Je remercie le président et mes collègues qui ont accepté le principe d'un tel rapport et qui m'en ont confié la responsabilité.
Ce rapport n'est pas technique. Il est politique. Il est le fruit de convictions. Il propose une orientation. Je comprendrai très bien qu'il ne fasse pas l'unanimité ou même qu'il ne recueille pas l'assentiment d'une majorité d'entre vous, mais je suis heureux qu'un débat puisse avoir lieu sur ce thème.
La construction de l'Europe est en crise. Elle a jadis rassemblé un très large consensus. Elle est aujourd'hui confrontée au populisme, au nationalisme, au séparatisme, mais aussi, depuis assez longtemps, au scepticisme, à l'indifférence, à la peur de la part des hommes politiques à s'affirmer fermement Européens.
L'objet de ce rapport est de s'interroger sur cette évolution, de réfléchir aux moyens de relancer cette construction qui m'apparaît vitale pour l'avenir de chacun de nos pays, de nos peuples, du type de société que nous avons construit.
L'Europe, à travers de nombreuses crises, a affronté trois grands défis : le défi de la paix, le défi de la réunification, et aujourd'hui le défi de la mondialisation. Le premier a été parfaitement relevé. Le second aussi, même si la réunification a rendu la gestion de l'Europe plus difficile. Le troisième défi est devant nous.
En 1945, l'Europe représentait 30 % de la population mondiale ; en 2020, elle en représentera 7 %. Aujourd'hui, nous comptons 4/5 pays dans les huit premières puissances mondiales. En 2050, il n'y en aura plus qu'un : l'Allemagne. Ce défi est évidemment exacerbé par la crise financière née aux États-Unis en 2008 et qui s'est répandue à la surface de la planète sous la forme d'une crise non seulement financière, mais aussi économique, sociale, morale. L'Europe a davantage souffert que les autres parce que cette crise est survenue alors que sa construction n'était pas achevée. Notamment, on n'a pas construit le pilier économique de l'euro à côté du pilier monétaire ; on n'a pas instauré un mode de gouvernance efficace, l'Europe politique reste à construire ; on est passé de 6 à 28 États membres sans changer sensiblement de mode de gouvernance qui reste largement intergouvernemental. Dans le même temps, l'horizon conceptuel des hommes politiques, des chefs d'État, s'est raccourci. On a l'impression que l'horizon, c'est la prochaine élection. C'est ce que j'appelle la gouvernance par le « carré tragique » : les sondages, le marketing, la tactique électorale, la communication.
En outre, la plupart des chefs d'État n'ont pas tiré les leçons de la fin des trente glorieuses. Ils n'ont pas eu le courage de présenter la vérité à leurs peuples. On ne peut pas gérer de la même façon avec une croissance à 1 % et avec une croissance à 6 %. Ils ont camouflé cette réalité en endettant leurs pays, ce qui réduit sensiblement les marges de manoeuvre lorsqu'une crise nécessiterait une politique de relance. D'autre part, les exécutifs se sont renforcés. Ceux à qui on en a confié l'exercice y ont pris goût et ont du mal à déléguer une part de la souveraineté qu'ils exercent, d'où la permanence du mode de gestion intergouvernemental qui vient encore, par exemple, d'être illustré dans le domaine de la supervision bancaire et que vient de dénoncer le Parlement européen.
Par ailleurs, des pratiques se sont installées qui ne vont pas dans le sens d'une présentation positive de l'Europe :
- la tendance à prendre pour soi ce qui est positif et à rejeter sur l'Europe ce qui est impopulaire ;
- l'inflation normative de l'Europe, qui est mal présentée, parfois superflue, jamais bien expliquée, souvent faite à contretemps.
Mais, de façon plus fondamentale, la difficulté naît de la permanence de la juxtaposition de deux conceptions de l'Europe qui ont du mal à cohabiter, entre lesquelles il n'a jamais été tranché, ou dont on n'a pas clairement organisé la cohabitation, à savoir :
- d'une part, l'« Europe-puissance », qui est une Europe politique, intégrée et à vocation fédérale ;
- d'autre part, l'« Europe-espace », organisée autour du marché unique, et qui est intergouvernementale, sans transfert de souveraineté.
L'élargissement de 6 à 28 États membres, politiquement nécessaire, indispensable même, a néanmoins accru sensiblement la désarticulation structurelle de l'Europe avec :
- des différences de performances économiques Nord-Sud ;
- des flux migratoires de travailleurs Est-Ouest ;
- une divergence des compétitivités ;
- un déséquilibre économique du couple franco-allemand.
Tout cela constitue un manque flagrant d'homogénéité, rendant toute gestion de l'Europe plus difficile.
La gestion de la libération mondiale des échanges qui se développe depuis plusieurs décennies semble conduite par l'Europe avec une certaine naïveté par rapport à nos grands partenaires. Nous sommes peut-être trop les bons élèves du libéralisme mondial sur le plan commercial.
Face à la mondialisation, face à des pays émergents en passe de devenir « submergents », de fortes interrogations se posent auxquelles nous devons répondre. Certes, tout n'est pas négatif dans cette construction européenne. Face à la crise, beaucoup de bonnes réactions ont été enregistrées qui ont permis de sauver l'essentiel, en particulier la zone euro. Au premier rang d'entre elles, la gestion de la crise par la Banque centrale européenne - ce n'est certainement pas un hasard si c'est l'organe le plus fédéral qui a été le plus performant dans la crise -, mais aussi la réglementation financière - 28 directives de Michel Barnier - même si tout n'est pas terminé. Il faut encore régler le problème du Shadow-Banking, parachever le contrôle budgétaire et la supervision bancaire.
Quoi qu'il en soit, la question fondamentale de notre avenir reste posée. Il s'agit de savoir si nous avons encore l'intention d'être l'un des principaux acteurs de la scène internationale et de participer à l'élaboration du destin de la planète ou si, indifférents, fatigués, craintifs ou impuissants, nous nous replions sur chacune de nos nations, voire de nos régions, laissant libre court à la démagogie populiste, abandonnant à d'autres le soin de gérer les affaires du monde, mettant en péril notre modèle sociétal et en prenant le risque de réveiller les affreux démons qui nous ont déjà conduits à deux guerres mondiales.
Alors, que peut-on faire ? Que peut-on proposer ?
Si l'on pense que notre destin est conditionné par la réussite de la construction européenne, il me semble que cet effort peut être résumé par le passage de l'Europe économique à l'Europe politique. Il est vrai que l'on ne connaît pas de puissance économique de niveau mondial qui ne soit pas conduite par un pouvoir politique et que c'est tout de même à travers la concertation entre hommes politiques que s'organise la gestion de la planète. Dans cette direction, je présente en définitive 28 propositions à votre jugement.
D'abord, il est nécessaire de renforcer les acquis de l'Union européenne. Cela implique non seulement de poursuivre les actions en cours, mais aussi d'aller vers plus d'harmonisation fiscale et sociale.
Il faut réformer en profondeur la communication européenne. Nous avons été frappés par des annonces malencontreuses sur la suppression éventuelle de l'aide alimentaire, sur la mise en cause du programme Erasmus, puis sur le système bancaire à travers l'affaire chypriote. Trop souvent, la Commission fait prévaloir une approche bureaucratique, comme l'a mis en évidence par exemple le projet d'interdire les bouteilles d'huile déjà ouvertes sur les tables des restaurants. L'annonce de la négociation d'un accord de libre-échange avec les États-Unis dans un contexte où l'opinion publique est plutôt en attente de protection est aussi apparue comme une maladresse.
Plus profondément, il faut refonder la gouvernance européenne. Je propose de promouvoir une Europe des cercles concentriques ou à plusieurs étages. Les rythmes seront différenciés mais avec l'objectif d'une cohérence globale. Il faut distinguer les États membres qui veulent une véritable intégration et ceux qui considèrent l'Union européenne comme une zone de libre-échange. Nous devons organiser l'Union pour permettre à ceux qui veulent avancer de le faire. Cela implique un dialogue ferme avec ceux qui veulent une « Europe-espace », ne serait-ce que pour empêcher une régression de la construction européenne.
Le premier cercle serait constitué par le couple franco-allemand. Ce couple doit être équilibré, ce qui rend indispensable le rattrapage économique de la France. Il peut aussi admettre des États membres qui partagent la même volonté de construire l'Union européenne. Je pense par exemple à l'Italie et à la Pologne. Il faudra par ailleurs développer des coopérations renforcées au sein de la zone euro qui constituera un deuxième cercle, et organiser de nouvelles relations avec le troisième cercle, celui des États qui veulent s'en tenir à l'« Europe espace ».
Je propose aussi de renforcer la capacité économique de l'Europe. Pour cela, il faut augmenter le budget européen. Je rappelle que ce budget ne représente que 1 % du PIB européen alors que le budget fédéral américain atteint 23 % du PIB. Il est impératif de définir de nouvelles ressources propres pour alimenter le budget européen. Les États membres ont transposé au niveau européen le raisonnement restrictif qu'ils appliquent aux budgets nationaux. C'est une erreur car c'est au niveau européen qu'il est possible de mener des politiques de relance. Je crois aussi qu'il devrait être envisagé de créer des « euro-bonds » dès lors que les dettes nationales seront contrôlées et les compétitivités remises en convergence. Enfin, l'Europe doit mener une politique des taux de change qui doit devenir un instrument de politique économique.
La réforme des institutions me paraît constituer un autre chantier. Jean Monnet disait que « rien n'est possible sans les hommes, rien n'est durable sans les institutions ». L'Union européenne doit avoir une voix, un visage, et un patron. Je propose de faire élire un président de l'Union européenne par tous les parlementaires nationaux et européens, ce qui représenterait un collège de quelque 10 000 grands électeurs. Doté d'une véritable légitimité, ce président ne pourrait plus être un simple « honnête secrétaire général ».
Le président de la Commission devrait, à mon sens, être élu par le Parlement européen. Je fais par ailleurs des propositions pour renforcer l'organisation de la zone euro. Enfin, il serait nécessaire d'encourager une meilleure identification de l'Europe par les citoyens en adoptant une série de mesures qui renforcent la visibilité européenne.
Pour conclure, j'estime que l'Europe, qui est notre avenir, est aujourd'hui sur la mauvaise pente. Le travail de sape des nationalistes, la pusillanimité des pro-Européens conduisent l'Europe à sa perte. Plutôt que la prudence, le compromis ou les petits pas, je propose le sursaut, le courage, la détermination. John Maynard Keynes disait « La difficulté n'est pas de comprendre les idées nouvelles mais d'échapper aux idées anciennes ».