Madame la présidente, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, la justice va mal.
Les délais ne cessent de s’allonger. En dix ans, ils sont passés de sept mois et demi à près d’un an pour les tribunaux de grande instance. Dans le même temps, le stock d’affaires en attente a augmenté de plus d’un quart. Or le nombre de magistrats et de greffiers a diminué. Les vacances de postes sont devenues endémiques : actuellement, près de 500 postes de magistrats et 900 postes de greffiers ne sont pas pourvus.
Les juridictions sont proches de l’embolie. Chaque année, on compte plus de 2, 6 millions nouvelles affaires civiles et plus de 1, 2 million nouvelles affaires pénales.
Je veux ici rendre hommage à tous les magistrats, aux personnels judiciaires et pénitentiaires, aux avocats et aux auxiliaires de justice dont le dévouement quotidien, dans des conditions difficiles, voire dégradées, fait que la justice est encore rendue dans notre pays.
Des millions de Français sont concernés. Pour eux, la justice, ce sont d’abord les litiges relatifs aux loyers, aux crédits à la consommation, aux saisies sur salaire, à la propriété, à l’état civil, au droit du travail, au recouvrement de créances et, bien sûr, aux divorces, à la garde des enfants, aux pensions alimentaires…
À l’égard de tous nos concitoyens en demande de justice, les tribunaux doivent avant tout répondre à des impératifs de service public : qualité, facilité d’accès, simplicité de fonctionnement, rapidité et, bien évidemment, effectivité de l’exécution des jugements.
Il suffit d’énoncer toutes ces exigences pour mesurer le chemin qui reste à accomplir pour répondre aux attentes des Françaises et des Français.
En attestent aussi les lenteurs et les dysfonctionnements de l’aide juridictionnelle, ainsi que l’incroyable complexité du partage des compétences entre tribunaux d’instance et tribunaux de grande instance. Dans notre pays, le parcours de l’accès au droit demeure trop souvent labyrinthique.
Quant à la chaîne pénale, elle se caractérise par un phénomène de saturation qui prend deux formes : 100 000 condamnations à une peine de prison ferme en attente d’exécution ; 70 000 détenus pour 58 000 places en prison – chaque nuit, 1 800 détenus dorment sur un matelas posé à même le sol.
C’est dire l’ampleur des défis que doit relever la justice de notre pays pour sortir de la crise dans laquelle un long délaissement l’a plongée.
Pendant près d’un an, la mission pluraliste de la commission des lois a entendu au Sénat non loin de 300 personnalités du monde judiciaire et a accompli de nombreux déplacements à travers notre pays pour apprécier concrètement les conditions de fonctionnement de la justice.
La mission a rendu son rapport le 4 avril dernier. Nous sommes parvenus à faire émerger ensemble 127 propositions, dont 125 ont fait l’objet d’un accord entre nous. Il s’agit d’un consensus politique, mais aussi d’un large consensus judiciaire.
Au cours de notre plongée dans le monde de la justice, jamais ou presque la question du manque d’indépendance n’a spontanément été soulevée, sauf pour la nomination des magistrats du parquet. L’indépendance de la justice est profondément ancrée non seulement dans notre droit, mais aussi dans la culture et les pratiques des magistrats. Elle n’est en rien menacée.
C’est pourquoi nous avons concentré nos réflexions et nos propositions sur la question des moyens, de l’organisation et de la gestion des juridictions plutôt que sur la conception de réformes institutionnelles sans portée concrète qui nous auraient enfermés dans des débats idéologiques dépassés ayant trop souvent servi de prétexte à l’inertie.
Les propositions de loi qui vous sont présentées sont le fruit de ce travail.
Au cours des quinze dernières années, la demande de justice a progressé beaucoup plus vite que les moyens, même si, contrairement aux idées reçues, ceux-ci ont en réalité beaucoup augmenté, passant de 4, 5 milliards d’euros en 2002 à 8, 5 milliards d’euros en 2017.
Mais cet effort s’est révélé très insuffisant compte tenu de l’explosion du nombre des instances. En réalité, la justice a été négligée, sauf, peut-être, durant la période 2002-2007, au cours de laquelle le budget a augmenté de 37 %. Le rythme de la hausse a ensuite été inférieur de moitié.
Pourquoi ce ralentissement ? Parce que dès l’été 2002 avait été votée une loi de programmation des moyens de la justice, mise en œuvre cent jours après l’élection présidentielle. La sincérité de la priorité donnée à la justice avait alors été démontrée avec éclat…
La véritable épreuve de vérité permettant d’apprécier la volonté politique de redresser la justice est donc bien la capacité à adopter rapidement une loi de programmation liant le Gouvernement et le Parlement dans l’élaboration et l’exécution des lois de finances de tout le quinquennat.
La proposition qui vous est présentée vise à augmenter le budget de la justice de 28 % en cinq ans, avec la création de près de 14 000 postes et de 15 000 places de prison, pour atteindre un budget d’environ 11 milliards d’euros en 2022.
Cette augmentation est, certes, moindre que celle qui est intervenue entre 2002 et 2007, mais elle est déjà près de deux fois plus importante que celle qui a été enregistrée pendant le précédent quinquennat.
Pour atteindre ces objectifs matériels, la croissance du budget de la justice devra s’élever en moyenne à 5 % par an, c’est-à-dire être nettement supérieure à celle du budget 2017 et du projet de budget pour 2018, qui traduisent pourtant une évolution substantielle par rapport aux années précédentes.
Il faut, par ailleurs, mettre la justice à l’abri des mesures de mise en réserve et d’annulation de crédits qui provoquent, depuis si longtemps, une gestion erratique des budgets et une exécution chaotique des travaux programmés sans véritablement contribuer à la maîtrise des dépenses publiques. Des dispositions vous sont proposées en ce sens.
Madame la garde des sceaux, je suis heureux de voir que le Gouvernement, après tant et tant de rapports, a lancé le mois dernier une réflexion multiforme sur la réforme de la justice. Les cinq groupes de travail devront vous remettre leurs conclusions en janvier prochain. Je veux croire que l’inscription de nos deux propositions de loi à l’ordre du jour du Sénat n’est peut-être pas étrangère au lancement de cette nouvelle réflexion.
Mais, si le Gouvernement a posé de bonnes questions, nous espérons avoir déjà formulé les bonnes réponses ! Ce serait une perte de chance pour la justice que de ne pouvoir disposer d’une loi de programmation que dans le courant de l’année 2019, deux ans après l’élection présidentielle.
Si nous voulons œuvrer au redressement de la justice dans l’unité nationale nécessaire, il faut aller vite. C’est pourquoi il est essentiel que la réforme de la justice soit adoptée dès maintenant par le Sénat et qu’elle devienne ensuite, si vous le voulez bien, un instrument entre les mains du Gouvernement pour que l’Assemblée nationale se prononce à son tour rapidement, c’est-à-dire au début de l’année 2018, dès que le Gouvernement aura tiré les enseignements des travaux que vous venez de lancer et que j’ai évoqués.
Une loi quinquennale qui ne trouverait à s’appliquer que durant les trois dernières années du quinquennat constituerait, pour la justice, une occasion largement manquée.
Le montant des crédits de la justice n’est bien sûr pas seul en cause. Il faut également poser la question, soulevée à de nombreuses reprises par la Cour des comptes, de l’organisation, du fonctionnement et de la gestion des cours et tribunaux, ainsi que des prisons. Il serait vain, en effet, de déployer de nouveaux moyens sans une transformation profonde de la façon d’utiliser les moyens existants.
La réforme sera le corollaire de l’engagement financier de l’État et, en quelque sorte, sa contrepartie. C’est pourquoi les textes qui vous sont soumis proposent des changements profonds.
La création d’un tribunal de première instance permettra de créer une unité de gestion des juridictions de proximité en maintenant l’intégralité des implantations actuelles.
Le développement massif de la conciliation et de la médiation concentrera le juge sur son office et accélérera le traitement des litiges.
La réforme de l’aide juridictionnelle écartera du prétoire les recours manifestement irrecevables et financera l’accès au juge par le rétablissement d’un droit de timbre modique.
L’amélioration de la gestion des ressources humaines, en magistrats comme en greffiers, mettra fin aux vacances de poste endémiques qui paralysent tant de petites juridictions déshéritées.
Le renforcement de l’équipe du juge permettra aux magistrats de se consacrer pleinement à leurs tâches.
Je cite encore le renforcement des pouvoirs budgétaires des chefs de juridiction, l’accélération des processus de dématérialisation des procédures, l’exigence d’études d’impact dignes de ce nom et, enfin, la clarification du régime de l’aménagement des peines.
Cette dernière mesure est une nécessité pour rétablir la confiance dans la justice pénale. Il n’est compréhensible ni pour les victimes ni pour les condamnés eux-mêmes que des peines de prison ferme allant jusqu’à deux ans ne donnent lieu, en pratique, à aucune incarcération. Si les alternatives à l’emprisonnement, dont l’essor stagne depuis cinq ans, doivent être développées, il importe de sortir de l’ambiguïté actuelle : une peine de prison ferme est une peine de prison ferme ; elle doit être exécutée, ou alors il faut prononcer une autre peine !
Madame la garde des sceaux, mes chers collègues, l’ambition de ces deux propositions de loi montre l’attachement que le Sénat porte à notre état de droit. Elles reflètent les attentes profondes de tous les Français, et pas seulement celles des serviteurs de la justice.
Sur un marché du droit en pleine expansion, les tribunaux n’ont plus de monopole : nous assistons à l’essor de sites internet proposant un éventail de plus en plus large de services de règlement des litiges. Si la justice continuait à dépérir, si le sursaut était encore différé, une justice de substitution, qui risquerait d’être aussi une justice au rabais, pourrait prospérer.
Voilà pourquoi, mes chers collègues, il y a urgence à agir pour la sauvegarde et le redressement de notre justice.