les zones d'opérations des deux précédentes opérations de recherche et de sauvetage déjà conduites par l'Agence européenne c'est-à-dire l'opération « Hermès », au sud de la Sicile et près des îles de Lampedusa et Pantelleria, et l'opération « Aeneas », sur les côtes de la Calabre et de l'Apulie. Ces deux opérations, auxquelles 22 États membres ont participé, étaient arrivées à terme à la fin du mois de septembre même si l'opération Hermès, quant à elle, a été prolongée jusqu'à la fin du mois de novembre en raison de la pression migratoire accrue.
« Mare nostrum » a opéré dans les eaux internationales jusqu'aux côtes libyennes avec un déploiement naval à grande échelle. La nouvelle opération TRITON, placée sous commandement italien, déploierait 7 navires, 4 avions et 1 hélicoptère. Elle sera plus proche des frontières européennes et devrait coûter environ 2,9 millions d'euros par mois. Huit pays de l'Union européenne (France, Espagne, Finlande, Portugal, Irlande, Pays-Bas, Lituanie et Malte) ont proposé jusqu'à présent de mettre des moyens à la disposition de l'opération. D'autres pays de l'espace Schengen devraient envoyer 65 enquêteurs pour aider l'Italie à identifier et enregistrer les migrants à leur arrivée, en particulier par la prise des empreintes.
Pour M. Gil Arias-Fernández la différence fondamentale entre TRITON et « Mare nostrum » réside dans le fait que cette dernière était une opération de recherche et de sauvetage tandis que la première a vocation à se focaliser sur le contrôle des frontières mêmes si cela n'exclut nullement des opérations de sauvetage puisque « sauver des vies reste une priorité absolue ». Toutefois, a-t-il précisé, les navires de patrouille ne seront pas à même de prendre à bord des centaines de migrants.
M. Gil Arias-Fernández a déclaré que le nombre de départs, notamment en provenance d'une Libye qui ne contrôle plus du tout ses frontières, avait drastiquement augmenté depuis le lancement de l'opération « Mare nostrum » qui a été, selon lui, un « facteur d'incitation pour les passeurs ». Ces derniers, a-t-il estimé, ont abusé de la proximité de la Libye avec le champ d'opérations de « Mare nostrum », par exemple en mettant moins d'essence et moins d'eau à disposition des migrants dans l'espoir qu'ils seront secourus de toute façon, ce qui a, au demeurant, augmenté les risques.
Le nombre de détections de franchissements illégaux aurait été 2,5 fois plus élevé à la fin de juillet 2014 que sur toute l'année 2013. Dans les sept premiers mois de 2014, plus de 121 000 personnes ont été en effet détectées contre 107 000 pour 2013. Si la tendance se poursuit, le nombre de détections pourrait être en 2014 plus élevé qu'en 2011, année « record » durant laquelle 115 000 migrants ont tenté de franchir les frontières de l'Union européenne.
Le directeur général de FRONTEX a insisté sur le fait que le budget de l'agence, qui a atteint, en 2014, 89,2 millions d'euros, sera ainsi complètement épuisé. Il a rappelé que FRONTEX n'avait ni équipement ni gardes-frontières. Il coordonne simplement les ressources mises à disposition par les États membres.
Pour conclure ce bref aperçu, on soulignera que l'arrêt de l'opération « Mare nostrum » n'a pas été sans susciter l'inquiétude de plusieurs ONG. Pour Amnesty international, par exemple : « L'opération TRITON n'a pas pour vocation de répondre aux besoins de milliers de migrants et de réfugiés et en particulier de ceux qui fuient la guerre et les persécutions au Moyen-Orient et en Afrique. Penser que cette opération de FRONTEX pourrait remplacer « Mare nostrum » risque d'avoir des conséquences catastrophiques en Méditerranée ».
Relevons, enfin, que le gouvernement britannique a fait savoir qu'il ne participerait pas à l'opération TRITON. Pour la Secrétaire d'État aux affaires étrangères britannique, ce type d'opérations « est un facteur d'attraction involontaire, encourageant plus de migrants à tenter la dangereuse traversée de la mer et conduisant donc à plus de morts tragiques et inutiles. La position britannique est de se concentrer sur les pays d'origine et de transit et de lutter contre les passeurs ».