Ce point d'étape est important, il donnera corps aux travaux de notre mission, qui, après un démarrage assez lent, ont connu une accélération sensible ces dernières semaines. Si nos auditions ont balayé nombre d'idées reçues, le principe qui nous gouverne reste celui qu'avait énoncé René Vandierendonck : « la loi de 1905, rien que la loi de 1905, toute la loi de 1905 ». Je le rappelle pour rassurer ceux qui craindraient encore que nous ne soyons tentés d'y proposer des aménagements.
« La République ne salarie ni ne subventionne aucun culte », mais l'administration les connait tous : c'est dire toute la difficulté de l'exercice auquel nous nous livrons, y compris pour l'Alsace-Moselle où l'Islam ne fait pas partie du dispositif concordataire.
Notre mission est née d'un constat de relative ignorance. Le rapport Maurey ne portait que sur le financement des lieux de culte et la commission d'enquête sur les réseaux djihadistes ne concernait pas le fonctionnement du culte musulman. Notre mission d'information est donc venue prendre leur relai, en partant, comme je l'ai dit, d'un postulat de base : ne pas toucher à la loi de 1905.
Nous avons mené un travail conséquent, mais encore loin d'être abouti. Si nos travaux ne sont pas terminés, nous pouvons cependant en tirer un premier panorama. Nous commençons à mieux cerner, pour reprendre l'intitulé de notre mission, l'organisation, la place et le financement, en France, de l'Islam et de ses lieux de cultes. Certains constats sont partagés par tous ceux que nous avons entendus.
Même si l'on note des différences d'évaluation, le nombre de musulmans en France étant, selon le ministère de l'Intérieur, de 4 millions, soit 6,5 % de la population, tandis que d'autres sources retiennent plutôt le chiffre de 6 millions, il reste que l'Islam est aujourd'hui la deuxième religion de France. Une religion qui compte 2 500 lieux de culte, dont 300 outre-mer, contre 1 300 en 2000 - aux côtés de 45 000 églises, 3 000 temples protestants et 280 synagogues. La communauté musulmane française est la première d'Europe. Bref, nous sommes là face à un fait incontournable : l'Islam est la deuxième religion de France.
Deuxième caractéristique, l'Islam en France forme une communauté jeune, disparate et majoritairement issue de l'immigration. On y constate un renforcement du fait religieux et une certaine tendance au repli communautaire, ainsi qu'il ressort de nos auditions.
Troisième caractéristique, l'Islam français entretient un lien fort avec les pays d'origine, c'est-à-dire les pays dont sont issues les principales vagues d'immigration en provenance de pays musulmans : l'Algérie, le Maroc et, aujourd'hui, la Turquie. C'est un point sur lequel il nous sera important de recueillir vos observations. Chance ou handicap ? C'est une caractéristique que l'on retrouve de façon très marquée dans la communauté turque, liée à la Turquie par un lien ombilical, qui va jusqu'à l'isoler du reste de la communauté musulmane, avec une organisation très spécifique, dans laquelle est préférée, à l'appellation d'imams, celle d'assistants sociaux, lesquels sont rémunérés par le pays d'origine. On retrouve ce même lien en Allemagne ; on a vu récemment, alors que le Gouvernement allemand envisageait de former des imams, que le président Erdogan s'y est radicalement opposé.
Ce lien aux pays d'origine se retrouve dans la composition des organes représentatifs avec plusieurs influences prépondérantes : celle de la Grande Mosquée de Paris, d'influence majoritairement algérienne, du Rassemblement des musulmans de France, d'influence marocaine, et du Comité de coordination des musulmans turcs de France. Une seule grande fédération s'est construite sur une base idéologique et en dehors de toute référence aux pays d'origine, l'Union des organisations islamiques de France (UOIF), qui se réfère, plus ou moins, aux Frères musulmans, avec tout ce que cela véhicule de sulfureux dans les esprits.
Nos auditions ont fait ressortir que cette organisation, aux yeux des intéressés, n'est pas satisfaisante. Il existe un hiatus entre le Conseil français du culte musulman (CFCM) et les associations musulmanes de la base. Les plus jeunes, notamment, ne s'estiment pas représentés. Quant à l'instance de dialogue mise sur pied par le ministère de l'Intérieur, avec des personnalités choisies par les préfectures, elle semble contestée dans sa représentativité et sa capacité à représenter tous les musulmans français.
La question de la représentativité du CFCM est donc posée. D'où une interrogation : est-ce à l'Etat de susciter une organisation, au risque de retarder la prise en main par les intéressés de leur propre destin ou n'est-il pas préférable d'attendre que l'initiative vienne d'eux-mêmes ? Nos auditions ont clairement montré qu'il y a là une vraie question, tant le hiatus est perceptible entre l'institution en charge du culte musulman en France et les associations musulmanes.
J'en arrive au financement. Chacun vient nous dire qu'il doit être franco-français, chacun nous explique que c'est l'idéal, chacun se montre disposé à renoncer au financement par les pays d'origine. Faut-il, comme nous en avions originellement l'idée, faire transiter les financements par la Fondation pour les oeuvres de l'Islam de France, pour les rendre plus transparents ? En tout état de cause, c'est là un des points sur lesquels nous aurons à faire des propositions, car la transparence du financement est une question d'ordre public. On nous a indiqué qu'une mosquée moyenne comme celle de Gennevilliers collecte, au moment du Ramadan, 1,3 millions de dons en espèces. Il faut à tout le moins trouver un moyen d'assurer la transparence dans la circulation de ces sommes.
Qui de l'utilisation de la filière halal dans le financement des cultes ? C'est un marronnier. Nous avons eu plusieurs auditions passionnantes. Il faut, semble-t-il, renoncer à cette voie, pour des raisons de fond et de forme. Il n'existe pas de norme halal uniforme, mais plusieurs. Le consommateur se sent protégé par le label, même si le rituel y afférent ne suit pas, ce qui marque une grosse différence sur la cashrout, dont nous avons appris qu'elle représente 35 % de ressources du Consistoire, mais étant entendu qu'elle s'appuie sur un label unique et une norme fiable. On ne peut pas prélever des sommes quand il n'y a pas de label certain, pour des raisons techniques évidentes. Or, outre que la norme halal est éclatée, elle est prise entre une tendance au communautarisme, qui porte à se retrouver dans ce que l'on mange, et un grand marché, avec des opportunités commerciales immenses notamment à l'export. On nous a aussi expliqué, à notre plus grande stupéfaction, que la norme halal se développe à tel point qu'il existe même un sex shop halal à Amsterdam ! Voilà donc un label largement galvaudé...
Vient enfin la question de la formation des imams et des aumôniers, vrai problème de fond. Au cours de son audition remarquable, l'aumônier militaire en chef du culte musulman nous a dit qu'il refusait d'organiser des prières collectives parce qu'il n'était pas là pour former de bons musulmans, mais de bons militaires. Des propos républicains, à la hauteur de sa mission et qui font honneur à son uniforme.
Si l'armée semble assurer sa mission, on constate en revanche un gros retard, tant pour les aumôniers des prisons que pour ceux des hôpitaux. Se pose, de surcroît, la question de l'unification du statut. Certes, il est beaucoup fait appel, pour l'heure, aux bénévoles, mais s'agissant de personnes qui contribuent à un service public, je pense que nous pourrions émettre quelques propositions cohérentes, y compris pour éviter toute rupture d'égalité entre les aumôneries selon la confession qu'elles servent.
On retrouve également du retard en matière d'éducation. Les écoles musulmanes n'ont pas la même ancienneté que les écoles chrétiennes ou juives. Une jeune fille qui veut manger halal et ne pas retirer son voile aura le plus grand mal à trouver une école musulmane pas trop éloignée de chez elle ou pas trop coûteuse. Ce qui explique pour bonne part la crispation autour des incompatibilités avec l'école laïque, à la différence des autres communautés, qui disposent de nombreux établissements confessionnels. Sur cette question, on nous a signalé un certain nombre de dysfonctionnements, notamment sur la contractualisation. On nous a ainsi signalé le cas d'un établissement, au sein duquel une classe de troisième est sous contrat avec l'État, tandis que l'autre ne l'est toujours pas ; pourquoi ? Il y a sans doute, en cette matière, un rééquilibrage d'ordre réglementaire à envisager.
Sur bien des sujets qui nous avaient d'emblée interpellés - représentativité du CFCM, formation des imams et des aumôniers, financement des lieux de culte, éducation -, nos auditions ont fait ressortir un constat partagé. À quoi s'ajoute l'absence complète de Conseil théologique ou, pour le dire autrement, le manque de conceptualisation pour vivre le texte dans le contexte.