Il s’agit d’un sujet de fond extrêmement important.
Quelle situation avons-nous trouvée lorsque nous sommes arrivés aux affaires, voilà deux mois ? Le compte pénibilité répondait à un principe juste, mais inapplicable pour partie.
Un principe juste, parce que certaines situations de vie professionnelle créent de véritables difficultés et ont des conséquences sur la santé des salariés et leur espérance de vie. C’est un constat entièrement partagé aujourd’hui, reconnu, objectivé. Permettre à ces salariés de partir à la retraite à taux plein deux ans plus tôt nous paraît répondre à un principe de justice sociale qu’il faut absolument conserver. Il n’y a donc pas de débat sur le principe.
Simplement, nous avons constaté que, pour quatre facteurs de pénibilité – manutention de charges lourdes, postures pénibles, exposition aux vibrations mécaniques ou à des agents chimiques dangereux –, dont les déclarations devaient être faites avant le mois d’octobre 2017, les petites entreprises étaient dans l’incapacité de remplir leurs obligations. Seulement 13 branches sur 750 étaient parvenues à établir des référentiels – dans les autres, les entreprises étaient donc laissées seules face au problème –, et 700 000 déclarations avaient été faites, sur 3 millions attendues. Les entreprises allaient se trouver en défaut sans pour autant que les droits des salariés soient protégés, ces derniers n’étant pas déclarés. Se posait donc potentiellement un énorme problème d’accès au droit.
Les différents critères relèvent de modes d’analyse très divers. Le travail de nuit, le travail en équipes successives, le travail répétitif, le travail en milieu hyperbare sont déjà connus, répertoriés, documentés ; pour ces critères, il n’y a donc aucune difficulté, même une petite entreprise est en mesure de remplir ses obligations déclaratives. En ce qui concerne le bruit et la température extérieure extrême, la mise en application nous a paru également tout à fait réalisable.
Par conséquent, pour ces six premiers critères, nous avons considéré que les modalités d’application prévues étaient tout à fait réalistes et devaient donc être mises en œuvre dans le cadre du C3P tel qu’il a été conçu.
En revanche, en l’absence de dispositif approprié, la prise en compte des trois critères ergonomiques – je reviendrai après sur l’exposition aux agents chimiques, qui est un autre sujet –, que sont la manutention lourde, les postures pénibles et l’exposition aux vibrations mécaniques, a provoqué une véritable angoisse dans les toutes petites entreprises, essentiellement chez les agriculteurs et les artisans, qui ne peuvent pas être tous les jours derrière leurs salariés pour mesurer leur exposition à ces facteurs de pénibilité. Ubu se transformait en personnage de Kafka ! On risquait donc de se trouver face à un immense constant de carence. Les entreprises auraient été en faute et les salariés n’auraient pu accéder à leurs droits.
La responsabilité conjointe de l’exécutif et du législateur est d’élaborer des dispositifs justes, mais aussi applicables. Un droit non exerçable, non applicable, n’est pas un vrai droit.
Pourquoi avons-nous choisi pour véhicule ce projet de loi d’habilitation ? Parce que l’échéance était en octobre. Nous ne pouvions pas prendre un ou deux ans pour réfléchir, sauf à courir le risque d’un blocage complet.
Comme je l’ai indiqué au comité d’orientation des conditions de travail la semaine dernière, nous avons choisi de conserver les dix critères, contrairement à ce que j’ai pu entendre dire et à ce que certains auraient souhaité, car nous considérons qu’ils sont justes. Les six premiers critères s’inscriront dans le dispositif du C3P, avec le système de comptage de points. S’agissant des quatre derniers, nous proposons que les salariés qui y ont été exposés puissent partir à la retraite immédiatement après un examen médical conduit dans des conditions à définir, si leur taux d’incapacité est d’au moins 10 %.
Tout système présente des avantages et des inconvénients, et je ne prétends pas que le nôtre est parfait, mais je pense que c’est le plus juste qui soit applicable en l’état actuel des choses. Grâce à lui, environ 10 000 personnes pourront partir en retraite anticipée à taux plein dès l’année prochaine. Avec le système de points, cette génération n’aurait pas pu en profiter. En effet, sauf pour ceux nés avant 1955 et qui avaient une bonification, il fallait attendre dix ans, soit 2027, en cas d’exposition à plusieurs facteurs, et vingt ans, soit 2037, en cas d’exposition à un seul facteur.
Oui, ce dispositif repose davantage sur la réparation que sur la prévention, mais il est applicable et juste : il va permettre à des personnes ayant subi des conditions de travail difficiles de partir à la retraite dès l’année prochaine.
Concernant la prévention, il s’agit en effet d’un sujet essentiel. La prévention sera toujours préférable, mais elle ne peut pas marcher à 100 %, donc il faut toujours prévoir un volet réparation.
En matière de prévention, nous entendons agir sur trois leviers.
En premier lieu, la prévention de la pénibilité relèvera expressément de la responsabilité des branches. Ce sera inscrit en toutes les lettres dans les ordonnances. En effet, les spécificités des métiers et des secteurs sont extrêmement importantes à cet égard. Les facteurs de pénibilité les plus fréquents ne sont pas les mêmes d’une branche à l’autre.
En deuxième lieu, la semaine dernière, nous sommes convenus, avec le comité d’orientation des conditions de travail, que la prévention primaire était prioritaire dans le cadre du troisième plan « santé au travail ». Nous allons suivre ce point de près avec les partenaires sociaux.
En troisième lieu, le financement sera assuré par la branche accidents du travail-maladies professionnelles de la sécurité sociale. Comme elle est financée par les cotisations des employeurs, ceux-ci sont incités à être attentifs à la prévention de la pénibilité pour éviter que trop de gens ne partent à la retraite de façon anticipée, ce qui aboutirait à alourdir les cotisations.
La philosophie générale est donc la suivante : la prévention sera toujours préférable, mais un droit non applicable ne constitue pas un progrès pour les salariés. Nous verrons comment progresser sur ces sujets à l’avenir.
En ce qui concerne l’exposition aux agents chimiques, il s’agit bien d’un critère spécifique, car il y a des effets différés à plus long terme. Aujourd’hui, la réglementation et les accords de branche prévoient beaucoup d’éléments importants, en matière tant de prévention que de réparation. Nous voulons que les branches continuent à jouer ce rôle, mais j’ai tout de même demandé à des experts de vérifier que ce qui est en place est suffisant et pertinent au regard de l’esprit de prévention que nous souhaitons privilégier. C’est un sujet sur lequel et les branches de la chimie et le COCT vont continuer à travailler, même si on a déjà beaucoup progressé. La science fait des découvertes tous les jours, et il faut donc rester en alerte.
J’ai été un peu longue, mais je voulais vraiment préciser ces points, afin que vous ayez l’assurance que nous partageons complètement l’idée que, pour les salariés ayant eu une vie professionnelle pénible, partir à la retraite à taux plein deux ans plus tôt est un élément de justice sociale. Cependant, un droit qui n’est pas applicable ne profite à personne, et il est donc de notre responsabilité de faire en sorte que le principe puisse trouver une application. On peut se réjouir que ce texte permette à 10 000 personnes de prendre une retraite anticipée dès l’année prochaine. Certes, il ne s’agit que de réparation, mais la réparation, c’est aussi une mesure de justice.
Notre système n’est peut-être pas parfait, mais je demande le retrait de ces amendements de suppression, afin de permettre un progrès immédiat pour un certain nombre de personnes et de rendre applicable un principe juste que vous avez adopté.