Intervention de Christophe-André Frassa

Réunion du 18 avril 2018 à 14h30
Protection des savoir-faire et des informations commerciales — Suite de la discussion en procédure accélérée d'une proposition de loi dans le texte de la commission

Photo de Christophe-André FrassaChristophe-André Frassa :

Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, dans un rapport d’information rédigé avec notre ancien collègue Michel Delebarre en avril 2015, j’avais souligné les risques, en dépit des atouts du droit français des entreprises, pouvant résulter de la confrontation entre le système juridique français et certains systèmes juridiques étrangers, en particulier anglo-saxons.

De ces travaux, il ressortait notamment que tant les innovations que le savoir-faire des entreprises françaises paraissaient vulnérables, faute d’un régime efficace de protection du secret des affaires, et que, à la différence de ses concurrentes anglo-saxonnes, une entreprise française ne pouvait opposer la confidentialité des avis juridiques internes de ses juristes. Ces constats demeurent malheureusement valables.

Toutefois, la présente proposition de loi devrait permettre de surmonter la première de ces difficultés majeures pour les entreprises françaises, connue depuis longtemps, dans des conditions d’égalité avec les autres entreprises de l’Union européenne. Je déplore qu’il ait fallu attendre la transposition d’une directive – qui plus est, à la fin du délai de transposition, la directive datant de juin 2016 – pour se doter enfin d’un régime de protection légale du secret des affaires en droit français.

Il faut par ailleurs relever ce paradoxe : alors qu’il a fallu attendre des années pour que notre pays puisse se doter d’un tel régime, nous devons aujourd’hui examiner dans des délais extrêmement contraints le texte qui concrétise cette longue attente.

La création d’un tel régime de protection du secret des affaires, attendue depuis longtemps, n’ignore pour autant pas le rôle des journalistes, des lanceurs d’alerte ou encore des représentants de salariés dans l’information de la société civile. Un équilibre a été trouvé entre les exigences également légitimes de protection du secret des affaires des entreprises et d’information tant des salariés que des citoyens.

La directive considère que « les secrets d’affaires sont l’une des formes de protection de la création intellectuelle et des savoir-faire innovants les plus couramment utilisées par les entreprises, et, en même temps, ils sont les moins protégés par le cadre juridique existant de l’Union contre l’obtention, l’utilisation ou la divulgation illicite par d’autres parties ».

Dans certains domaines bien circonscrits, le droit français ne connaît que la notion traditionnelle de secret industriel et commercial et, dans de rares cas, la notion de secret des affaires. Quelques dispositifs épars et sectoriels ne constituent pas une protection générale et transversale contre l’obtention illicite de secrets d’entreprises non légalement protégés. Le constat est clair : il manque à la législation française un dispositif général et transversal de protection du secret des affaires garantissant une vraie protection des informations confidentielles détenues par les entreprises françaises.

Le constat de la carence du droit français en matière de protection du secret des affaires est connu depuis longtemps, de sorte que les initiatives n’ont pas manqué ; aucune, toutefois, n’a pu aboutir jusqu’à présent.

En novembre 2011, notre ancien collègue député Bernard Carayon, que j’ai entendu en audition, déposa une proposition de loi visant à sanctionner la violation du secret des affaires, qui fut adoptée en janvier 2012 par l’Assemblée nationale, juste avant la fin de la législature. Cette proposition de loi ne comportait qu’une dimension pénale visant à dissuader plus fortement la captation illicite de secrets d’entreprises par leurs concurrentes. Controversé dans les milieux économiques, ce texte est demeuré sans suite devant notre assemblée.

En juillet 2014, quelques mois après la présentation de la proposition de directive, notre ancien collègue député Jean-Jacques Urvoas, alors président de la commission des lois de l’Assemblée nationale, déposa une proposition de loi relative à la protection du secret des affaires, comportant à la fois un volet civil et un volet pénal. Quelques mois plus tard, les dispositions de cette proposition de loi furent introduites par l’Assemblée nationale, en première lecture, au stade de la commission, dans la loi du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques, avant d’en être retirées dès la séance, au vu de la vive controverse médiatique qu’elles suscitèrent.

Je relève que le contexte n’est plus le même aujourd’hui, a fortiori avec l’obligation de transposition d’une directive européenne.

Venons-en maintenant au texte qui nous est soumis. Sur mon initiative, votre commission des lois a adopté 24 amendements visant à assurer la conformité de la proposition de loi à la directive, à préciser et à clarifier les procédures judiciaires mises en place par le texte, à garantir la protection accordée, par dérogation au secret des affaires, aux journalistes, aux lanceurs d’alerte et aux représentants des salariés, et à créer un délit de détournement à des fins économiques d’une information protégée au titre du secret des affaires, afin de mieux sanctionner les atteintes frauduleuses aux intérêts des entreprises françaises par des concurrents.

Tirant les conséquences des modifications et ajouts apportés au texte initial de la proposition de loi par l’Assemblée nationale puis par elle-même, votre commission l’a renommée « proposition de loi relative à la protection du secret des affaires ».

Votre commission a veillé à la conformité de la proposition de loi à la directive. En particulier, elle a distingué, à l’instar de la directive, les notions de « détenteur légitime » et d’« obtention licite » du secret des affaires, alors que la proposition de loi confond ces deux notions, en retenant le critère du contrôle sur le secret pour définir le détenteur légitime.

Elle a aussi précisé que l’ingénierie inverse constituait un mode licite d’obtention, mais sous réserve de stipulations contractuelles interdisant ou limitant l’obtention du secret.

Elle a également retenu une formulation plus conforme à la directive de l’obtention illicite d’un secret, caractérisée notamment par un accès non autorisé à un support contenant le secret, et non par une interdiction d’accès ou par le contournement d’une mesure de protection du secret.

Concernant les exceptions au secret des affaires bénéficiant aux autorités administratives et juridictionnelles ainsi qu’aux journalistes, aux lanceurs d’alerte et aux représentants des salariés, tandis que la directive dispose que, dans cette hypothèse, les demandes en justice doivent être rejetées, la proposition de loi énonce que le secret « n’est pas protégé », rédaction soulevant de nombreuses interrogations quant à sa portée juridique effective. Par conséquent, votre commission a préféré indiquer que le secret n’est pas opposable en cas d’instance relative à une atteinte au secret des affaires, en précisant clairement qu’il reste protégé ultérieurement dans les cas où il n’a pas été divulgué au public par un journaliste ou par un lanceur d’alerte.

Votre commission a apporté d’autres corrections plus ponctuelles pour assurer la conformité du texte à la directive.

En outre, puisque la directive permet une transposition plus protectrice du secret des affaires dans les législations nationales, elle a également prévu que l’information protégée devait avoir une valeur économique et non pas une valeur seulement commerciale, pour couvrir plus largement les informations non protégées, en l’état du texte, mais utiles pour une entreprise concurrente.

Votre commission a veillé à la précision, à la clarté et à la cohérence des procédures judiciaires mises en place par le texte et, plus largement du texte dans son ensemble. Elle a ainsi expressément prévu les règles de prescription en matière d’action civile pour atteinte au secret des affaires. Elle a harmonisé, par cohérence, les règles d’évaluation des préjudices avec celles qui sont prévues en matière de propriété industrielle et de contrefaçon. Elle a également précisé et clarifié les dispositions relatives à la protection du secret dans les procédures portées devant les juridictions civiles et commerciales, en veillant à leur conformité à la directive.

En outre, votre commission a veillé à la constitutionnalité du texte en supprimant le mécanisme d’amende civile prévu en cas de procédure abusive engagée pour atteinte au secret des affaires, en raison de sa contrariété avec le principe de proportionnalité des peines. D’ailleurs, compte tenu de la pratique judiciaire, les juges n’auraient jamais appliqué cette sanction civile.

Votre commission a approuvé les exceptions au secret des affaires ouvertes au bénéfice des journalistes, des lanceurs d’alerte et des représentants des salariés, au nom de la liberté d’expression et d’information, tout en clarifiant la portée juridique des dispositions proposées par le texte. L’équilibre doit être conservé entre les exigences également légitimes de protection du secret des affaires des entreprises et de libre information des citoyens.

En ce qui concerne les journalistes, votre commission a, à l’issue d’un débat, adopté le texte sans modification, considérant que l’amendement que j’avais présenté pour clarifier le texte pouvait susciter des incompréhensions.

En ce qui concerne les lanceurs d’alerte, votre commission a distingué plus clairement l’existence d’un double régime d’alerte, celui qui est issu de la directive et celui qui a été instauré en 2016 par le législateur français. La transposition de la directive ne doit en effet pas conduire à la remise en cause du régime français, plus protecteur des lanceurs d’alerte.

Les incriminations pénales existantes ne permettent pas de prendre correctement en compte toutes les hypothèses de violation du secret des affaires à des fins purement économiques. En conséquence, votre commission a créé un délit de détournement d’une information économique protégée consistant à obtenir, à utiliser ou à divulguer de façon illicite une information protégée par le secret des affaires en contournant sciemment les mesures de protection mises en place par son détenteur légitime, afin d’en retirer un avantage de nature exclusivement économique. Les peines encourues seraient les mêmes que pour l’abus de confiance, c’est-à-dire trois ans d’emprisonnement et 375 000 euros d’amende.

La conformité du dispositif au principe constitutionnel de légalité des délits et des peines serait assurée par la définition précise de ses éléments matériel – le fait de contourner sciemment les mesures de protection mises en place par le détenteur légitime du secret – et intentionnel – le but d’en retirer un avantage de nature exclusivement économique.

Les journalistes, les lanceurs d’alerte et les représentants des salariés seraient clairement exclus du champ de ce délit, puisqu’il vise l’obtention d’un avantage de nature exclusivement économique.

Il s’agit ainsi de renforcer la portée dissuasive de la nouvelle législation française en matière de secret des affaires, à l’égard notamment de certains intérêts étrangers qui pourraient considérer que la simple action civile ne représente pas une réelle menace de sanction en cas d’obtention illicite d’une information confidentielle d’entreprise protégée par la loi.

Enfin, votre commission a adopté la proposition de loi ainsi modifiée, en retenant un nouvel intitulé, beaucoup plus parlant : « Proposition de loi relative à la protection du secret des affaires. »

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