J’avais appris cela en première année de droit ; cela remonte à très loin !
En application de ce principe très général, le propriétaire d’un site naturel – ou son gestionnaire s’il avait transféré à celui-ci sa garde juridique par convention – peut voir sa responsabilité civile engagée pour des branches qui tombent ou des pierres qui roulent, dès lors que la victime démontre que la chose est intervenue dans la réalisation du dommage, alors même que le gardien n’a commis aucune faute. Il ne pourra pas s’exonérer de sa responsabilité, sauf à prouver l’existence d’un cas de force majeure – notion appréciée très strictement par les juges – ou d’une faute de la victime.
L’article unique de la proposition de loi prévoyait donc de compléter l’article L. 365-1 du code de l’environnement, pour basculer d’un régime de responsabilité du fait des choses vers un régime de responsabilité pour faute du gestionnaire ou du propriétaire du site naturel.
Bien que partageant l’objectif des auteurs de la proposition de loi, la commission a estimé que ce texte suscitait certaines interrogations, auxquelles il était nécessaire d’apporter des réponses précises.
Une première interrogation porte sur l’opportunité même d’une intervention du législateur.
Le contentieux de la responsabilité civile des gestionnaires et des propriétaires du fait de dommages causés sur des sites naturels est peu abondant, voire inexistant, ces dernières années pour les personnes publiques. Le dépôt de la proposition de loi fait suite à un jugement isolé de première instance rendu à Toulouse, contre lequel un appel a été interjeté. Dès lors, fallait-il légiférer ?
C’est la première question que j’ai posée en ma qualité de rapporteur. La commission a estimé que la quasi-absence de contentieux en matière de responsabilité civile des gestionnaires et propriétaires de sites naturels n’est pas un argument en faveur du statu quo. Elle est surtout révélatrice de la très grande attention portée, nous dit-on, par les fédérations, en particulier à la sécurité des pratiquants de sports de nature.
La commission a donc considéré que l’important développement de ces pratiques de plein air justifiait pleinement d’anticiper les difficultés à venir et les éventuels tâtonnements jurisprudentiels par la fixation de règles précises.
Fallait-il ensuite s’opposer à la création d’un nouveau régime spécial, alors même qu’une grande réforme de la responsabilité civile est annoncée par la Chancellerie ?
Le président Retailleau l’a dit, les réticences qui ont été exprimées sont parfaitement compréhensibles. Cependant, il me semble utile de rappeler que, faute d’évolutions législatives depuis 1804, la responsabilité du fait des choses est devenue une construction jurisprudentielle, engagée à la fin du XIXe siècle pour prendre en considération des problématiques qui n’existaient pas lors de l’élaboration du code civil.
Comme il l’a déjà fait pour certaines situations spécifiques, le législateur est donc, à notre avis, tout à fait légitime à intervenir pour créer un régime adapté aux contraintes particulières inhérentes à ces sites naturels. Fallait-il alors attendre le grand projet de réforme de la responsabilité civile annoncé par le ministère de la justice pour intervenir ?
La commission des lois a estimé, au contraire, que la proposition de loi constituait une belle occasion pour le Sénat d’engager la réflexion sur ce sujet, voire d’être à l’initiative de dispositions utiles et attendues, comme ce fut le cas pour la consécration de la réparation du préjudice écologique.
S’agissant du dispositif de la proposition de loi lui-même, la commission a considéré qu’il soulevait des difficultés d’articulation avec le reste de l’article L. 365-1 du code de l’environnement, d’une part, et des difficultés d’application en raison de l’imprécision des notions utilisées, d’autre part.
À titre d’exemple, l’utilisation de la notion de « responsabilité civile » posait question. Si elle couvrait, certes, la responsabilité délictuelle, elle englobait également la responsabilité contractuelle du propriétaire ou du gestionnaire, ce qui n’était pas, je pense, l’objectif des auteurs du texte. Le dispositif aurait permis une exonération totale de responsabilité de ces personnes, hors les cas où elles ont commis une faute.
Ainsi, un manquement non fautif à l’obligation de sécurité mise par la jurisprudence à la charge de l’exploitant d’un site payant n’aurait plus permis d’engager la responsabilité de cet exploitant à l’égard de la victime du dommage. Il en aurait résulté un transfert du risque pesant actuellement sur l’exploitant, d’une station de ski par exemple, souvent professionnel et bien assuré, vers son client, seulement couvert – et encore, ce n’est pas toujours le cas – par une assurance de dommages personnels.
Autant dire qu’il n’était pas possible d’en rester à la notion de responsabilité civile simple. Il fallait scinder très clairement les notions de responsabilité délictuelle et de responsabilité contractuelle.
Quant au champ des personnes bénéficiaires de cette exonération, la référence aux « propriétaires et gestionnaires de sites » ne permettait pas de couvrir l’ensemble des gardiens potentiels de la chose. Quid du locataire si l’on ne vise dans la loi que le propriétaire ou le gestionnaire du site ?
Enfin, l’utilisation de la notion de « circulation du public » était également problématique, car elle pouvait renvoyer à la circulation d’engins motorisés relevant du régime spécial de la loi du 5 juillet 1985.
Dès lors, la commission a adopté une nouvelle rédaction complète de l’article unique du texte, mais exclusivement afin d’apporter les précisions indispensables à la sécurité juridique du dispositif. Les auditions d’hommes de loi que nous avons menées sur le sujet ont achevé d’éclairer le rapporteur que je suis.
La rédaction retenue écarte explicitement le jeu de la responsabilité du fait des choses des gardiens des sites dans lesquels s’exercent les sports de nature ou les activités de loisirs, en cas de dommages subis par les pratiquants de ces sports et activités. Puisque le régime de responsabilité de plein droit ne pourrait plus s’appliquer, la responsabilité du gardien du site dans lequel a eu lieu le dommage devrait être recherchée sur le fondement de la faute, comme le souhaitent les auteurs du texte.
Cette solution repose sur la théorie de l’acceptation des risques, bien connue dans le domaine sportif, en vertu de laquelle celui qui accepte de participer à une activité à risque en supporte les conséquences, ce qui revient à alléger ou supprimer la responsabilité de l’auteur ou du responsable du dommage.
Cette théorie a été progressivement délaissée par la jurisprudence pour faire bénéficier les victimes du régime plus favorable de la responsabilité de plein droit du fait des choses. Le développement des assurances dans le domaine du sport n’a sans doute pas été étranger à cette évolution.
En restaurant ladite théorie, la commission vous propose de revenir, dans le domaine des sports de nature et des activités de loisirs, à une conception plus limitée de la responsabilité sans faute, qui a seulement pour objet de protéger la victime contre des risques créés par autrui, et non contre des risques auxquels elle participe volontairement par son activité.
Il en résulte une solution équilibrée de partage de responsabilité entre le propriétaire ou le gestionnaire du terrain, qui doit mettre en œuvre tous les moyens dont il dispose pour assurer des conditions de sécurité optimales à l’exercice des sports et des activités de loisirs de nature, et les pratiquants, à la recherche d’une nature intacte, qui doivent prendre conscience que, malgré toutes les diligences entreprises par le propriétaire ou le gestionnaire du site – le gardien –, le « risque zéro » n’existe pas quand on pratique l’escalade, l’alpinisme, le vélo ou la randonnée dans des sites naturels peu ou pas aménagés.
La commission a ensuite choisi d’introduire ce dispositif dans le code du sport, au sein des dispositions relatives aux sports de nature, plutôt que dans le code de l’environnement, puisqu’il concerne la pratique de ces sports et les activités de loisirs de plein air qui s’en approchent.
La commission a estimé enfin que, puisque le jeu de la responsabilité du fait des choses était désormais écarté, les indications données au juge pour apprécier cette responsabilité, prévues à l’article L. 365-1 du code de l’environnement, n’avaient plus lieu d’être. Dès lors, elle a complété la proposition de loi par un article 2 qui a pour objet d’abroger cet article.
Mes chers collègues, la commission vous propose d’adopter la proposition de loi ainsi modifiée.