Ma première partie traite du constat et ma deuxième partie présente les propositions que nous pourrions faire.
L'espace Schengen est un projet européen à la fois ambitieux et pragmatique. Engagée en 1985, la construction de l'espace Schengen, qui visait à concrétiser l'objectif de libre circulation, au coeur du projet européen, a été progressive. En plus de 30 ans, cet espace a connu deux principales évolutions : un élargissement géographique de 5 à 26 membres, dont 22 États membres de l'Union européenne et 4 États associés (Islande et Norvège, Suisse, Lichtenstein). À l'origine de nature purement intergouvernementale, l'acquis de Schengen a été communautarisé par le traité d'Amsterdam en 1997.
Le fonctionnement de l'espace Schengen repose sur deux principes fondamentaux : la suppression des contrôles aux frontières intérieures en vue d'assurer la libre circulation - avec toutefois la possibilité de les rétablir temporairement sous certaines conditions. Ensuite, des mesures dites « compensatoires » ont été instaurées afin de limiter les conséquences de la suppression des contrôles aux frontières intérieures (la politique commune des visas, la surveillance des frontières extérieures, la création de bases de données pour faciliter les échanges d'information, la coopération policière et la coopération avec les pays tiers).
Les crises auxquelles l'espace Schengen a été confronté ont révélé ses failles. Je pense en particulier à la double crise de 2015 liée à l'afflux migratoire et aux attaques terroristes sans précédent sur le sol européen. Jusqu'à présent, la libre circulation avait été privilégiée au détriment de la sécurité. La conséquence de ces deux crises fut le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures au sein de l'espace Schengen sans concertation préalable.
Les réactions en domino de repli sur les frontières nationales (Allemagne puis Autriche, Slovénie, Hongrie, Suède, Norvège, Danemark) sont le symptôme d'un manque de réactivité de l'Union européenne et d'une certaine défiance entre États membres.
Aujourd'hui, les contrôles aux frontières intérieures, rétablis en France depuis le 13 novembre 2015, sont maintenus dans notre pays jusqu'au 15 juillet 2017 en raison de la menace pour la sécurité intérieure. En Allemagne, ces contrôles s'exercent à la frontière terrestre avec l'Autriche, en Autriche à la frontière terrestre avec la Hongrie et la Slovénie, au Danemark et dans les ports de Norvège et de Suède, et ce jusqu'au 11 mai 2017, en raison de la persistance de « circonstances exceptionnelles mettant en péril le fonctionnement global de l'espace Schengen ».
En dépit de ces faiblesses et des critiques parfois virulentes, « sortir de Schengen » ne serait pas une bonne idée. Les Européens sont très attachés à la liberté de circulation, qui est l'une des réalisations les plus concrètes de l'Europe (81 % des Européens interrogés, et 80 % des Français, soutiennent la libre circulation des personnes, selon l'Eurobaromètre de l'automne 2016).
L'idée selon laquelle les frontières sont un moyen de protection infaillible est dépassée. Nous l'avons constaté à l'occasion de nos divers déplacements et entretiens. Les contrôles peuvent être nécessaires, mais ne sont pas suffisants. Yves Bertoncini, directeur de l'Institut Jacques Delors, nous a dit qu'« on n'arrête pas les terroristes aux frontières ». Les faits l'ont démontré.
L'abandon ou le démantèlement de Schengen aurait des coûts administratifs élevés et des incidences économiques très négatives pour certains secteurs, en particulier le tourisme, le transport de marchandises et les travailleurs frontaliers. À Strasbourg et à Menton, nous avons été sensibilisés sur le sujet.
À partir des études de France Stratégie et de RAND Europe, on peut estimer le coût total annuel pour la France à 1,15 milliard, en retenant une hypothèse basse, et à 10 milliards d'ici 2025 en termes d'impact sur les échanges commerciaux.
Le rétablissement des contrôles aux frontières dans notre pays mobilise des moyens importants : ainsi en est-il du redéploiement d'effectifs de la PAF qui a porté le nombre de garde-frontières à 4 300, contre 3 000 en temps normal. De même, le surcoût de la mission immigration-sûreté des douanes est estimé à 25 millions.
D'importantes réformes ont déjà été adoptées pour rééquilibrer le fonctionnement de l'espace Schengen vers davantage de sécurité.
La nécessité de renforcer les frontières extérieures fait aujourd'hui l'unanimité. Lors de nos auditions, personne n'a contesté ce fait. Même si ce fut généralement sous la pression des événements, de nombreuses mesures ont été adoptées depuis fin 2015, le plus souvent grâce à des initiatives franco-allemandes : création des hotspots, transformation de Frontex en Agence européenne de garde-frontières et garde-côtes, révision de l'article 8-2 du code frontières Schengen pour permettre le contrôle systématique des ressortissants de l'Union lors du franchissement des frontières extérieures, adoption de la directive PNR, etc.
Un certain nombre d'autres propositions sont en cours d'examen : création d'un système d'enregistrement des entrées et sorties (EES), d'un système d'information et d'autorisation de voyage (ETIAS), nouveaux signalements et alertes pour compléter le système d'information Schengen de deuxième génération (SIS II) et augmenter le recours à la biométrie, etc.
Beaucoup a été fait pour améliorer le fonctionnement de l'espace Schengen - plus d'avancées en 2 ans qu'au cours des 10 dernières années - mais ces mesures restent incomplètes et leurs effets prendront du temps, notamment pour la mise en oeuvre réelle du PNR. Mais c'est à la faveur des crises que nous avons connues que l'Europe a décidé de réagir et de mettre en oeuvre des moyens pour assurer sa sécurité.
L'espace Schengen doit donc être préservé et sa disparition serait illusoire, compte tenu de la volonté des Européens de le maintenir et du coût d'une telle mesure, sans aucun avantage en contrepartie.
J'en viens à mes propositions. À l'issue des travaux, nous avons identifié 32 propositions, classées selon des horizons de court, moyen et long termes, et formulées dans l'objectif d'un retour complet à la libre circulation au sein de l'espace Schengen.
Je vais vous présenter les six principales propositions. Les autres propositions ont essentiellement un caractère technique.
La première concerne le périmètre de l'espace Schengen : malgré les efforts importants observés en Bulgarie pour appliquer l'acquis de Schengen et protéger les frontières extérieures, le contexte n'est pas propice à un nouvel élargissement de cet espace du fait d'une pression migratoire toujours forte en Méditerranée, de la menace terroriste élevée, des mesures de protection qui ne sont pas encore adoptées ou entrées en vigueur comme le système entrée-sortie. Il convient donc d'exclure tout nouvel élargissement de l'espace Schengen à court terme pour veiller, en priorité, à sa consolidation.
Dans l'immédiat, il serait souhaitable de donner à la Bulgarie et à la Roumanie un accès au système d'information sur les visas (VIS) en mode consultation afin de garantir le bon fonctionnement du futur système entrée-sortie (EES) - conformément à la demande des autorités bulgares.
Ma deuxième proposition concerne l'organisation des garde-frontières : au niveau européen, il faudrait tendre vers la création d'un véritable corps de garde-frontières et de garde-côtes européens habilités à effectuer les contrôles à la frontière extérieure de l'espace Schengen, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. La réserve de réaction rapide de 1 500 garde-frontières et garde-côtes est un premier pas, mais il s'agit uniquement d'un dispositif ponctuel qui permet de répondre à des situations de crise.
Dans l'intervalle, au niveau national, il conviendrait sans doute de fusionner les agents de contrôle de la police aux frontières (PAF) et des douanes en un corps de garde-frontières unique. En dépit des efforts de coordination et des problèmes logistiques et juridiques qui sont en voie d'être résolus - notamment pour permettre l'accès direct des douaniers au fichier des personnes recherchées (FPR) - police aux frontières et douanes continuent de fonctionner selon des logiques différentes : les douanes, à l'inverse de la police, laissent d'abord entrer sur le territoire avant de procéder à un contrôle. En contrôlant sur la frontière, la police évite qu'on y pénètre. Ces deux propositions s'inscrivent dans une logique de long terme.
Ma troisième proposition concerne les hotspots. Leur bilan est, dans l'ensemble, plutôt positif car ils permettent d'identifier et d'enregistrer les étrangers entrés sur le territoire de l'espace Schengen. En revanche, la question du retour reste entière. C'est pourquoi il conviendrait de réfléchir à la mise en place de hotspots dans des États tiers afin de limiter en amont l'immigration irrégulière au sein de l'espace Schengen. Cette proposition nécessite un travail important, mais ce n'est pas irréaliste. Elle permettrait d'éviter que des passeurs ne profitent de la situation pour embarquer des réfugiés en mer.
En outre, il conviendrait de dissocier l'orientation des demandeurs d'asile au sein des hotspots externalisés, du traitement des demandes d'asile sur le territoire de l'espace Schengen. En effet, le traitement des demandes d'asile dans les hotspots extérieurs reviendrait à une extra-territorialisation, ce qui est contraire à la tradition juridique française et risquerait de porter atteinte à l'économie générale du règlement Dublin.
Pour mémoire, cette proposition de hotspots extérieurs rejoint l'une des propositions de nos collègues Jean-Yves Leconte et André Reichardt dans une résolution européenne d'avril 2016 sur la réforme de l'espace Schengen et la crise des réfugiés.
Mon quatrième point a trait aux contrôles aux frontières intérieures de l'espace Schengen. En France, le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures a donné lieu à 85 millions de contrôles et à 63 000 décisions de non admission en 2016, contre 15 000 en 2015. Le contrôle des vols intra Schengen permet quotidiennement d'identifier des personnes recherchées ou qui font l'objet d'une « fiche S ». Le contrôle aux frontières est efficace et répond aux exigences du niveau de menace terroriste très élevé en France. Or, le code frontières Schengen ne permet pas le rétablissement des contrôles au-delà de six mois pour un même motif de menace sécuritaire. La période maximale de deux ans ne concerne que les circonstances exceptionnelles mettant en péril le fonctionnement de l'espace Schengen.
Il est donc nécessaire de procéder à une révision du code frontières afin d'autoriser le rétablissement du contrôle aux frontières intérieures pour une durée maximale supérieure à six mois, et limitée à deux ans, en cas de persistance d'une menace grave pour l'ordre public ou la sécurité intérieure. Au-delà de deux ans, la prolongation serait soumise à une clause de réexamen. L'objectif ne doit pas être de prolonger les contrôles indéfiniment, mais d'apporter une réponse exceptionnelle à une situation exceptionnelle. Cette proposition rejoint la position des ministres français et allemand de l'intérieur, qui ont appelé, le 20 février 2017 dans une lettre commune, à une telle révision.
Le cinquième point concerne les systèmes d'information. Au-delà du développement de nouveaux systèmes d'information comme l'EES, la priorité doit être donnée à l'interopérabilité des systèmes. Parmi les différents scenarii identifiés par la Commission européenne, la création d'une interface européenne unique de consultation des systèmes d'information européens et des bases de données nationales doit être développée en priorité. Cette solution permettrait de répondre à la fragmentation actuelle tout en maintenant des niveaux d'accès différenciés selon les services. Une telle évolution serait préférable à l'interconnexion de l'ensemble des fichiers, qui présente des difficultés techniques et juridiques majeures.
Après de longues négociations, la directive relative à l'utilisation des données des dossiers passagers (PNR) a enfin été adoptée en avril 2016. C'est un premier pas, mais l'essentiel reste à faire pour garantir le caractère opérationnel des PNR nationaux et leur application harmonisée. Je vous rappelle la visite que nous avons organisée à Roissy. Il est donc proposé de mettre en place, au niveau de la Commission, un dispositif de suivi de la transposition de la directive PNR et d'assistance à sa mise en oeuvre opérationnelle. Il faut également rendre obligatoire l'extension du PNR aux vols effectués à l'intérieur de l'Union européenne, conformément à une demande constante de la France. En outre, nous proposons d'étendre la collecte et le traitement des données PNR à l'ensemble des transports internationaux de voyageurs (maritimes, ferroviaires et par autocar).
Je note quelques signaux encourageants : en France, la loi sur l'économie bleue prévoit un PNR maritime et, en matière ferroviaire, les ministres de l'intérieur français, belge, néerlandais et britannique ont annoncé leur intention d'étendre le PNR aux Eurostar et Thalys. Mais, pour éviter les failles, un système harmonisé au niveau européen doit être envisagé.
En conclusion, le rééquilibrage entre libre circulation et sécurité au sein de l'espace Schengen est un travail au long cours. Nous regrettons qu'il ait fallu attendre la crise de 2015 pour mettre en oeuvre les dispositifs actuels.
Des solutions existent, mais elles nécessitent une volonté politique et le développement de nouvelles technologies (systèmes d'information, contrôles automatisés, contrôles mobiles à l'aide d'outils connectés...). Les moyens de contrôles existent, encore faut-il que les politiques veuillent les mettre en oeuvre. Je vous renvoie aux débats au sein du Parlement européen lors des discussions sur le PNR. On nous a d'ailleurs dit que ce PNR ne fonctionnerait pas réellement avant 2022.
Les mutations en cours conduisent à dissocier le contrôle et la frontière et à définir une nouvelle « souveraineté partagée pour des frontières partagées », comme l'a dit Yves Bertoncini. Certains pays craignent de perdre une partie de leur souveraineté, mais je reste convaincu que ce n'est pas de moins d'Europe qu'il nous faut mais de plus d'Europe.