Intervention de Albéric de Montgolfier

Réunion du 19 avril 2018 à 10h30
Prévention de l'érosion de la base d'imposition et du transfert de bénéfices — Adoption d'un projet de loi dans le texte de la commission

Photo de Albéric de MontgolfierAlbéric de Montgolfier :

Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, monsieur le président de la commission, mes chers collègues, le projet de loi que nous examinons aujourd’hui autorise la ratification de la convention multilatérale pour la mise en œuvre des mesures relatives aux conventions fiscales pour prévenir l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices.

Cette convention a été signée à Paris le 7 juin 2017 et réunit en tout 78 États. Résultant d’un travail conduit par l’OCDE, elle vise à intégrer certaines recommandations du projet communément connu sous le nom de BEPS, relatif à l’érosion de la base d’imposition et au transfert de bénéfices.

Madame la secrétaire d’État, vous l’avez dit à l’instant : cette convention a déjà été ratifiée par cinq États, et elle devrait entrer en vigueur au 1er juillet 2018.

Engagé par le G20, qui en a endossé les recommandations, le projet BEPS vise utilement à actualiser les règles du système fiscal international en supprimant, en quelque sorte, les interstices laissés aux acteurs par la législation et exploités par certains d’entre eux pour réduire leur niveau d’imposition.

Il convient toutefois de noter que ce texte ne traite pas la question de la fiscalité du secteur de l’économie numérique, dont nous serons appelés à débattre prochainement. Seule la remise d’un rapport est, en effet, prévue sur ce sujet. L’OCDE mène certes des travaux à ce titre, mais leurs premiers résultats ne sont pas attendus avant 2020.

C’est sans doute ce vide observé dans la réglementation internationale qui a conduit la Commission européenne, sous l’impulsion notamment de la France, à présenter deux projets de directive à propos desquelles j’ai déposé une proposition de résolution européenne hier, au nom la commission des finances du Sénat.

La convention multilatérale doit permettre la mise en œuvre effective de quatre actions du « paquet BEPS » qui nécessitaient une modification des conventions bilatérales régissant les relations entre deux États.

Pour être souvent appelés à ratifier, ici même, des conventions fiscales – nous en traitons, en moyenne, six ou sept par an –, nous savons que tirer les conséquences de BEPS dans le réseau conventionnel selon la méthode traditionnelle de négociation, pays par pays, convention par convention, aurait nécessité plusieurs années, voire plusieurs décennies. Pendant ce temps, la lutte contre les phénomènes d’évitement de l’impôt s’en serait sans doute trouvée fragilisée.

Cet instrument multilatéral, dont nous allons autoriser la ratification, répond à cette difficulté, notamment en offrant aux États un moyen d’intégrer d’un coup les recommandations du « paquet BEPS » ayant un impact sur leur réseau conventionnel.

Pour autant – c’est là que l’architecture est assez nouvelle - cet instrument ne se substitue pas aux conventions fiscales bilatérales : en quelque sorte, il se superpose à elles, lorsque les États l’ont conjointement décidé. Ce n’est donc qu’un outil que les parties peuvent utiliser, même de manière partielle – elles conservent, à cet égard, une certaine liberté conventionnelle.

Pour qu’une disposition d’une convention fiscale soit modifiée, trois conditions doivent être réunies : premièrement, qu’elle ait été notifiée par les deux parties comme entrant dans le champ de l’instrument multilatéral ; deuxièmement, que la disposition de cette convention ait été effectivement visée par les deux parties ; troisièmement, que les réserves ou options formulées par les deux parties sur cette disposition correspondent.

La spécificité de cette convention multilatérale tient au nombre de réserves et d’options qu’elle prévoit. Mais là est peut-être le prix à payer pour obtenir l’accord du plus grand nombre… Seuls trois des trente-neuf articles relèvent de normes minimales ne pouvant faire l’objet de réserves. D’ailleurs, parmi les États cités par Mme la secrétaire d’État qui ont ratifié ce texte, plusieurs, j’imagine, ont émis de nombreuses réserves.

Ces trois articles mis à part, les réserves sont possibles, de même que des options sont prévues dans certains articles. Il s’agit donc, en quelque sorte, d’une convention « à la carte ». Cette convention multilatérale prolonge donc la conception bilatérale des relations fiscales et s’inscrit dans les stratégies fiscales mises en œuvre par les États.

De ces caractéristiques découle le fait que la convention multilatérale est à la fois totalement inédite dans sa forme et complexe dans ses implications concrètes.

Ce constat me conduit également à attirer votre attention sur deux points de vigilance quant à la mise en œuvre de la convention.

Le premier point de vigilance porte sur le fait que les conséquences concrètes de la convention multilatérale, y compris pour chacune des conventions fiscales bilatérales existantes, restent encore incertaines, compte tenu de la grande flexibilité qu’offre l’instrument multilatéral. Sa portée réelle est en effet susceptible d’évoluer, y compris sous l’effet des réserves et options formulées tant par la France que par ses partenaires conventionnels.

Ainsi, sur les 88 conventions fiscales notifiées par la France, une cinquantaine seulement seraient, en l’état des signatures, effectivement modifiées. Ces modifications seraient, en outre, d’une ampleur très variable et susceptibles d’évoluer.

En résulte une double difficulté : tout d’abord, pour les acteurs économiques, pour connaître précisément les dispositions conventionnelles que les administrations fiscales seraient susceptibles de retenir ; ensuite, pour le Parlement, qui autorise la ratification d’un instrument dont l’impact peut encore largement évoluer.

Le second point de vigilance a trait au risque d’une conception initiale trop large de la convention multilatérale.

Les choix prénotifiés par la France lors de la signature de la convention multilatérale, qu’il s’agisse des réserves, des options ou des notifications, traduisent la conception très large de la convention retenue par notre pays.

La France se distingue particulièrement à propos des articles relatifs aux établissements stables, sujet des plus complexes, mais sur lequel elle n’a formulé aucune réserve.

Cette partie de la convention modifie le seuil de qualification d’un établissement stable. Cependant, les conséquences qui en seront tirées pour l’attribution de profits aux nouveaux établissements stables ainsi qualifiés demeurent en négociation à l’OCDE, faute d’accord entre États.

Or il s’agit d’un élément essentiel dans la répartition du pouvoir d’imposition entre États, pouvoir ô combien important, et qui concerne des cas très concrets. Je songe notamment au fractionnement des contrats par lots retenu dans des opérations de chantiers à l’étranger.

Vous le savez, peu de pays comparables à la France ont activé ces articles. Dès lors, on aboutirait à une asymétrie dans l’utilisation de leurs dispositions.

Il importe donc de rester vigilant, compte tenu des conséquences lourdes que pourrait entraîner l’absence de réserve sur la qualification de l’établissement stable, tant pour les entreprises françaises, qui pourraient ainsi être exposées à une utilisation accrue de ces dispositions dans les pays où elles opèrent, que pour la France, qui pourrait voir ses recettes plus ou moins réduites.

Il convient d’être d’autant plus prudent quant aux choix opérés lors du dépôt de l’instrument de ratification qu’un effet de cliquet est prévu : il faut bien le comprendre, une fois définitives, les réserves ne peuvent plus être modifiées que dans un sens moins restrictif.

Mes chers collègues, dans ces conditions, que pouvaient préconiser la commission des finances et votre rapporteur ?

Pour ce qui concerne les conventions fiscales, c’est – on peut le déplorer – un choix binaire qui s’impose à nous : autoriser ou refuser leur ratification. Les termes de l’alternative sont donc simples.

Compte tenu des nombreuses avancées dans la lutte contre l’évitement de l’impôt que permet le « paquet BEPS », je vous propose évidemment d’autoriser la ratification de cette convention, qui en assure la mise en œuvre.

Néanmoins, étant donné les questions qui se posent – j’en ai soulevé quelques-unes –, j’invite le Gouvernement à s’engager sur trois sujets au moins.

En premier lieu, je pense à l’absence de consensus, à l’heure d’autoriser la ratification de la convention multilatérale, quant aux conséquences susceptibles d’être tirées des nouveaux critères de qualification d’un établissement stable. À mes yeux, nous devons faire preuve de prudence à propos des articles en question.

Madame la secrétaire d’État, ne considérez-vous pas qu’à ce stade il existe un risque de se lier définitivement les mains sur ce sujet ?

Cette prudence est inspirée par le fait que d’autres États n’ont pas fait les mêmes choix que la France. À mon sens, notre pays doit utiliser la flexibilité offerte par la convention multilatérale pour privilégier une démarche, certes volontariste, mais aussi progressive et nuancée.

En deuxième lieu, la sécurité juridique pour les acteurs économiques doit être assurée.

Concrètement, la question est la suivante : de quel niveau d’information disposeront les acteurs économiques ?

Le Gouvernement a annoncé que deux documents d’information seraient publiés : d’une part, une fiche présentant les effets de la convention multilatérale sur chaque convention fiscale bilatérale ; d’autre part, une version consolidée permettant la lecture en un document unique des dispositions résultant de l’articulation des deux conventions.

J’insiste sur ce point : les conventions bilatérales subsisteront, et l’instrument multilatéral s’y superposera. Les acteurs économiques doivent donc savoir clairement quel est le droit applicable et être prévenus d’éventuelles contradictions entre les textes.

On nous annonce une consolidation. Elle est sans doute bienvenue. Mais, à ce stade, et de manière très étrange, l’administration, que nous avons interrogée, considère apparemment que ces documents ne lui seraient pas opposables. Dans le même temps, on nous a fait savoir que diverses instructions fiscales seraient, elles, opposables…

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