Cette année encore, nous examinons pour avis les crédits du programme 165 « Conseil d'État et autres juridictions administratives » avec les crédits du programme 164 « Cour des comptes et autres juridictions financières », au sein de la mission « Conseil et contrôle de l'État », dont le responsable est le Premier ministre. Vous retrouverez tous les chiffres dans mon rapport.
Pour 2018, les juridictions administratives bénéficient d'une hausse de leur budget de 3 % et d'un plafond d'emplois en augmentation de 54 équivalents temps plein travaillé (ETPT). Les juridictions financières voient également leurs crédits augmenter de 1,9 % alors que leur plafond d'emplois reste stable à 1 840 ETPT.
Dans la continuité des observations formulées l'an dernier sur ces crédits par notre ancien collègue Michel Delebarre, je vous invite à ne pas vous arrêter aux apparences, qui pourraient laisser penser que ces juridictions jouissent de situations budgétaires privilégiées en cette période de rigueur budgétaire. En effet, les crédits supplémentaires alloués aux juridictions administratives sont essentiellement destinés à la Cour nationale du droit d'asile (CNDA), qui est encore mal connue, et ceux prévus pour les juridictions financières sont à peine suffisants pour leur permettre d'atteindre le plafond d'emplois fixé depuis 2010, mais en deçà duquel la Cour des comptes demeurait pour faire face aux mouvements de personnels liés à la restructuration de la carte des juridictions financières, suite à la réforme de l'organisation territoriale.
Dans les juridictions administratives, les délais moyens de jugement inférieurs à un an cachent une réalité toute autre. En effet, ces délais sont calculés tous types d'affaires confondus. Si l'on enlève les procédures d'urgence, encadrées dans des délais contraints, ces délais sont nettement plus longs et s'établissement, pour les tribunaux administratifs à près de 1,9 an et pour les cours administratives d'appel à près de 1,2 an. Si la multiplication des procédures urgentes permet d'afficher un délai de traitement moyen des affaires très satisfaisant, elle a pour effet d'allonger les délais de traitement des affaires dites ordinaires (contentieux fiscal, contentieux de l'urbanisme, contentieux hospitalier...) et, corrélativement, de faire obstacle à la résorption du stock des affaires les plus anciennes, alors même que ces affaires ont parfois un impact humain tout aussi important que les contentieux qui bénéficient de procédures d'urgence. Tel est le cas, par exemple, en matière de responsabilité hospitalière.
Cet effet d'éviction des procédures d'urgence sur les contentieux ordinaires est particulièrement visible au tribunal administratif de Lille, dans lequel je me suis rendu, en raison de la forte proportion que représente, pour cette juridiction, le contentieux des étrangers. Le délai moyen constaté pour le traitement des affaires ordinaires y est de 2,5 ans. Quant aux affaires en stock depuis plus de deux ans, elles représentent 15 % des dossiers enregistrés contre 8 % dans l'hexagone.
Toutes les personnes que j'ai entendues nous ont mis en garde contre la tentation de fixer systématiquement des délais de jugements contraints dans les lois que nous adoptons. Peut-être pourrions-nous, effectivement, rendre aux juridictions, parfaitement capables de hiérarchiser l'urgence des affaires, la maîtrise de leur rôle. Cette logique de subsidiarité serait la bienvenue car trop de lois entravent nos juridictions administratives.
Pour faire face à cette pression contentieuse constante, les juridictions administratives ont eu recours à différents outils visant à renforcer leur efficacité et générer des économies tels que le développement des téléprocédures, la multiplication des procédures à juge unique, l'encouragement de la médiation ou la création d'une action collective destinée au traitement des contentieux sériels.
Il sera désormais difficile d'aller plus loin dans les réformes de procédures sans porter atteinte à la qualité des décisions de justice.
Je vous propose donc d'autres pistes d'amélioration comme l'engagement d'une réflexion portant sur le contrôle de l'attribution de l'aide juridictionnelle, au regard de la recevabilité et du bien-fondé du dossier, dans le prolongement de ce que notre commission des lois a initié, pour les demandes d'aide juridictionnelle formulées devant les juridictions judiciaires, dans ses travaux sur le redressement de la justice. Toutefois, il faudra veiller à ce que ce dispositif ne porte pas atteinte à l'accès à la justice des populations socialement fragiles. Il conviendrait aussi de renforcer les équipes des magistrats, en s'inspirant du statut des juristes assistants qui interviennent auprès des juges judiciaires.
Enfin, concernant la CNDA, dans laquelle je me suis rendu, sa situation est tout à fait particulière et justifie pleinement le renforcement de ses moyens, comme le prévoit le projet de loi de finances pour 2018 avec la création de 51 emplois. Pourtant, l'augmentation des effectifs pourrait ne pas être suffisante au regard de la progression du nombre d'affaires à laquelle la Cour est confrontée. De fait, elle a enregistré une nouvelle hausse de 3,4 % de ses entrées en 2016 et devrait connaître 30 % d'affaires supplémentaires en 2018.
Au-delà de la question de l'adéquation des moyens à la progression du contentieux, plusieurs chantiers sont en cours ou devraient être lancés pour améliorer le fonctionnement de la juridiction : le regroupement des personnels, à l'horizon 2022, sur un seul site au lieu de cinq actuellement ; la mise en place par la présidente de la Cour, Mme Michèle de Segonzac, d'un groupe de travail chargé d'évaluer l'opportunité d'une spécialisation des personnels de la Cour en fonction des zones géographiques de provenance des demandeurs d'asile, soit une cinquantaine de pays ; le développement d'outils informatiques permettant la dématérialisation des échanges, sur le modèle de « télérecours », ainsi que d'outils statistiques, pour améliorer le pilotage de la Cour.
S'agissant ensuite des juridictions financières, pour faire face à la multiplication de leurs missions, avant de réclamer une augmentation de leurs moyens, elles ont commencé par mener d'importantes réformes internes telles que la restructuration de la carte des chambres régionales des comptes ou l'engagement d'une démarche novatrice de transition digitale.
Corrélativement à l'élargissement de leur champ de compétences avec, par exemple, le contrôle des établissements sociaux et médico-sociaux et établissements privés en application de la loi de modernisation de la santé du 26 janvier 2016 - soit 38 000 nouveaux établissements représentant 14 milliards d'euros d'argent public -, la perception du rôle des juridictions financières par les justiciables a évolué. Elles ont désormais un véritable rôle d'accompagnement des collectivités territoriales.
Cette évolution a rendu nécessaire l'adaptation des outils de travail mis à la disposition de ces juridictions. Ainsi, il serait tout à fait pertinent, comme l'ont suggéré les magistrats de chambres régionales des comptes que j'ai rencontrés, d'envisager de leur permettre de contrôler des politiques locales thématiques dans leur ensemble, quand elles font intervenir une pluralité d'entités différentes, pour leur donner une vision globale de ces politiques.
Ainsi en est-il des politiques culturelles, de la jeunesse et des sports qui sont transversales. Lille, par exemple, dispose d'un musée international, - le Palais des beaux-arts -, géré en régie, d'une scène nationale de théâtre - le théâtre du Nord -, de maisons de la culture, d'un orchestre national, d'un orchestre baroque, de conservatoires municipaux... En cas de contrôle, la chambre régionale des comptes ne peut travailler qu'organisme par organisme ; une vision globale lui permettrait de mieux conseillers les élus sur leurs choix politiques.
En conclusion, malgré tout le volontarisme et le professionnalisme dont font preuve les magistrats et les personnels des juridictions, tant administratives que financières, le constat est sans appel : les gisements de productivité, à effectifs constants, sont épuisés. Ces efforts demandés aux magistrats et aux personnels des juridictions ne sont d'ailleurs pas sans conséquences sociales et humaines, comme l'ont relevé les présidents Jean-Marc Sauvé et Didier Migaud lors de nos entretiens.
Dès lors, aucune nouvelle compétence, ni aucune extension de compétence ne devra être décidée sans une évaluation sérieuse de son impact sur l'activité de ces juridictions et sans l'allocation de moyens suffisants, sous peine de mettre le fonctionnement de ces juridictions en péril et de porter atteinte à la qualité de la justice rendue à nos concitoyens.
Compte tenu de ces enjeux importants, j'envisage d'approfondir les pistes de réflexion que je viens de présenter, ainsi que d'autres, comme l'étude de la situation des juridictions situées dans les territoires ultramarins, qui font face à des problématiques tout à fait spécifiques, en effectuant un travail de suivi régulier, tout au long de l'année à venir, ponctué de plusieurs nouveaux déplacements.
Au bénéfice de ces observations, je vous propose d'émettre un avis favorable à l'adoption des crédits des programmes « Conseil d'État et autres juridictions administratives » et « Cour des comptes et autres juridictions financières » rattachés à la mission « Conseil et contrôle de l'État », inscrits au projet de loi de finances pour 2018. L'augmentation des crédits ne doit pas nous exonérer d'exercer toute notre vigilance.