Intervention de Esther Benbassa

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 21 février 2017 à 9h30

Photo de Esther BenbassaEsther Benbassa, rapporteur :

Je voudrais d'abord dire quelques mots sur cette question de déradicalisation. La déradicalisation, en soi, n'existe pas : personne ne peut croire aujourd'hui qu'un être humain peut « désidéologiser » un autre être humain en quelques mois. C'est une illusion, qu'on a entretenue parce qu'il fallait rassurer la population après les attentats.

Le travail de désembrigadement ou de désendoctinement se fait autant en amont qu'en aval, c'est un travail qui exige beaucoup de temps. Ceux qui nous gouvernent n'étaient pas préparés aux évènements terroristes récents ; or, en politique, le temps long n'existe pas, et on a donc fait de l'affichage. D'où une sorte de bricolage, en pensant pouvoir laver le cerveau des gens en passant par des formations, en recourant aux associations. Le manque de prestataires compétents en la matière est une question majeure. Certaines personnes ont pu être dirigées vers des personnes ou des associations non compétentes, qui ont voulu profiter d'une manne financière. Beaucoup d'associations ont fait ce qu'elles ont pu, mais elles n'ont pas mené un travail qui pouvait tenir sur la durée ; le contenu et le suivi du programme proposé n'étaient pas définis clairement ; les choses sont allées un peu dans tous les sens.

On a oublié la portée religieuse du phénomène. On ne peut pas dire à un islamiste rigoriste : « ton islam n'est pas le bon, je t'en propose un autre », cela n'a jamais marché. On a misé sur les contre-discours, qui ont échoué également.

Il faut se poser la question : qu'y a-t-il eu face à la force de l'engagement de Daech ? Avec ses outils de propagande, Daech a proposé une idéologie forte et structurée, qui a pu séduire de nombreux jeunes fragilisés. Si l'islam ne s'était pas radicalisé et politisé, y aurait-il eu Daech ? La question se pose dans les deux sens. Il ne faut pas oublier cet aspect des choses. C'est pourquoi les associations ne pouvaient pas travailler sur le long terme. Elles ont donc travaillé avec les moyens qu'elles avaient.

Parmi elles, l'association « Accord 68 », à Mulhouse, association d'aide aux victimes, s'est réorientée, avec un petit budget, sur un travail individualisé et intéressant avec des jeunes radicalisés placés sous main de justice alors que la plupart des associations n'ont travaillé qu'avec des personnes qui n'étaient pas passées à l'acte.

De ce que nous avons lu sur les expériences à l'étranger, les approches qui fonctionnent sont celles fondées sur des expériences individualisées, qui permettent de revenir sur une voie non pas de « désislamisation », mais de pratique de l'islam sans tomber dans le djihadisme. Cette orientation de socialisation et de réinsertion n'a pas été celle choisie par le Gouvernement, encore une fois car tout cela prend du temps, et qu'il fallait afficher rapidement des moyens de lutter contre la radicalisation.

On a donc vu des responsables d'associations incapables d'expliquer ce qu'ils faisaient vraiment. Il y a eu beaucoup de coup par coup et de bricolage en la matière.

Il y a également eu des problèmes avec les appels d'offres. Les associations qui avaient de l'argent ont pu présenter de bons dossiers et remporter les marchés, alors que celles qui avaient vraiment travaillé sur la question et avaient admis les limites de leurs capacités administratives pour monter, en respectant les procédures, des réponses aux appels d'offres n'ont pas été retenues. Certaines des associations qui ont remporté ces marchés ont sous-traité le travail à de petites associations, tout en gardant l'essentiel de l'argent. On peut véritablement parler de « business de la déradicalisation ».

Il ne faut cependant pas porter le même jugement sur toutes les associations concernées. Il faut envisager la question de la lutte contre l'idéologie terroriste avec humilité. On ne peut pas réussir facilement et rapidement en isolant simplement les personnes de leur environnement. Le programme de désendoctrinement en France n'est pas suffisamment élaboré. Des erreurs ont été commises et les insuffisances dans le contrôle des acteurs sont criantes. Le travail qui devrait être réalisé avec les chercheurs, les policiers, les éducateurs ou les familles des personnes concernées ne l'est pas. On ne peut pas simplement déraciner les gens et penser qu'on va ainsi les désendoctriner rapidement. Il faut travailler sur l'environnement des personnes concernées et pas simplement jouer sur l'isolement. Ce sont des erreurs trop souvent commises, probablement en raison de la panique face au terrorisme.

Nous avons visité l'unité de prévention de la radicalisation à la maison d'arrêt d'Osny dans le Val d'Oise. À la suite des attentats de Paris du mois de janvier 2015, le Gouvernement avait ordonné, le 21 janvier, la mise en oeuvre de différentes mesures pour renforcer la lutte contre le terrorisme dont l'un des volets concernait la lutte contre le prosélytisme dans les établissements pénitentiaires.

Nous avons acquis la conviction qu'il ne faut pas réunir sur un même site plusieurs djihadistes potentiels car cela suscite une adhésion à une idéologie prosélyte. Mme Adeline Hazan, la contrôleure générale des lieux de privation de liberté, est d'ailleurs opposée à ces regroupements. L'unité dédiée que nous avons visitée à la maison d'arrêt d'Osny rassemblait des détenus qui avaient été évalués et étaient censés être réceptifs à un programme de prise en charge, à la condition que ces personnes ne relèvent pas manifestement de mesures de sécurité particulières, notamment l'isolement. Lors de notre déplacement à Osny, nous n'avons pas rencontré de détenus, ce qui est tout de même très étrange. Nous avons visité une « prison propre ». On nous a présenté cette unité dédiée, au sein de laquelle on occupe les gens, par exemple par des cours de géopolitique et d'anglais, des ateliers d'écriture, des entretiens, aussi bien individualisés qu'en groupe. C'est une sorte de garderie, avec un personnel de bonne volonté mais très jeune, inexpérimenté, fraîchement sorti de sa formation universitaire, sans compter que les rémunérations versées par l'administration pénitentiaire n'attirent pas les meilleurs candidats. On ne peut qu'imaginer le contraste entre des jeunes tremblants face à des caïds. En septembre 2016, un des détenus concernés par le programme a utilisé une arme blanche contre un gardien. Il nous a été indiqué que cette personne n'avait pas été évaluée en bonne et due forme.

On a le sentiment qu'il fallait remplir ces unités dédiées à Fleury-Merogis, Fresnes, Lille et Osny, tout comme les établissements pénitentiaires au sein desquels elles se trouvent sont remplis. Un nouveau programme de prise en charge de ces détenus a depuis été prévu mais encore faudrait-il qu'il soit mis en oeuvre, ce qui n'est pas certain à l'approche des élections.

Toutes ces initiatives démontrent une bonne volonté qui a cependant souffert du bricolage et de l'absence de concertation. On s'est coupé des chercheurs et des experts. On n'a pas créé les comités regroupant les différents acteurs qui auraient dû l'être. Nous avons ainsi découvert les travers de la déradicalisation.

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