Monsieur le président, monsieur le ministre d’État, madame la ministre, mes chers collègues, « À mes yeux, nous avons créé les conditions qui rendent possible une sortie de l’état d’urgence, sans nous affaiblir ni demeurer impuissants face à la menace du terrorisme » : tels étaient les mots de Jean-Jacques Urvoas devant les représentants des juridictions administratives, en mars dernier…
Qu’est-ce qui a changé depuis mars dernier pour que vous nous proposiez un nouveau, ou plutôt, devrais-je dire, un énième texte pour renforcer la sécurité intérieure et lutter contre le terrorisme ?
La réponse la plus évidente serait l’élection d’un nouveau Président de la République, malgré les écrits de novembre 2016 de ce dernier, expliquant que « nous avons tout l’appareil législatif permettant de répondre, dans la durée, à la situation qui est la nôtre ».
Certes, l’élection du Président de la République est un élément structurant de nos institutions, mais insuffisant pour justifier à lui seul une nouvelle législation de droit commun intégrant des dispositions que certains ont dénommées « la pilule empoisonnée ». Ne nous trompons pas de cible, mes chers collègues, la pilule empoisonnée est le terrorisme qui sévit sur notre territoire, en Europe et au-delà, au nom de valeurs atroces et d’expéditions sanglantes.
La situation est grave et la menace élevée. Vous nous l’avez rappelé, monsieur le ministre d’État, la nature de l’intimidation a évolué : la menace n’est plus seulement exogène, elle est aussi endogène. Voilà ce qui a changé depuis mars dernier.
Une alternative s’offre aujourd’hui à nous. Après avoir prorogé pour la sixième fois l’état d’urgence jusqu’au 1er novembre prochain, soit il faut choisir de légiférer sur des dispositions que notre commission des lois a rendues « exceptionnelles » au sens lexical du terme, évitant toute dérive pernicieuse, soit il faut envisager de proroger de nouveau l’état d’urgence dans trois mois.
Il n’est pas question, pour nous, de nous accoutumer à l’état d’urgence, ce régime exceptionnel relevant de l’autorité administrative, même si l’extrémisme islamiste continue d’exister dans notre environnement quotidien. Nous tenons ardemment à maintenir l’équilibre précieux de nos institutions démocratiques issu des Lumières, fondé sur la pensée de Montesquieu, qui écrivait que « pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ».
Nous tenons à ce que le pouvoir législatif, que nous incarnons, puisse exercer la plénitude de ses compétences constitutionnelles et que l’autorité judiciaire, gardienne des libertés individuelles, joue son rôle protecteur, comme le rappelle notre collègue François Pillet dans un ouvrage qu’il vient de publier.
Notre rapporteur nous a très justement interrogés sur la nécessité de rechercher l’existence d’autres moyens pour atteindre les objectifs assignés, en assurant le respect des garanties de notre État de droit. Comme aime à le rappeler le président du Sénat, « la mission historique de notre assemblée est d’être le protecteur des libertés publiques ».
Le rôle fondamental du Sénat et, plus largement, celui du Parlement dans la défense et le contrôle des libertés devaient retrouver une réalité efficace, que le Sénat avait su imposer dans l’état d’urgence. Je remercie donc le président de la commission des lois et le rapporteur d’avoir habilement imposé l’expérimentation des deux mesures les plus attentatoires aux libertés individuelles que sont la surveillance individuelle et la visite de domicile, erronément appelées assignations et perquisitions.
Alors, oui, la situation est ambivalente. Le Gouvernement a imaginé qu’il suffirait d’inscrire dans le droit commun un certain nombre de pouvoirs supplémentaires qui seraient exercés par l’autorité administrative avec l’autorisation du juge des libertés.
Pourtant, comme le président de la commission des lois vous en a averti dès la semaine dernière, monsieur le ministre d’État, « ces dispositions ne constituent pas, par rapport à l’ensemble des dispositions déjà prises, un saut décisif permettant d’améliorer notre arsenal juridique ». Lors de votre audition, vous nous avez dit que le Gouvernement souhaitait apporter des garanties à la sécurité des Français. Eh bien, nous aussi !
Nous avons, au cours des deux dernières années, déjà inscrit dans le droit commun de très nombreuses mesures permettant de répondre aux manques manifestes de moyens et de procédures. Le Sénat est d’ailleurs à l’origine d’un certain nombre d’entre elles.
Je pense notamment à l’élargissement des facultés de recours aux perquisitions nocturnes et à la meilleure prise en charge de la radicalisation par les juges, en étendant la possibilité de prescrire des actions de prise en charge de la radicalisation, dans le cadre d’un sursis avec mise à l’épreuve, comme nous l’a rappelé notre collègue Catherine Troendlé en présentant son rapport d’information sur le désembrigadement.
Je pense encore à la création de deux nouveaux délits terroristes que sont le délit d’entrave au blocage des sites incitant à la commission d’actes de terrorisme et le délit de consultation habituelle de tels sites, mais aussi à la possibilité de rendre applicable la période de sûreté incompressible de 30 ans, au lieu de 22 ans actuellement, pour les criminels terroristes condamnés à la perpétuité.
Enfin, nous avons réussi à obtenir un régime procédural spécifique permettant d’empêcher l’accès des personnes condamnées pour terrorisme à la libération conditionnelle.
Ces mesures, personne ne peut le négliger, sont efficaces judiciairement, comme l’a d’ailleurs expliqué le Président de la République devant le Parlement réuni en Congrès à Versailles. C’est pourquoi nous sommes aujourd’hui extrêmement vigilants aux propositions que le Gouvernement formule. Il n’est pas question d’accepter un état d’urgence masqué, dégradé, qui serait introduit dans le droit commun.
Je me dois donc de saluer notre rapporteur, Michel Mercier, qui a su, comme à son habitude, détecter toute mesure attentatoire aux libertés fondamentales qui ne serait pas conforme à notre Constitution.
Les Français demandent aux pouvoirs publics de les protéger, de leur apporter la sécurité nécessaire pour vivre en liberté. Il est de notre devoir de leur répondre, en les éclairant.
Vous nous avez rassurés sur un certain nombre d’interrogations, ce qui me permet de dire que plusieurs dispositions de votre texte ne soulèvent pas de difficulté particulière pour notre groupe, qu’il s’agisse du renforcement du contrôle aux frontières, des opérations de surveillance des communications hertziennes, de la transposition de la directive européenne sur le PNR, que nous appelons de nos vœux depuis des années, ou encore de la fermeture des lieux de culte, aux seules fins de prévenir des actes terroristes.
En effet, le cœur de notre débat porte bien sur la prévention des actes terroristes, comme finalité de chacune des mesures envisagées.
L’analyse des procédures en matière de terrorisme montre d’ailleurs que le fonctionnement est optimal lorsque les actions sont engagées en coopération entre la justice administrative et la justice judiciaire, le meilleur exemple étant celui de Paris, où le préfet de police et le procureur coopèrent de manière permanente, permettant de judiciariser une grande partie des dossiers. C’est pourquoi il est fondamental pour nous que toutes ces nouvelles procédures administratives de droit commun impliquent la justice judiciaire, garante des libertés individuelles.
Nous nous satisfaisons donc pleinement des avancées proposées par la commission des lois en la matière, essentiellement dans le dispositif des mesures de surveillance individuelle, en imposant que celles-ci ne puissent être prononcées que pour une durée limitée et renouvelées sur autorisation d’un juge, afin qu’elles ne puissent devenir des mesures privatives de libertés, ce qui les détournerait de leur objet.
Une garantie supplémentaire au dispositif des visites de domicile et saisies a été apportée en prévoyant l’accord exprès du juge pour retenir, pendant le temps des opérations, toute personne à l’égard de laquelle la visite a été autorisée.
Cette implication de l’autorité judiciaire peut rassurer nos concitoyens et démontre que nous sortons réellement du régime juridique de l’état d’urgence, de caractère purement administratif. Il n’est donc pas question pour nous de faire perdurer, comme j’ai pu le lire, le régime d’exception qu’est l’état d’urgence. Il n’est pas non plus question de marginaliser l’autorité judiciaire au profit de l’autorité administrative et au détriment des droits des justiciables.
Notre démarche s’inscrit en faux par rapport à ces présupposés qui laissent penser à nos concitoyens que nous ferions reculer les libertés par le glissement d’un contrôle des mesures contraignantes et attentatoires aux libertés, effectué par le juge judiciaire, vers un contrôle a posteriori effectué par le juge administratif.
En conclusion, je souhaiterais ajouter que nous ne devons pas oublier, mes chers collègues – je me tourne particulièrement vers Alain Marc et Philippe Dominati, deux de nos rapporteurs budgétaires chargés de la mission Sécurités – que les dispositifs que nous allons voter aujourd’hui nécessiteront encore plus d’efforts de la part de l’État pour que chaque maillon de la chaîne de sécurité, puis judiciaire, puisse assumer nos décisions.
Le soupçon ne constitue pas pour nous un motif légitime d’application de mesures restrictives de libertés. La lutte contre le terrorisme est en revanche un motif suffisant pour nous battre, collectivement, pour la sécurité de nos concitoyens et la liberté de notre pays.