Intervention de György Károlyi

Commission des affaires européennes — Réunion du 15 octobre 2015 à 8h30
Justice et affaires intérieures — Audition de M. György Károlyi ambassadeur de hongrie en france

György Károlyi, ambassadeur de Hongrie :

J'ai l'habitude de parler sans notes, mais en votre honneur, et pour mettre en ordre mes idées, j'ai préparé un texte liminaire. C'est un grand honneur pour moi d'être ici pour parler de la Hongrie, mon pays d'origine, devant la commission des Affaires européennes du Sénat de la République française, mon pays d'adoption. Je voudrais d'abord vous donner quelques indications sur l'esprit dans lequel le gouvernement hongrois mène sa politique, en particulier sur son attachement à l'Union européenne. Je pourrais même dire que tout ce que nous faisons et disons en ce moment en matière de politique migratoire n'est pas propre à la Hongrie, mais se fait au nom de l'Europe et dans son intérêt bien compris - du moins tel que nous le voyons.

La frontière de la Hongrie avec la Serbie est triple : frontière d'État, frontière de l'Union européenne, frontière de Schengen. Cette triple qualité nous impose une triple responsabilité. En tant que frontière extérieure de la zone Schengen, nous sommes tenus, aux termes de la Convention, de la contrôler et de la sécuriser. C'est le corollaire évident de l'ouverture totale des frontières intérieures. La Convention précise d'ailleurs que les contrôles provisoires aux frontières intérieures ne sont autorisés qu'en cas de défaillance grave aux frontières extérieures. C'est pour mettre fin à cette défaillance grave et éviter autant que possible le rétablissement des contrôles intérieurs que nous avons la responsabilité d'assurer, pour compte commun, le contrôle effectif de la frontière extérieure. Notre appartenance à l'espace Schengen fait aussi de nous une partie prenante aux règlements de Dublin. En tant que frontière de l'Union européenne, nous sommes tenus d'enregistrer toute personne se présentant à nos frontières selon les procédures communautaires en vigueur. Nous l'avons fait aussi scrupuleusement que possible. En tant que frontière d'État, nous avons la responsabilité souveraine de connaître l'identité des personnes qui sont présentes, à un titre ou à un autre, sur notre territoire. Qu'il appartienne ou non à l'Union européenne, un État qui est incapable de contrôler sa frontière et qui ne sait pas qui se promène chez lui n'est pas un État.

Cette triple responsabilité a été mise à rude épreuve par le flux migratoire auquel nous assistons. Le contrat de confiance tacite qui sous-tend les accords de Schengen et de Dublin a volé en éclats. Ceux-ci reposaient en effet sur un contrat de confiance entre les États qui supprimaient tout obstacle physique le long de leurs frontières et les entrants, dont on supposait de bonne foi qu'ils emprunteraient les points de passage officiels, appelés postes-frontière, pour pénétrer dans le pays. Or ce contrat de confiance a été rompu par le passage massif et désordonné de milliers de migrants par la « frontière verte ». Aucun pays ne peut assister sans réagir au franchissement illégal de sa frontière par des milliers d'individus dépourvus des papiers nécessaires, sinon de tout papier. Pendant les six premiers mois de l'année, nos forces de police ont dû battre la campagne pour appréhender les migrants et les diriger vers les centres d'enregistrement prévus par les règlements communautaires. Nous en avons enregistrés près de 200 000, soit pratiquement 100 % des entrants par la frontière serbe.

Voyant que le flux ne tarissait pas et constatant l'absence de réaction et de mesure efficace à l'échelle européenne pour sécuriser notre frontière extérieure, nous avons été contraints de passer à la vitesse supérieure en procédant à une sécurisation physique, par la pose d'une barrière de barbelés, assortie de mesures d'accompagnement législatives, pour empêcher l'entrée sur le territoire de l'Union hors des points de passage officiels. Contrairement à ce que la presse a communiqué, la frontière hongroise n'a jamais été fermée : ni Rideau de fer, ni mur de Berlin, les postes-frontières ont toujours été ouverts et le restent. Tous ceux qui souhaitent pénétrer dans le pays, y compris les migrants, sont invités à s'y présenter. Si les migrants préfèrent tenter la clandestinité, nous n'y pouvons rien.

Nous sommes dans l'inconfortable situation d'avoir cette frontière extérieure, contrairement aux pays enclavés dans l'espace Schengen. Mais nous souhaitons affirmer très clairement que ce que nous faisons, nous ne le faisons pas en tant que Hongrie, mais en tant qu'État membre de l'Union européenne. Si nous ne le faisions pas, on nous en ferait le reproche légitime. Nous voulons rester dans l'espace Schengen et n'avons aucune intention d'en sortir, car nous considérons ses acquis comme un des grands progrès de l'intégration européenne. C'est pourquoi nous trouvons singulier qu'un pays membre de l'Union puisse être critiqué, et avec une telle violence, pour respecter à la lettre - qui plus est, pour compte commun - les prescriptions des conventions européennes qui l'engagent. En outre, si nous ne le faisions pas, le problème se reporterait en 48 heures à la frontière autrichienne. Je pense que nos amis autrichiens et tous ceux des pays situés plus en aval, comme l'Allemagne ou la Suède, sont bien contents de s'en trouver à l'abri grâce à nous.

L'Europe, le monde, font face depuis quelques années à un flux migratoire sans précédent. Nul n'est en mesure d'évaluer le nombre des migrants potentiels, d'identifier leurs pays d'origine présents ou futurs, ni de déterminer leur identité ou leur qualité : réfugiés persécutés relevant de la Convention de Genève ou migrants économiques. Toutes les prévisions faites sur ces différents points sont révisées à la hausse dès le lendemain.

La Hongrie est, avec l'Italie, l'un des deux pays d'entrée. Pour l'Italie, c'est par la mer ; pour la Hongrie, par la terre ferme. Ces deux circuits se complètent selon ce que les passeurs jugent le plus approprié. Toutefois, la destination souhaitée par les migrants n'est ni la Hongrie, ni l'Italie, mais les pays du nord de l'Europe : l'Allemagne, la Suède, le Royaume-Uni. Le problème est bien évidemment européen. Or la position des différents pays de l'Union, aux vécus et à l'histoire si différents, ne peut pas être unique. Quelle unité de vue peut s'établir entre un pays comme la France qui, pour des raisons historiques liées à son passé colonial, a une forte et grande tradition d'accueil et la Hongrie qui n'a jamais colonisé personne mais, au contraire, n'a cessé d'être dominée par d'autres ? Entre l'Allemagne, où règne le plein-emploi, et l'Espagne, où le taux de chômage avoisine les 20 % ? Les pays de l'Union savent se rassembler unanimement sur de très nombreux points. La Hongrie a toujours été loyale. Face au phénomène migratoire, l'Europe doit avoir le courage de reconnaître sa diversité et d'en tenir compte ouvertement. Dénoncer l'Europe « à la carte », c'est imposer à tous le point de vue de certains, une attitude coercitive dans laquelle nous ne reconnaissons pas notre idée de l'Europe. Nous ne portons pas de jugement sur l'approche des pays plus favorables que nous à une acceptation bienveillante du phénomène migratoire. Nous disons simplement que cette approche ne correspond pas à la position de notre gouvernement, ni à celle du peuple hongrois, consulté sur ce point. Nous ne voyons pas au nom de quelle valeur européenne on pourrait nous reprocher de l'affirmer.

À l'échelle européenne, nous tirons la sonnette d'alarme : faites attention au risque de déstabilisation de nos sociétés. Cela n'a rien à voir avec l'opposition entre chrétiens et musulmans, ni avec une quelconque xénophobie, qualificatif dont la presse nous affuble avec une délectation que nous n'apprécions que modérément. Ce sont les chiffres auxquels nous avons affaire qui font voler en éclats tous les bons sentiments. Il arrive un moment où nos sociétés ne peuvent pas supporter un apport aussi massif et soudain de populations exogènes. Nous le disons depuis des mois. On nous a cloués au pilori, or il y a quelques jours, le vice-chancelier d'Allemagne, M. Sigmar Gabriel, président du Parti socialiste allemand, peu suspect de xénophobie, a fait une déclaration exactement dans les mêmes termes, dénonçant « un risque de déstabilisation de la société allemande ». Certaines évidences commencent à être reconnues, ce dont nous nous réjouissons.

Nous sommes sans doute plus petits et moins riches que beaucoup d'autres pays d'Europe, mais nous pouvons néanmoins avoir des idées de solutions à une situation qui a pris le monde entier à contrepied. Ces propositions ont été présentées par notre premier ministre, M. Orban, au dernier Conseil européen, puis à l'Assemblée générale des Nations unies. Elles tiennent en six points : l'aide de l'Union à la protection des frontières de la Grèce - la proposition de volontaires à la frontière extérieure de la Grèce a été rejetée par le Conseil au motif que ce serait une atteinte à la souveraineté ; le tri entre les migrants économiques et les réfugiés hors de l'espace Schengen, dans des hotspots - certains sont déjà mis en place au Pirée et à Lampedusa ; une définition précise des pays sûrs, incluant la Grèce et de la Turquie ainsi que des candidats à l'Union dont la Serbie et la Macédoine ; l'augmentation par chaque État membre de 1 % de sa contribution pour financer un fonds destiné à gérer le phénomène migratoire et sécuriser les frontières de l'Union ; la conclusion de partenariats avec les pays incontournables comme la Turquie, qui accueille la masse la plus importante de réfugiés, et la Russie, après son intervention militaire dans la région ; la discussion de la question au niveau mondial et pas uniquement européen. Les migrants viennent de Syrie, d'Irak, d'Afghanistan, du Pakistan, d'Afrique - il y a des gisements en Somalie, au Kenya. Il n'y a aucune raison pour que l'Europe soit la seule à prendre en charge ces flux migratoires, l'ONU doit participer.

La Hongrie a la conviction de mener une politique de bon sens, responsable, qui ne lui vaut pas que des avantages mais doit être menée dans l'intérêt de l'Europe. Si nous ne nous gênons pas pour dire ce que nous pensons, ce n'est pas dans un esprit de bravade ou de distanciation présomptueuse, mais pour déposer dans la corbeille du débat européen un certain nombre de considérations, dont l'avenir nous dira si elles étaient justifiées ou non. Cela nous semble être le b.a.-ba du débat démocratique. Nous avons la ferme conviction de jouer aujourd'hui, au sein de l'Europe, le rôle que l'histoire et la géographie nous ont donné en partage. Je vous remercie et suis prêt à aborder bien d'autres points.

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