Monsieur le président, monsieur le ministre d’État, mes chers collègues, tout d’abord, je tiens à rappeler à cette tribune le caractère compréhensif du travail accompli par la commission des lois du Sénat sur le texte soumis à son examen.
J’ajoute que les points particuliers que nous avons relevés et fait évoluer sont, naturellement, en lien direct avec l’objet de cette proposition de loi.
De surcroît, nous avons bien conscience qu’il s’agit là d’un texte urgent.
Voici ce que déclare M. Pascal Brice, directeur général de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides : « L’OFPRA subit de plein fouet les failles du système européen de l’asile. »
Cette proposition de loi est courte, son objet est limité et son but est très clair. Il s’agit de résoudre un problème ponctuel, mais urgent : l’impossibilité de placer en rétention et de transférer efficacement les étrangers dont la demande d’asile relève d’un autre pays européen, en application du règlement Dublin.
Il est vrai que le régime d’asile européen commun repose sur un principe cardinal : un seul État est compétent pour l’examen d’une demande d’asile.
Ce principe a été mis en œuvre par plusieurs textes européens, le dernier en date étant le troisième règlement Dublin, de 2013. Il s’applique dans trente-deux États européens, et les deux objectifs qu’il vise sont complémentaires : premièrement, coordonner les politiques d’asile des États européens et s’assurer que toutes les demandes déposées soient effectivement examinées, en vertu du principe de non-refoulement de la convention de Genève ; deuxièmement, lutter contre un éventuel forum shopping, une course à l’État le plus favorable.
Pour déterminer l’État responsable de l’examen de la demande d’asile, huit critères hiérarchisés sont prévus. Ils prennent en compte la situation familiale du demandeur ainsi que son parcours personnel et migratoire.
En pratique, deux critères prédominent.
Tout d’abord, l’État responsable de la demande d’asile sera généralement celui qui a reçu la première demande d’asile ou celui dans lequel le demandeur a franchi irrégulièrement la frontière, terrestre, maritime ou aérienne, de l’espace européen Dublin. Concrètement, le système fonctionne principalement à partir des prises d’empreintes digitales des demandeurs, enregistrées dans la base de données EURODAC.
Ensuite, le règlement prévoit les modalités de transfert des étrangers « dublinés » vers l’État responsable du traitement de la demande. Faute de transfert après un certain délai, généralement fixé à six mois, l’État où se trouve l’étranger redevient responsable de l’examen de sa demande d’asile.
En France, en 2016, près de 26 000 procédures Dublin ont été engagées sur le territoire national, soit une multiplication par cinq du nombre des « dublinés » par rapport à l’année 2014. Sur les 14 000 procédures Dublin pour lesquelles la France a recueilli l’accord d’un autre État européen responsable de reprendre l’étranger pour examiner sa demande, seules environ 1 300 ont abouti à un transfert effectif. Le taux de transferts exécutés s’établit ainsi à 9 %, ce que l’on peut considérer comme dérisoire : c’est bien la preuve que le système ne fonctionne plus.
Il faut le dire : en pratique, le système est aujourd’hui à bout de souffle. Dublin fonctionne tant que les flux migratoires ne sont pas trop importants ; mais, en cas de crise migratoire, la difficulté est majeure.
D’après l’OFPRA, la France a enregistré 100 412 demandes d’asile en 2017. Signe de l’ampleur de la crise migratoire, ce nombre est en hausse de 17 % par rapport à 2016 et de 90 % par rapport à 2010.
L’ensemble des États « Dublin » connaissent des difficultés dans la mise en œuvre des procédures de réadmission. En 2016, 3 968 transferts ont été effectivement réalisés par l’Allemagne, sur 55 690 procédures engagées, contre 5 244 par la Suède, sur 12 118 procédures, et 61 par l’Italie, sur 14 229 procédures…
En réalité, plusieurs facteurs expliquent cet échec.
Tout d’abord, je pense au manque de solidarité entre les États : le système pèse particulièrement sur un nombre restreint d’États « périphériques » comme la Grèce, l’Italie, la Hongrie, la Bulgarie et la Roumanie, ce qui remet évidemment en cause sa soutenabilité.
Ensuite, je citerai les stratégies d’évitement des États et aux refus de recueil d’empreintes : seuls 23 % des franchissements irréguliers d’une frontière extérieure de l’Union européenne font l’objet d’un prélèvement d’empreintes digitales, ce qui, bien sûr, nuit gravement à l’efficacité de la base de données EURODAC.
Entre le 1er janvier et le 18 septembre 2017, sur 5 576 présentations à la borne EURODAC du Calaisis, 3 469 refus de prélèvement d’empreintes ont été enregistrés, ce qui représente à peu près 62 % de l’ensemble. Au total, 132 personnes ont été placées en garde à vue et aucune n’a été poursuivie pénalement.
En France, le problème s’est récemment trouvé renforcé par l’impossibilité juridique de placer en rétention les étrangers qui doivent être transférés en application du règlement Dublin : c’est bien là le problème !
Des jurisprudences récentes ont remis en cause tout placement en rétention d’étrangers « dublinés », rendant ainsi leur transfert quasi impossible.
Avons-nous mal anticipé ?
Dans tous les cas, il n’y a pas de rétention possible avant la décision de transfert : le Conseil d’État a jugé, en juillet 2017, que le droit français ne prévoyait pas le placement en rétention des étrangers sous procédure Dublin en amont de la décision de transfert, leur rétention étant seulement possible après notification de cette décision.
Il n’y a pas non plus de rétention après la décision de transfert. Depuis mars 2017, la CJUE n’autorise le placement en rétention des Dublinés après une décision de transfert que sous conditions : uniquement si le droit national de l’État précise, par des dispositions de portée générale, la définition du « risque non négligeable de fuite », qui justifie un placement en rétention. Un arrêt du 27 septembre 2017 de la Cour de cassation en a tiré les conséquences. Il constate que la France n’a pas défini spécifiquement ce « risque non négligeable de fuite » et interdit donc le placement en rétention des « dublinés ».
Naturellement, cette situation doit être réglée, car nous ne pouvons pas accepter le statu quo dans ces conditions.
Tel est l’objet du présent texte : sécuriser nos procédures.
Cette proposition de loi émane de notre collègue député Jean-Luc Warsmann et entend répondre à ce problème juridique. Elle vise à sécuriser le placement en rétention des « dublinés » et à prévoir qu’il puisse, dans certains cas, intervenir dès le début de la procédure Dublin, sans que l’on doive attendre la notification de la décision de transfert.
Le texte transmis par l’Assemblée nationale prévoit ainsi onze critères alternatifs permettant, sauf circonstance particulière, de caractériser un « risque non négligeable de fuite ». Il simplifie également le régime d’assignation à résidence des « dublinés » et garantit leur droit à l’information.
La commission des lois du Sénat, qui s’est prononcée sur cette proposition de loi la semaine dernière, entend répondre aux demandes du terrain et combler rapidement ce vide juridique.
Je rappelle que les services de l’État sont aujourd’hui démunis face à l’augmentation du nombre de procédures Dublin et face à leur difficile mise en œuvre.
En outre, j’indique au Sénat qu’une délégation de la commission a visité le centre de rétention administrative de Lesquin. À cette occasion, nous avons rencontré les nombreux acteurs qui gèrent la politique migratoire dans le département du Nord : je parle des services préfectoraux, de la police aux frontières, des avocats, des magistrats et des associations.
Les problèmes rapportés étaient frappants : sur-sollicitation des personnels, complexité extrême des procédures, taux dérisoires d’exécution des mesures d’éloignement, hausse des comportements violents, alors qu’aucun migrant relevant des accords de Dublin ne se trouvait en centre de rétention, puisque c’est interdit.
La commission des lois, qui entend bien ces demandes, juge effectivement urgent de conforter et d’améliorer l’efficacité des procédures Dublin. Elle a ainsi adopté trois amendements.
Ils visent, le premier, à lutter plus efficacement contre les refus de prise d’empreintes digitales qui minent l’efficacité des procédures, le deuxième, à accélérer les procédures en réduisant de quinze à sept jours le délai de recours contre une décision de transfert, et, le troisième, à faciliter l’organisation des visites domiciliaires pour s’assurer de la présence d’un étranger assigné à résidence, sans avoir recours à la rétention.
En outre, la commission des lois a souhaité sécuriser, à l’article 3 du texte, les assignations à résidence des étrangers faisant l’objet d’une interdiction judiciaire du territoire – un aspect important de notre politique migratoire –, dont le régime a été fragilisé, fin 2017, par une décision du Conseil constitutionnel.
Il lui a semblé absolument nécessaire de contrôler la présence sur le territoire d’individus potentiellement dangereux qui, pour certains, ont été condamnés pour des actes de terrorisme. Il était important de régler ce problème juridique dès maintenant, car, sans faire offense à personne, nous ne sommes pas certains que le texte promis par le Gouvernement sur l’asile et l’immigration soit bien voté définitivement à la fin du mois de juin prochain. Pour des raisons pratiques, il m’a paru utile de profiter de l’occasion qui nous est offerte aujourd’hui pour garantir la sécurité de notre droit national, tout en restant dans la logique de ce texte.
L’objet limité de cette proposition de loi ne fait pas oublier la nécessité d’un débat plus large sur l’immigration et sur les procédures d’éloignement.
Lors de l’examen du prochain projet de loi, annoncé pour le printemps prochain, le Sénat veillera à ce que le Gouvernement reste suffisamment ambitieux pour traiter de l’ensemble de la question migratoire : simplifier substantiellement les procédures, assurer des moyens aux politiques d’asile et d’intégration, redoubler nos efforts diplomatiques pour rendre plus efficaces les expulsions et faire enfin aboutir la réforme du régime d’asile européen pour le rationaliser et pour prévoir davantage de solidarité entre les États membres.
La commission des lois partage les objectifs assignés à ce texte par le Gouvernement et a émis, à la majorité et non à l’unanimité, un avis favorable à son adoption.