Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, l’indicateur du PIB a été instauré en 1945, aux fins de quantifier les besoins des Français, en pleine période de reconstruction. Il s’agissait alors de mesurer le développement de la société, ses progrès, avec l’objectif presque exclusif d’apprécier sa capacité à produire toujours plus de richesses.
Cet indicateur, aujourd’hui au service de la compétitivité, vieux de plus de soixante-dix ans, a besoin d’évoluer en profondeur. En effet, le PIB souffre de plusieurs lacunes : il ne mesure pas la répartition des richesses dans la société ; il ne prend pas en compte les ressources naturelles des pays, en termes énergétiques ou de biodiversité ; pis encore, le PIB, ne permettant pas de prévisions ou d’anticipations, n’étant qu’un indicateur-bilan des résultats économiques du pays, ne mesure pas la pérennité de la croissance.
Notre société doit s’intéresser au bien-être et à la qualité de vie de sa population, être à l’écoute des citoyens et cesser de se focaliser uniquement sur les enjeux économiques, comme cela a pu être le cas par le passé. Ce constat est aujourd’hui largement partagé, sur tous les bords politiques.
Nicolas Sarkozy, en 2008, avait installé la commission Stiglitz, dite « commission sur la mesure de la performance économique et du progrès social ». Cette commission avait engagé une réflexion sur les moyens d’échapper à une approche trop quantitative, trop comptable, de la mesure de nos performances collectives.
En 2000, la région Nord-Pas-de-Calais, devenue depuis lors la région Hauts-de-France et chère à Xavier Bertrand, avait mis en place des indicateurs de richesse complémentaires au PIB, en lien avec l’ARF, l’Association des régions de France. La loi Sas, votée en 2015, a prévu la prise en compte de dix nouveaux indicateurs de richesse, qui donnent lieu à la publication d’un rapport annuel permettant d’évaluer l’état de la France.
Plus récemment, le député du « nouveau monde » Bruno Bonnell – j’ai parcouru l’ensemble du spectre politique ! – s’est créé une certaine notoriété en déclarant : « On n’entend que ça, le pouvoir d’achat, comme si la vie se résumait au pouvoir d’acheter ». Même si je suis en désaccord total avec M. Bonnell en ce qui concerne sa conclusion, je crois, comme lui, comme M. Sarkozy, comme Mme Sas et comme M. Stiglitz, que nous aurions beaucoup à gagner à utiliser des indicateurs plus adaptés à nos évolutions sociétales.
Quels sont les indicateurs à retenir ? Quelles seraient les conclusions que nous pourrions tirer des nouvelles tendances ? Nous n’en savons encore rien.
Une telle évolution permettrait-elle de dissimuler la question du pouvoir d’achat, comme le souhaite M. Bonnell ? Permettrait-elle de mettre au jour de nouvelles inégalités, comme l’estime Amartya Sen, qui déclarait en 2009 : « Les indicateurs de production ou de consommation de marchandises ne disent pas grand-chose de la liberté et du bien-être, qui dépendent de l’organisation de la société, de la distribution des revenus. »
La loi Sas avait défini dix nouveaux indicateurs. Actuellement, nous ne pouvons pas, avec le seul indicateur qu’est le PIB, anticiper l’impact d’une décision sur l’écologie ou sur la soutenabilité de la dette, ses conséquences pour les citoyens. Il s’agit à mon sens d’une problématique beaucoup plus large que celle du seul contrôle des politiques publiques tel qu’il s’exerce déjà dans nos assemblées. Il y va d’une véritable révolution culturelle – M. Montaugé me pardonnera si je trahis sa pensée.
Le PIB mesure le niveau de vie du pays ; c’est donc un indicateur qui évalue, mais qui ne porte pas d’ambition sociale ou transformatrice. Les dix indicateurs de la loi Sas étaient le taux d’emploi, l’effort de recherche, l’endettement, l’espérance de vie en bonne santé, la satisfaction dans la vie, les inégalités de revenus, la pauvreté en conditions de vie, les sorties précoces du système scolaire, l’empreinte carbone, l’artificialisation des sols.
La promotion de ces indicateurs vise donc à changer les pratiques du Gouvernement, à le forcer à prendre en compte des indicateurs qu’il négligeait, afin de répondre aux enjeux d’aujourd’hui et de demain.
Selon les mots d’Édouard Philippe – vous voyez, mes chers collègues, que j’ai toujours de bonnes références – dans le dernier rapport sur ces indicateurs de richesse, « Cette dynamique n’est pas un travail en chambre, elle n’est pas simplement un exercice de spécialistes, elle a un sens politique profond. Il s’agit de savoir ce sur quoi nous fondons collectivement notre appréciation de ce que nous entendons par les termes de croissance, de développement, de bien-être ou de progrès ».
Il est vrai que certains de ces indicateurs sont plus difficilement mesurables, comme le niveau de satisfaction dans la vie. Bien que les réponses apportées soient subjectives, elles n’en restent pas moins révélatrices de l’état actuel de notre société ; à ce titre, les valeurs en question sont à prendre au sérieux.
Il y a donc les indicateurs, et ces nouveaux indicateurs sont une très bonne avancée. Il y a aussi, et c’est tout aussi important, notre capacité collective à les évaluer : non pas comme le fait le Gouvernement, c’est-à-dire de manière annuelle, en mesurant les résultats établis durant l’année, mais dans leur efficacité, leur utilité, leur impact concret. Nous pensons qu’il est important de faire un bilan d’évaluation sur la pertinence de ces indicateurs, avec la possibilité de les compléter, donc d’en ajouter, afin de les rendre plus complets et plus exhaustifs.
Pour vous donner un exemple, nous pourrions ajouter aux indicateurs existants des « blocs d’indicateurs ». Serait ainsi créé un indicateur de soutenabilité sociale, qui regrouperait des indicateurs d’inégalités fondés sur des indicateurs de répartition, mesurant les inégalités de revenus, les inégalités territoriales – elles ont été citées tout à l’heure – concernant l’accès aux dispositifs de l’État et les inégalités des chances.
À ce premier bloc s’ajouterait la création d’un indicateur de l’état du patrimoine national, mesurant, donc, le capital productif de la France, son capital humain, son capital social, mais également son capital naturel, autant de mesures essentielles pour améliorer notre bien-être dans le futur.
Enfin, un dernier bloc consisterait en un indicateur de responsabilité écologique de la France dans le monde, nous permettant de mesurer l’impact écologique de notre pays en recourant aux indicateurs d’empreinte carbone et de consommation carbone.
Pour le moment, le rapport annuel présente l’évaluation de l’impact des principales réformes engagées par le Gouvernement, mais il est principalement utilisé dans le cadre des lois de finances.
Un élargissement de son utilisation, s’agissant notamment du respect de la contrainte écologique, est important. Plusieurs indicateurs concernent l’environnement et doivent donc être utilisés au maximum de leur potentiel. Vous le savez, mes chers collègues, l’enjeu écologique est essentiel ; dans la lignée de la COP 21 et de ses résolutions ambitieuses, il est de notre devoir de prendre très au sérieux les contraintes écologiques dans nos études d’impact, au moyen des indicateurs nouvellement adoptés.
Afin de rendre ces indicateurs vraiment efficaces, une évaluation plus qualitative des projets de loi, via l’intégration des nouveaux indicateurs de richesse dans les études d’impact, est une nécessité. Un renforcement de la prise en compte des nouveaux indicateurs mettrait en lumière ces derniers et permettrait de mieux prévoir les incidences des lois futures sur la vie de nos concitoyens.
Nous proposons en outre, via le texte de Franck Montaugé, que le rapport annuel issu de la loi Sas, qui est remis par le Gouvernement au Parlement, puisse faire l’objet d’une contre-expertise indépendante.
Cette proposition est importante. En effet, le rapport est actuellement rédigé par les services du Premier ministre et vise à évaluer la politique du Gouvernement, ce qui peut créer des conflits d’intérêts et conduire à négliger certaines données révélées par les indicateurs.
Pour cette raison, la rédaction d’un second rapport, qui viserait à garantir l’objectivité du premier, pourrait être réalisée par l’Observatoire français des conjonctures économiques, l’OFCE, qui est un organisme de prévision indépendant. Un rapport de cet observatoire, dont les qualités et l’expertise des agents sont reconnues, garantirait une impartialité des données et un éclairage plus large.
Une contre-expertise serait d’autant plus la bienvenue qu’a été votée, en septembre dernier, la loi pour la confiance dans la vie politique. Permettre au Parlement de demander une contre-expertise irait dans le même sens, celui du contrôle accru des actions du Gouvernement, et octroierait plus de légitimité aux résultats dudit rapport, accroissant ainsi la confiance qui leur est accordée.
Le groupe socialiste et républicain soutient la proposition de création d’un Conseil parlementaire d’évaluation des politiques publiques et du bien-être de notre collègue Franck Montaugé. Composé de dix-huit députés et de dix-huit sénateurs, ce conseil aurait pour ambition de tenir le Parlement informé des conséquences des politiques publiques sur le bien-être des populations, ainsi que de la soutenabilité desdites politiques.
Cette avancée permettrait de prendre en compte la mesure du bien-être, prise en compte déjà amorcée par le biais de l’indicateur de satisfaction dans la vie, mais l’élargirait à d’autres points essentiels, tels que la présence de tel ou tel commerce ou service public, la qualité de l’air, etc., avec des données plus précises. Elle serait beaucoup plus importante que de simples rapports annuels, dont nous mentirions, mes chers collègues, si nous affirmions que nous les dévorons tous in extenso…
J’ai compris que la commission des lois ne partageait pas les intentions de M. Montaugé, dont j’estime que la concrétisation constituerait un réel progrès. L’OPECST, l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, et la délégation aux entreprises auraient-ils la chance d’être créés aujourd’hui si on leur appliquait le même raisonnement que celui de la commission des lois s’agissant de ce nouveau conseil ?
L’évaluation des politiques, angle mort de notre vie publique, nécessite de la créativité. Dans cette perspective, avec sa proposition, Franck Montaugé fait œuvre utile. Il manifeste, avec ses deux textes, une impatience qui fait honneur au Parlement et qui vient répondre à une demande sans cesse formulée : c’est souvent « pour demain », ce n’est jamais le moment…
Aujourd’hui, c’est la question de la réforme constitutionnelle qui nous amène à différer ce travail. Nous avons entendu les arguments de M. le rapporteur, dont l’intention, par le renvoi en commission, est d’améliorer ce texte que nous propose Franck Montaugé.
Nous ne nous opposerons pas au renvoi en commission, pleins d’espoir dans le travail à venir, mais nous nous abstiendrons avec sagesse, en attendant que soient enfin pris en compte ces indicateurs de richesse et engagées ces politiques d’évaluation que l’on nous promet toujours et qui n’arrivent jamais.