L'utilisation systématique des produits phytopharmaceutiques dans l'agriculture française a suscité, dès les années 1970, des interrogations quant à ses effets sur l'environnement ; elle est désormais largement remise en cause, avec la prise de conscience croissante, par les pouvoirs publics et nos concitoyens, des risques qu'elle fait peser sur la santé humaine. Les pesticides et leurs effets sur la santé sont devenus un sujet majeur de préoccupation et de mobilisation, suscitant de nombreux rapports, en particulier parlementaires, et la mise en place par le législateur en 2014 d'un système de phytopharmacovigilance piloté par l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses).
Au regard notamment des données collectées par les épidémiologistes dans le secteur agricole, la mission d'information menée en 2012 sous la présidence de notre collègue Sophie Primas, et dont la rapporteure était Nicole Bonnefoy, faisait ainsi état d'une urgence sanitaire sous-évaluée. Le rapport dressait le constat d'un système français conduisant à une sous-déclaration et à une sous-reconnaissance des maladies professionnelles liées à l'exposition aux produits phytopharmaceutiques.
Adoptés à l'unanimité, ces travaux ont précédé d'un an la publication de l'étude scientifique la plus aboutie à ce jour en France, l'expertise collective de l'Inserm, fondée sur une revue de la littérature scientifique internationale publiée au cours des trente dernières années. Cette étude conclut à l'existence de plusieurs niveaux de présomption s'agissant du lien entre l'exposition aux pesticides et différentes pathologies, en particulier certains cancers -hémopathies malignes, cancers de la prostate, tumeurs cérébrales, cancers cutanés-, certaines maladies neurologiques -maladie de Parkinson, maladie d'Alzheimer, troubles cognitifs- ainsi que certains troubles de la reproduction et du développement. Elle souligne en outre que la survenue d'autres pathologies telles que les maladies respiratoires, les troubles immunologiques et les pathologies endocriniennes suscite aussi des interrogations. Elle insiste enfin sur les expositions aux pesticides au cours de la période prénatale et périnatale, ainsi que pendant la petite enfance, qui semblent être particulièrement à risque pour le développement de l'enfant.
Dans ce contexte, un encadrement plus étroit des produits phytopharmaceutiques a progressivement été mis en place. Ce cadre est amené à évoluer en fonction des connaissances disponibles, comme l'illustrent les récentes discussions sur l'autorisation du glyphosate. Pour autant, la nécessité de renforcer la prévention, que nous reconnaissons tous, n'épuise pas le sujet de la réparation lorsque des dommages ont été subis.
La PPL que nous examinons aujourd'hui, déposée par notre collègue Nicole Bonnefoy, répond à cette ambition. Son objet est de prévoir, sous certaines conditions, l'indemnisation des préjudices résultant de l'exposition à des produits phytopharmaceutiques en allant au-delà de la simple réparation forfaitaire que notre législation sociale limite aux victimes professionnelles.
L'article 1er définit le champ des personnes éligibles. Les professionnels du secteur agricole sont bien évidemment la première population concernée. Ils pourraient accéder au dispositif d'indemnisation dès lors qu'ils auront préalablement obtenu la reconnaissance d'une pathologie d'origine professionnelle sur le fondement du système déjà existant des tableaux de maladies professionnelles.
À l'heure actuelle, dans le régime agricole, le nombre de tableaux permettant la reconnaissance d'une maladie liée à l'exposition aux pesticides s'élève à quinze. Quatre d'entre eux concentrent la grande majorité des cas : il s'agit principalement des tableaux n° 58, relatif à la maladie de Parkinson, et 59, relatif aux hémopathies malignes. Entre 2007 et 2016, le nombre de reconnaissances obtenues sur ces fondements s'élève respectivement à 303 et 88. La proposition de loi prévoit que, si elles en formulent la demande, les victimes ainsi reconnues bénéficieraient ipso facto d'une réparation intégrale. Au regard des dommages causés, qui dépassent largement le préjudice économique pour englober les préjudices extra-patrimoniaux, une telle avancée me paraît aller dans le sens de l'histoire de la protection sociale.
Il en va de même de l'ouverture du dispositif aux victimes exposées en dehors du cadre professionnel, et que l'on peut qualifier de victimes environnementales ; ainsi, des riverains de champs agricoles qui subissent les effets des épandages. La proposition les inclut pleinement dans le dispositif. Elle couvre également les enfants atteints d'une pathologie occasionnée par l'exposition, in utero, aux pesticides via leurs parents.
L'article 2 crée le fonds d'indemnisation et en confie la gestion à la Caisse centrale de la mutualité sociale agricole (CCMSA). Il précise son mode d'organisation en prévoyant notamment la création d'une commission médicale autonome chargée d'examiner le lien entre la survenue d'une pathologie et l'exposition aux produits phytopharmaceutiques. Les articles 3 et 4 définissent la procédure d'examen des demandes par le fonds. Aux termes de l'article 7 relatif aux modalités de financement, le fonds serait abondé principalement par une fraction du produit de la taxe perçue sur les produits phytopharmaceutiques dont s'acquittent leurs fabricants.
Les auditions ont montré que la volonté d'améliorer les règles d'indemnisation est accueillie très positivement. L'Anses, en particulier, s'est montrée favorable à la recherche d'une plus grande équité dans la prise en charge des victimes. Elle a également souligné l'avantage d'un tel dispositif qui évite la judiciarisation des demandes. Les réserves formulées portent essentiellement sur deux points : la gouvernance et la procédure d'instruction, que d'aucuns voudraient voir précisées, et le financement, sur lequel les avis sont partagés.
Les syndicats agricoles souhaiteraient que le financement soit entièrement étatique. Ils craignent qu'une hausse de la taxe sur les produits phytopharmaceutiques ne soit répercutée sur le prix de vente. Compte tenu du chiffre d'affaires du secteur en France -plus de 2 milliards d'euros- et de la capacité de négociation des intermédiaires, il me semble que cette réserve pourrait être levée. D'ailleurs, les règles de recevabilité financière auxquelles nous sommes contraints ne nous permettent pas de faire reposer le financement du fonds en intégralité sur l'État. En tout état de cause, il convient de rappeler que la taxe sur les produits phytopharmaceutiques est aujourd'hui collectée par l'Anses dont elle finance le dispositif de phytopharmacovigilance. Il est essentiel que celui-ci soit totalement préservé.
Quoi qu'il en soit, pour financer l'activité du fonds et sa montée en charge, les ressources devront nécessairement être revues après la phase d'amorçage.
Les amendements que je vous proposerai résultent essentiellement de trois séries de considérations.
D'abord, le texte retient une définition particulièrement large des personnes éligibles au dispositif. Pour les victimes non professionnelles, il me semblerait utile de renvoyer à un arrêté ministériel le soin de définir la liste des pathologies ouvrant droit à indemnisation. Afin d'établir cette liste, le Gouvernement pourra se fonder sur les tableaux de maladies professionnelles et les résultats de l'expertise collective de l'Inserm. A l'instar des tableaux, la liste aurait vocation à évoluer avec nos connaissances scientifiques.
Des modifications paraissent également nécessaires pour préciser la gouvernance du fonds d'indemnisation. Je vous proposerai de prévoir qu'il comprend un conseil de gestion et qu'il est représenté à l'égard des tiers par le directeur de la CCMSA.
Enfin, en ce qui concerne la procédure d'examen des demandes, le texte dispose que le demandeur justifie d'un lien direct entre son exposition aux pesticides et la pathologie. De l'avis général, faire reposer la charge de la preuve sur le demandeur rendrait le dispositif extrêmement complexe. Je vous proposerai de retenir plutôt une présomption de causalité : la jurisprudence civile et administrative dans le domaine de la santé reconnaît que le doute scientifique ne fait pas nécessairement obstacle à la preuve requise du demandeur dès lors que celui-ci fait valoir un faisceau d'indices concordants sur les dommages causés par le produit. Nous pourrions donc renvoyer à une commission médicale indépendante la mission d'examiner les circonstances des expositions et de statuer sur leur lien avec la pathologie, en nous inspirant des dispositions en vigueur pour le fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante (FIVA).
Nous avons acquis un niveau de connaissances suffisant pour ne pas différer notre travail de législateur au motif que ces connaissances sont encore en progrès. La PPL qui nous est soumise est l'occasion de poser un cadre normatif rigoureux, prudentiel et évolutif.