Présidence de M. Philippe Bas, président -
La réunion est ouverte à 9 h 30.
La commission entend une communication de Mmes Esther Benbassa et Catherine Troendlé sur la mission d'information en cours relative au désendoctrinement, au désembrigadement et à la réinsertion des djihadistes en France et en Europe.
Le 16 mars 2016, la commission des lois nous a confié, à Mme Benbassa et moi-même, le soin de conduire une mission d'information intitulée « Désendoctrinement, désembrigadement et réinsertion des djihadistes en France et en Europe ».
Le but principal de cette mission est de procéder à une évaluation des dispositifs de prise en charge de la radicalisation, qui sont tous gérés par les services de l'État, ce qui est une spécificité française.
Depuis le milieu de l'année 2014, le Gouvernement a mis en oeuvre un certain nombre d'actions préventives ou tendant à la prise en charge des personnes radicalisées. Parmi celles-ci : le plan de lutte contre la radicalisation violente et les filières terroristes, présenté en avril 2014, qui a notamment débouché sur la mise en place du numéro vert de l'Unité de coordination de la lutte anti-terroriste (UCLAT), permettant de signaler aux autorités publiques les cas de radicalisation ; le plan de lutte antiterroriste présenté le 21 janvier 2015 ; le pacte de sécurité défini après les attentats du 13 novembre 2015 ; le plan d'action contre la radicalisation et le terrorisme présenté le 9 mai 2016 et un plan pour la sécurité pénitentiaire et l'action contre la radicalisation violente présenté le 25 octobre 2016.
Nous avons procédé à une vingtaine d'auditions de personnalités concernées par ce sujet, qu'il s'agisse d'acteurs institutionnels, de chercheurs spécialisés dans les phénomènes de radicalisation ou d'associations engagées dans la prise en charge de la radicalisation. Par ailleurs, nous avons fait plusieurs déplacements : une visite à l'UCLAT, une visite à la maison d'arrêt d'Osny dans le Val-d'Oise au sein de laquelle avait été constituée une unité dédiée de prise en charge de la radicalisation, un déplacement à Mulhouse pour expertiser le programme de prise en charge de la radicalisation mis en oeuvre par les autorités judiciaires locales, un déplacement à Bruxelles pour rencontrer les représentants des communes de Vilvorde et de Molenbeek, et enfin une visite du premier centre dédié de prise en charge de la radicalisation, implanté en Indre-et-Loire.
L'ensemble de ces travaux nous amènent à tirer plusieurs grands constats.
S'il existe un débat universitaire sur le sujet, la radicalisation djihadiste présente des caractéristiques communes avec d'autres formes de radicalisation, comme celle d'extrême-gauche dans les années 1970 : la jeunesse de ceux qui se « radicalisent » en raison de leur « disponibilité biographique », faute d'insertion professionnelle ou de foyer construit, et d'une aspiration plus forte à un idéal en décalage avec la société. La radicalisation islamiste légitime, sur le plan théorique, le recours à la violence, de telle sorte que l'islamisme apparaît aujourd'hui comme « la seule idéologie disponible pour légitimer le recours à la violence », comme l'a souligné l'une des personnes que nous avons entendue. Il y a enfin le terreau social : la révolte générationnelle des années 1960 a laissé la place à une critique des discriminations imposées par la société.
Le contexte est différent en ce que les militants djihadistes actuels, puisqu'ils expriment en plus l'intention de mourir pour leur cause, n'ont pas de perspective d'avenir. L'autre nouveauté est également que, même si la radicalisation se produit en groupe, ce phénomène n'implique plus, avec internet, un contact ou une proximité géographique.
Plusieurs témoins du phénomène de radicalisation que nous avons entendus ont convenu que la radicalisation n'était pas une pathologie, même si elle peut comporter des éléments psychiatriques. Certains d'entre eux ont même récusé l'approche consistant à assimiler l'engagement djihadiste à une dérive sectaire, car cette approche nie la motivation religieuse et politique. Cette idée a d'ailleurs pu conduire à « victimiser » les jeunes femmes, au risque de sous-estimer leur dangerosité.
Actuellement, il est très difficile de définir le profil des personnes « radicalisées ». Le fichier tenu par l'UCLAT, qui recense les signalements de personnes radicalisées effectués auprès du numéro vert, n'est pas accessible, même de manière anonyme, aux chercheurs. Plusieurs d'entre eux nous ont fait part de leur regret de ne pas pouvoir étudier les profils et affiner les outils de détection. En Belgique, un projet de loi pourrait rendre un tel accès possible.
Enfin, se dégage de nos travaux la conviction claire que le concept de « déradicalisation » n'est pas pertinent. Comme l'a souligné l'un des sociologues entendus : « on ne démonte pas une croyance, surtout pour le haut du spectre de la croyance ». Plus direct, l'un de nos interlocuteurs nous a, quant à lui, affirmé que : « la déradicalisation : seuls ceux qui en vivent y croient ».
Cette introduction faite, je voudrais désormais axer mon propos sur la politique de prise en charge de la radicalisation mise en oeuvre par le Gouvernement avec l'ouverture, à l'automne 2016, d'un centre dédié à Pontourny sur le territoire de la commune de Beaumont-en-Véron. La création de ce centre s'est inscrite dans le prolongement des annonces faites par M. Manuel Valls, alors Premier ministre, le 9 mai 2016, à l'occasion de la présentation du plan d'action contre la radicalisation et le terrorisme. La proposition initiale était de créer d'ici fin 2017, dans chaque région, un « centre de réinsertion et de citoyenneté » dédié à l'accueil de personnes radicalisées ou en voie de radicalisation. Dès le mois de juin 2016, nous avions entendu deux chercheurs qui avaient émis les plus grands doutes sur l'efficacité du dispositif proposé dans le cadre de ce centre.
Selon les explications alors fournies par le Gouvernement, ces centres avaient vocation à « prendre en charge, avec hébergement, des personnes radicalisées ou en voie de radicalisation, plus fortement en rupture avec leurs familles, la société et leur identité, et nécessitant un accompagnement plus approfondi ». Ainsi, « au moyen d'un programme pédagogique conçu pour rendre à l'individu son libre-arbitre et favoriser sa réinsertion familiale, sociale et professionnelle, bénéficiant d'un taux d'encadrement très élevé des personnes prises en charge », ces centres devaient constituer « un moyen exceptionnel de lutte contre le phénomène de radicalisation ».
Le premier de ces centres, le centre de prévention, d'insertion et de citoyenneté d'Indre-et-Loire, a accueilli ses pensionnaires en septembre 2016. Nous sommes allées le visiter avec Mme Benbassa le 3 février dernier.
Cette structure est juridiquement constituée sous la forme d'un groupement d'intérêt public (GIP) et placée sous la responsabilité du secrétariat général du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR). Conçu comme un moyen terme entre le milieu ouvert et le milieu fermé, à destination de personnes radicalisées ou en voie de radicalisation mais qui ne font pas l'objet d'une procédure judiciaire, ce centre a accueilli, au plus fort de son activité, 9 personnes. Lors de notre visite, il ne comptait plus qu'un seul pensionnaire, dont nous avons appris qu'il avait depuis quitté le centre en raison de sa condamnation pour violences volontaires.
Le bilan des six premiers mois d'activité de ce centre est assez négatif.
Pour commencer, le processus de sélection des personnes susceptibles de rejoindre le programme reposait sur le volontariat. Ainsi, les préfectures ont été chargées d'adresser des propositions sans avertir, à ce stade, les personnes concernées. Le GIP a émis un avis sur les profils des personnes qui lui ont été présentées, lui permettant ainsi d'écarter celles qui ne pouvaient être accueillies au centre, comme les mères avec enfants par exemple. Ensuite, dans les différents départements, le cabinet du préfet a eu pour mission de contacter les personnes concernées afin de recueillir leur accord pour intégrer ce programme. 17 personnes ont adhéré à cette démarche sur les 59 contactées à la suite d'un avis favorable. Après prise de contact avec ces personnes, il a été décidé de solliciter l'avis de l'UCLAT sur leur profil. Envisagée comme une simple « levée de doutes », cette demande d'avis s'est cependant traduite par 6 avis défavorables. Ces avis ne portaient pas tant sur la dangerosité de l'intéressé que sur l'opportunité de l'intégrer au centre, y compris pour des raisons liées aux enquêtes en cours. Nous considérons que ce n'est pas la bonne démarche : on ne peut pas recueillir l'accord des personnes et ensuite leur refuser d'intégrer le programme.
Sur les 11 personnes restantes, 2 ont renoncé à intégrer le centre, en soulignant sa mauvaise réputation relayée par les médias. À son ouverture, le centre a donc accueilli 9 jeunes adultes.
Le programme suivi par les pensionnaires s'appuyait sur quatre piliers : la distanciation, l'engagement citoyen, l'approche thérapeutique et l'insertion professionnelle.
Selon les indications de la direction, le centre de Pontourny emploie 27 personnes, dont 5 psychologues, 1 infirmière psychiatrique, 9 éducateurs spécialisés et 5 éducateurs travaillant de nuit. Il y a également des intervenants extérieurs, notamment un aumônier religieux présent 15 heures par semaine.
Initialement, selon la direction du centre, le programme devait se dérouler sur une période de dix mois maximum autour de trois phases : l'accueil et la mobilisation de l'intéressé, lui permettant d'élaborer son projet sur une durée allant de six semaines à trois mois, la consolidation du projet - stage, contacts à l'extérieur, retour en famille - et la finalisation du projet, pendant les trois derniers mois avant un passage de relais. La dernière phase devait comprendre un tutorat additionnel qui se serait prolongé quelques mois après le départ.
En raison des départs anticipés, aucune personne n'est restée plus de cinq mois, et le programme n'a donc pu être mis en oeuvre jusqu'au bout. La direction du centre a donc présenté plusieurs cas pour lesquels un tutorat additionnel a été mis en place en urgence pour maintenir le lien avec la personne ayant décidé de quitter le centre. Pour nous, il s'agit d'un « bricolage ».
Force est de constater que la mise en place de ce centre s'est attirée de nombreuses critiques, tant au moment de son ouverture qu'avec le départ de l'ensemble des pensionnaires. Pour répondre aux inquiétudes des élus locaux, le préfet d'Indre-et-Loire a constitué un comité de suivi chargé d'assurer la liaison avec les élus locaux, les parlementaires et l'équipe de direction du centre.
La multiplication de « couacs », relayés par voie de presse, a attisé la défiance de la population locale et le sentiment d'insécurité. Il en a été ainsi particulièrement à la suite de l'entretien accordé par une personne accueillie, âgée de 23 ans, au quotidien La Voix du Nord auquel elle a déclaré être « fichée S » alors qu'une telle information aurait dû l'empêcher d'intégrer le programme. Si cette information n'a pas été confirmée, l'intéressé a été exfiltré en 48 heures du centre, sur décision gouvernementale, le 30 septembre 2016. Il a fait l'objet d'un tutorat additionnel, interrompu d'un commun accord le 23 novembre 2016. Ensuite, le 17 janvier dernier, une personne accueillie au centre, absente à cette date en raison d'une convocation au commissariat de son lieu de résidence, a été interpellée à Strasbourg par la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) avant sa mise en examen, avec d'autres personnes, pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste et son incarcération.
Ces deux faits, largement relayés par la presse nationale, ont accru la défiance des riverains. Il faut cependant souligner qu'aucun incident à l'extérieur du centre en lien avec les personnes accueillies n'est à déplorer, comme le rappelle constamment la direction du centre.
Plusieurs personnes entendues ont regretté que le message adressé par la direction du centre se résume à un discours mettant en avant les points positifs et à admettre uniquement des erreurs de communication. Notre conclusion est différente : il s'agit d'un fiasco.
Avec le départ du dernier pensionnaire début février, le Gouvernement a décidé que le centre ne serait pas fermé mais a accepté un moratoire. J'ai interpellé le ministre de l'intérieur sur cette question la semaine dernière lors de la séance de questions d'actualité au Gouvernement, il nous a confirmé qu'il ne souhaitait pas fermer le centre mais revoir les modalités de prise en charge, notamment à l'aune de nos propositions. Toutefois, la situation géographique de ce centre constitue une difficulté majeure car elle met ses pensionnaires en rupture totale avec leur milieu. C'est certes ce que l'on recherche, mais il faut aussi qu'ils puissent, à un moment donné, réintégrer leur famille notamment, ce qui est impossible quand ils en sont séparés par plusieurs centaines de kilomètres.
La situation actuelle attire également des critiques sur son coût : le budget annuel de fonctionnement du centre avoisine 2,5 millions d'euros pour 9 personnes prises en charge, et qui ne sont pas allées au bout du programme envisagé...
Au final, la visite du centre de Pontourny et nos rencontres ont mis en lumière une relative impréparation dans l'ouverture de ce centre. Plusieurs témoignages ont attesté qu'à la suite de la décision du Premier ministre, M. Manuel Valls, de créer une telle structure, les arbitrages interministériels étaient réduits s'agissant du public à accueillir - mineurs ou majeurs -, de la forme juridique à donner à ce centre ou du contenu du programme. Seuls quelques choix symboliques avaient été arrêtés comme le port de l'uniforme ou la présence d'un mât pour les couleurs nationales.
À mon sens, trois enseignements principaux doivent être tirés de cette expérience. Tout d'abord, le déracinement des personnes accueillies de leur milieu d'origine pour une destination éloignée et isolée ne favorise pas nécessairement la réussite du programme. Ensuite, le volontariat sur lequel repose le programme crée une véritable fragilité. Il permet des départs anticipés avant le terme du programme, rendant le suivi aléatoire et dépendant de la bonne volonté de la personne. Ce biais est d'autant plus fort lorsqu'une publicité négative entoure le programme, à l'instar de celui du centre de Pontourny qualifié par certains médias de « djihad academy ». Enfin, les effets en matière de lutte contre le phénomène d'emprise sur des personnes en voie de radicalisation sont loin d'être avérés. Ainsi, trois pensionnaires s'étaient autoproclamés la « bande des salafistes rigoristes ».
Au total, le bilan de cette expérience nous conduit à nous interroger sur la pertinence de la création de telles structures pour ce type de profils, en l'occurrence des personnes majeures non placées sous main de justice. Compte tenu des personnalités auxquelles nous sommes confrontées, la voie médiane proposée par le centre n'a pas prouvé son efficacité. Les personnes radicalisées les plus dangereuses, poursuivies pour une ou plusieurs infractions terroristes, ne peuvent faire l'objet que d'un traitement par la justice pénale.
Le programme de prise en charge de la radicalisation mis en place par les autorités judiciaires locales du Haut-Rhin, à destination des personnes poursuivies pour une ou plusieurs infractions pouvant révéler des comportements radicaux, dont la coordination a été confiée à une association locale d'aide aux victimes (Accord 68) m'apparaît plus prometteur, car il rejoint ce que nous avons vu en Belgique. Là-bas, ce sont les collectivités territoriales qui agissent en rapport avec des services qui s'apparentent à des polices de proximité. Le système ne fonctionne pas selon une démarche axée sur la répression et la sanction, mais selon une démarche fondée sur l'accompagnement et le conseil. Les familles, les collectivités, les forces de l'ordre et les associations locales constituent un bon mélange pour trouver des solutions pérennes.
Je voudrais d'abord dire quelques mots sur cette question de déradicalisation. La déradicalisation, en soi, n'existe pas : personne ne peut croire aujourd'hui qu'un être humain peut « désidéologiser » un autre être humain en quelques mois. C'est une illusion, qu'on a entretenue parce qu'il fallait rassurer la population après les attentats.
Le travail de désembrigadement ou de désendoctinement se fait autant en amont qu'en aval, c'est un travail qui exige beaucoup de temps. Ceux qui nous gouvernent n'étaient pas préparés aux évènements terroristes récents ; or, en politique, le temps long n'existe pas, et on a donc fait de l'affichage. D'où une sorte de bricolage, en pensant pouvoir laver le cerveau des gens en passant par des formations, en recourant aux associations. Le manque de prestataires compétents en la matière est une question majeure. Certaines personnes ont pu être dirigées vers des personnes ou des associations non compétentes, qui ont voulu profiter d'une manne financière. Beaucoup d'associations ont fait ce qu'elles ont pu, mais elles n'ont pas mené un travail qui pouvait tenir sur la durée ; le contenu et le suivi du programme proposé n'étaient pas définis clairement ; les choses sont allées un peu dans tous les sens.
On a oublié la portée religieuse du phénomène. On ne peut pas dire à un islamiste rigoriste : « ton islam n'est pas le bon, je t'en propose un autre », cela n'a jamais marché. On a misé sur les contre-discours, qui ont échoué également.
Il faut se poser la question : qu'y a-t-il eu face à la force de l'engagement de Daech ? Avec ses outils de propagande, Daech a proposé une idéologie forte et structurée, qui a pu séduire de nombreux jeunes fragilisés. Si l'islam ne s'était pas radicalisé et politisé, y aurait-il eu Daech ? La question se pose dans les deux sens. Il ne faut pas oublier cet aspect des choses. C'est pourquoi les associations ne pouvaient pas travailler sur le long terme. Elles ont donc travaillé avec les moyens qu'elles avaient.
Parmi elles, l'association « Accord 68 », à Mulhouse, association d'aide aux victimes, s'est réorientée, avec un petit budget, sur un travail individualisé et intéressant avec des jeunes radicalisés placés sous main de justice alors que la plupart des associations n'ont travaillé qu'avec des personnes qui n'étaient pas passées à l'acte.
De ce que nous avons lu sur les expériences à l'étranger, les approches qui fonctionnent sont celles fondées sur des expériences individualisées, qui permettent de revenir sur une voie non pas de « désislamisation », mais de pratique de l'islam sans tomber dans le djihadisme. Cette orientation de socialisation et de réinsertion n'a pas été celle choisie par le Gouvernement, encore une fois car tout cela prend du temps, et qu'il fallait afficher rapidement des moyens de lutter contre la radicalisation.
On a donc vu des responsables d'associations incapables d'expliquer ce qu'ils faisaient vraiment. Il y a eu beaucoup de coup par coup et de bricolage en la matière.
Il y a également eu des problèmes avec les appels d'offres. Les associations qui avaient de l'argent ont pu présenter de bons dossiers et remporter les marchés, alors que celles qui avaient vraiment travaillé sur la question et avaient admis les limites de leurs capacités administratives pour monter, en respectant les procédures, des réponses aux appels d'offres n'ont pas été retenues. Certaines des associations qui ont remporté ces marchés ont sous-traité le travail à de petites associations, tout en gardant l'essentiel de l'argent. On peut véritablement parler de « business de la déradicalisation ».
Il ne faut cependant pas porter le même jugement sur toutes les associations concernées. Il faut envisager la question de la lutte contre l'idéologie terroriste avec humilité. On ne peut pas réussir facilement et rapidement en isolant simplement les personnes de leur environnement. Le programme de désendoctrinement en France n'est pas suffisamment élaboré. Des erreurs ont été commises et les insuffisances dans le contrôle des acteurs sont criantes. Le travail qui devrait être réalisé avec les chercheurs, les policiers, les éducateurs ou les familles des personnes concernées ne l'est pas. On ne peut pas simplement déraciner les gens et penser qu'on va ainsi les désendoctriner rapidement. Il faut travailler sur l'environnement des personnes concernées et pas simplement jouer sur l'isolement. Ce sont des erreurs trop souvent commises, probablement en raison de la panique face au terrorisme.
Nous avons visité l'unité de prévention de la radicalisation à la maison d'arrêt d'Osny dans le Val d'Oise. À la suite des attentats de Paris du mois de janvier 2015, le Gouvernement avait ordonné, le 21 janvier, la mise en oeuvre de différentes mesures pour renforcer la lutte contre le terrorisme dont l'un des volets concernait la lutte contre le prosélytisme dans les établissements pénitentiaires.
Nous avons acquis la conviction qu'il ne faut pas réunir sur un même site plusieurs djihadistes potentiels car cela suscite une adhésion à une idéologie prosélyte. Mme Adeline Hazan, la contrôleure générale des lieux de privation de liberté, est d'ailleurs opposée à ces regroupements. L'unité dédiée que nous avons visitée à la maison d'arrêt d'Osny rassemblait des détenus qui avaient été évalués et étaient censés être réceptifs à un programme de prise en charge, à la condition que ces personnes ne relèvent pas manifestement de mesures de sécurité particulières, notamment l'isolement. Lors de notre déplacement à Osny, nous n'avons pas rencontré de détenus, ce qui est tout de même très étrange. Nous avons visité une « prison propre ». On nous a présenté cette unité dédiée, au sein de laquelle on occupe les gens, par exemple par des cours de géopolitique et d'anglais, des ateliers d'écriture, des entretiens, aussi bien individualisés qu'en groupe. C'est une sorte de garderie, avec un personnel de bonne volonté mais très jeune, inexpérimenté, fraîchement sorti de sa formation universitaire, sans compter que les rémunérations versées par l'administration pénitentiaire n'attirent pas les meilleurs candidats. On ne peut qu'imaginer le contraste entre des jeunes tremblants face à des caïds. En septembre 2016, un des détenus concernés par le programme a utilisé une arme blanche contre un gardien. Il nous a été indiqué que cette personne n'avait pas été évaluée en bonne et due forme.
On a le sentiment qu'il fallait remplir ces unités dédiées à Fleury-Merogis, Fresnes, Lille et Osny, tout comme les établissements pénitentiaires au sein desquels elles se trouvent sont remplis. Un nouveau programme de prise en charge de ces détenus a depuis été prévu mais encore faudrait-il qu'il soit mis en oeuvre, ce qui n'est pas certain à l'approche des élections.
Toutes ces initiatives démontrent une bonne volonté qui a cependant souffert du bricolage et de l'absence de concertation. On s'est coupé des chercheurs et des experts. On n'a pas créé les comités regroupant les différents acteurs qui auraient dû l'être. Nous avons ainsi découvert les travers de la déradicalisation.
En complément de ma collègue Esther Benbassa, je précise que nous avons rencontré, dans le cadre de cette mission, M. Patrick Amoyel qui me paraît une référence en matière de déradicalisation.
Il s'agit d'un psychiatre qui a créé l'association « Entr'autres ». Il ne s'associait pas aux « bricolages » que nous venons de décrire. C'est l'une des associations qui ont répondu au marché public de la déradicalisation sans être retenues.
L'association « Entr'autres » est porteuse de formations pour d'autres associations. M. Amoyel a examiné minutieusement les profils radicalisés. Il considère que 80 % des personnes que son association prend en charge peuvent faire l'objet d'une politique efficace de désendoctrinement, réparties entre 20 % de filles à la recherche d'une forme d'idéal masculin et 60 % de garçons à la recherche d'un idéal d'action. Il reste 20 % de personnes qu'il classe parmi les djihadistes de conviction, parmi lesquels 20 % ont moins de 20 ans. M. Amoyel souligne qu'il n'existe pas de réponse adaptée pour cette partie des personnes radicalisées. Ce n'est pas un échec, mais un constat.
Il faudrait évaluer pour évoluer. Un cahier des charges national pour les associations doit être établi, fondé sur le travail des chercheurs qui n'ont pas été consultés jusque-là. Il existe une plateforme commune européenne, le « Radicalization awareness Network » (RAN), mais on y participe peu. Il faut enfin former les intervenants, tout particulièrement les éducateurs sociaux, et insister sur un travail de prévention pour contrer les stratégies du recrutement sur internet. Les familles devraient constituer un maillon essentiel de la prévention. Tout ce travail autour des publics cibles, au travers de politiques, par exemple culturelles ou sportives, n'est pas mis en oeuvre. Tout le travail de déradicalisation se fait dans la précipitation et de façon non concertée.
Deux postes spécialisés dans l'islam ont été créés à l'École pratique des hautes études (EPHE), alors qu'on nous a recommandé pendant des années la plus grande prudence dans la création de tels postes, car les intéressés ne trouvaient pas de débouchés professionnels. Nous n'avons pas trouvé d'enseignants pour occuper ces deux postes. Six postes ont été créés au conservatoire national des arts et métiers (CNAM) sur la question terroriste. L'administrateur général du CNAM cherche des candidats, sans succès. On assiste à des absurdités et pourtant nous aurions besoin d'islamologues. Nous n'avons pas suffisamment d'arabisants en France.
Le témoignage de nos deux rapporteurs, à la fois intéressant et angoissant, soulève des questions. Comment un système aussi imprécis et inefficace a-t-il pu être conçu et mis en place ? Comment en cerner la responsabilité publique ? Qui a pris la décision de lancer ces appels d'offres ? Dans le domaine de l'éducation ou de la formation, les qualités intellectuelles, pédagogiques et morales sont importantes, ce qu'on ne retrouve pas ici. C'est la preuve de notre désarroi face au problème de radicalisation.
Je note une cohérence et une convergence avec les conclusions de la commission d'enquête sénatoriale sur l'organisation et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes en France et en Europe dont j'étais le rapporteur. Mais nos rapports sont-ils lus et pris en considération ? Chacun a des convictions, les personnes radicalisées adhèrent à ce qu'elles estiment bon et juste. Ce ne sont pas des techniques sommaires, des vidéos, qui les feront changer d'avis en huit jours ou même en trois mois. Quelqu'un comme M. Fethi Benslama, psychanalyste, a beaucoup à apporter. Il est important aujourd'hui que les cellules de veille qui existent dans les préfectures soient généralisées sur le terrain. Elles doivent impliquer les enseignants, les travailleurs sociaux, les familles, les élus, les associations sportives. Il faut signaler et entourer ceux dont le comportement change. C'est une mobilisation de toute la société qui est nécessaire. Il faut relire Jean Birnbaum qui souligne que la religion a été longtemps absente de nos débats politiques. À l'école, on enseigne le fait religieux, ce que j'approuve. Il faut définir ce fait religieux.
Nous avons en France un problème avec l'évaluation des politiques publiques. Nous le rencontrons aussi en matière de formation professionnelle où on constate une véritable gabegie, ou en matière d'éducation lorsqu'on a cru que les réseaux d'aides spécialisées aux élèves en difficulté (RASED) gommeraient l'échec scolaire, ce qui est totalement faux. Grâce à cette mission d'information, vous faites, mesdames les rapporteurs, cette évaluation et j'espère qu'il en sera tenu compte. Il faut individualiser les parcours. C'est le rôle du Sénat de proposer des solutions. Enfin, pour ma part, je préfère les psychiatres aux psychanalystes dont les théories ont été battues en brèche.
Je ne suis pas certain qu'on réalise ce qui se passe. Notre République fabrique des jeunes qui préfèrent la mort à la vie, en tuant d'autres personnes. C'est un échec complet, le ver est dans le fruit. Ce n'est pas avec des bricolages que l'on va régler ce problème. Avez-vous vu au cours de vos travaux un début de théorisation du désendoctrinement ? Quels principes permettraient d'avoir une action pour, à tout le moins, soigner les symptômes ?
Le principe du centre de déradicalisation tel qu'il est mis en oeuvre est un échec. Dans ces conditions, est-il nécessaire d'aller plus loin dans l'évaluation ? On demande aux intéressés de se défaire de leurs croyances par la raison, ce qui demanderait des années et n'exclut pas l'échec. Je comprends aussi la difficulté pour l'État qui cherche des réponses immédiates mais ce n'est pas une question de moyens qui sont ici considérables. C'est le problème de la définition des conditions pour un résultat qui aujourd'hui fait défaut. Quelle est la position du ministère de l'intérieur et du Premier ministre ? Ont-ils renoncé ? Quelle est la nature du centre ? Ouvert ou fermé ? Les chercheurs sont-ils en capacité d'analyser le phénomène ? J'ai quelques doutes. L'État recherche des réponses rapides ; or, il devrait constater son échec et reconsidérer la situation.
La seule vraie question, c'est celle de la prévention, je ne crois pas aux soins réparateurs. Or, l'État, depuis des décennies, s'est désengagé de l'encadrement de la jeunesse, de la petite enfance à l'adolescence : on a fait disparaître les colonies de vacances, les actions collectives, tout ce qui pourrait aujourd'hui suppléer les difficultés des familles. Des solutions peuvent être trouvées par la mise en place de grandes politiques publiques de prévention, d'éducation populaire, même si ces mots sont passés de mode, d'encadrement. La suite des travaux de la mission devrait davantage être axée sur la prévention.