Intervention de Marie Mercier

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 20 juin 2018 à 8h35
Projet de loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Marie MercierMarie Mercier, rapporteur :

La commission des lois est appelée aujourd'hui à se prononcer sur le projet de loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes, adopté par l'Assemblée nationale le 16 avril dernier.

Ce sujet n'est pas nouveau. Le groupe de travail de notre commission sur les infractions sexuelles commises à l'encontre des mineurs, dont j'ai eu l'honneur d'être rapporteur et qui comprenait en outre un représentant par groupe, a travaillé sur le sujet pendant quatre mois, en étroite collaboration avec la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes.

Ce projet de loi a pour objet louable de mieux lutter contre les violences sexuelles et sexistes. Il propose à cette fin d'allonger certains délais de prescription à l'article 1er, de mieux réprimer les viols commis à l'encontre des mineurs à l'article 2, ou encore de mieux réprimer les faits de harcèlement sexuel, ou moral notamment lorsqu'ils sont commis en ligne, à l'article 3. Si nous partageons les grandes lignes et les intentions de ce projet de loi, nous restons néanmoins perplexes sur l'effectivité de certaines mesures.

En effet, nous partageons le constat qui a motivé la présentation du projet de loi : les violences sexuelles et sexistes sont un fléau qu'il faut dénoncer et combattre. Le problème est qu'elles sont trop souvent banalisées. Selon les enquêtes « Cadre de vie et sécurité » réalisées entre 2008 et 2016, en moyenne chaque année, 1,7 million de femmes de dix-huit à soixante-quinze ans se déclarent victimes d'au moins un acte à caractère sexuel au cours des deux années précédant l'enquête. 74 % des victimes d'un acte à caractère sexuel sont des femmes.

Comme le soulignait déjà le rapport de notre groupe de travail, les mineurs représentent la classe d'âge la plus exposée aux violences sexuelles, même si les données restent très parcellaires. Les viols commis à l'encontre des mineurs présentent des caractéristiques très particulières. En 2013 et 2014 à Paris, 87 % des mis en cause connaissaient la victime et 44 % étaient mineurs, tandis que 80 % des victimes étaient des femmes.

S'il est très contestable d'un point de vue méthodologique d'affirmer, comme la secrétaire d'État, que seulement 1 % des viols sont condamnés, le constat d'une insuffisante condamnation des viols et autres agressions sexuelles est unanimement partagé. La secrétaire d'État semble comparer un stock avec un flux.

De même, nous partageons la volonté du Gouvernement de mieux lutter contre les comportements sexistes dont les femmes sont victimes dans l'espace public, et notamment le harcèlement de rue. Ce phénomène désigne l'ensemble des interpellations ou des comportements non sollicités adressés à des personnes - majoritairement des femmes - dans l'espace public : des regards insistants, des sifflements, des commentaires sur l'apparence physique, etc. Ces comportements anciens sont trop souvent banalisés, tolérés, voire intégrés, par les femmes elles-mêmes, qui ont tendance à adapter leur comportement et leurs déplacements en fonction de ce risque : « Cela s'est toujours fait, ce n'est pas si grave, finalement, on est contente d'être sifflée dans la rue... »

Je voudrais souligner un point très important : sur internet comme ailleurs, les femmes sont particulièrement victimes d'injures sexistes et de harcèlement. Or les violences sur internet ne sont pas virtuelles - ce n'est pas parce que c'est sur écran que ce n'est pas choquant. Bien que peu médiatisées, elles n'en restent pas moins réelles et ont des conséquences dramatiques. Tout le monde se souvient de l'affaire Marion Séclin ou Nadia Daam, mais beaucoup de jeunes filles peuvent en être victimes.

Si je partage les objectifs du Gouvernement de lutter contre tous ces comportements, comme vous tous, nous ne partageons pas la méthode.

Nous regrettons profondément que le Gouvernement n'ait pas jugé utile d'associer les sénateurs à l'élaboration de ce projet de loi. Il est très regrettable que le groupe de travail sur la verbalisation du harcèlement de rue, mis en place par la secrétaire d'État, n'ait été composé d'aucun sénateur. Il est tout aussi regrettable que, moins d'une semaine après la publication de notre rapport d'information sur les infractions sexuelles commises à l'encontre des mineurs, après quatre mois de travaux, le Gouvernement ait annoncé, le 12 février dernier, la création d'une mission pluridisciplinaire sur les infractions sexuelles commises à l'encontre des mineurs chargée de rendre ses conclusions « sur la détermination d'un seuil d'âge en dessous duquel un mineur ne saurait être considéré comme consentant à une relation sexuelle avec un majeur » avant le 1er mars 2018, soit trois semaines plus tard. Seules trois réunions ont été organisées, la première pour se dire : « bonjour », la deuxième : « comment ça va ? » et la troisième : « au revoir » ! Cette précipitation n'a pas été sans conséquence puisqu'aucune des conclusions de cette mission pluridisciplinaire ne se retrouve dans le projet de loi présenté par Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice, et Mme Marlène Schiappa, secrétaire d'État chargée de l'égalité entre les femmes et les hommes. C'est normal : en trois semaines, il est impossible de mener un travail si difficile, si lourd.

Il est d'autant plus regrettable que le Gouvernement n'ait pas associé le Sénat ou discuté avec lui que le texte adopté par l'Assemblée nationale reprend, presque mot pour mot, plusieurs dispositions adoptées par le Sénat le 27 mars dernier. Ainsi, l'article 2 du projet de loi a été modifié par l'Assemblée nationale afin d'étendre la surqualification pénale de l'inceste aux viols et autres agressions sexuelles commis à l'encontre des majeurs ; il s'agissait de l'article 4 de notre proposition de loi traduisant la proposition n° 14 de notre rapport d'information.

De même, l'article 2 du projet de loi, dans sa rédaction adoptée par l'Assemblée nationale, tend désormais à aggraver les peines encourues pour le délit d'atteinte sexuelle sur mineur de quinze ans ; il s'agissait de l'article 5 de la proposition de loi et de la proposition n° 15 du rapport d'information. Enfin, l'aggravation des peines en cas de non-assistance ou non-dénonciation d'actes de mauvais traitements a également été adoptée ; il s'agissait de la proposition de loi de Mme Isabelle Debré reprise par Mme Laure Darcos à l'article 6 bis de notre proposition de loi. Évidemment, nous nous en félicitons, tout en regrettant très fermement que nos travaux n'aient pas été cités. On est censé citer ses sources.

Ensuite, je ne partage pas du tout cette méthode qui consiste à utiliser l'évolution de la loi pénale comme un outil de communication politique. En 2005, le président du Conseil constitutionnel, M. Pierre Mazeaud, dénonçait une dérive législative qu'il appelait les « neutrons législatifs ». Il soulignait que « la loi n'est pas faite pour affirmer des évidences, émettre des voeux ou dessiner l'état idéal du monde » - ce n'est pas la seule grâce du verbe législatif qui rend le monde meilleur. Il ajoutait : « La loi ne doit pas être un rite incantatoire. Elle est faite pour fixer des obligations et ouvrir des droits. En allant au-delà, elle se discrédite. Mais, pour s'en tenir au rôle qui est le sien, tout son rôle et rien que son rôle, le législateur doit apprendre à résister à la «demande de loi» et s'interdire de faire de la loi un instrument de communication. » Force est de constater que le projet de loi a succombé à toutes ces tentations.

Je rappelle que les dispositions du projet de loi relatives à la répression des viols sur mineur ont été annoncées de manière précipitée par le Gouvernement en réponse à deux affaires judiciaires très largement médiatisées. Cette précipitation était telle que le Gouvernement est finalement revenu sur ses premières déclarations. Initialement, il avait annoncé la création d'une présomption irréfragable de non-consentement attachée à un seuil d'âge pour les mineurs. Une telle annonce se dispensait ainsi d'une réflexion sur les pratiques judiciaires et d'une évaluation de l'arsenal pénal existant.

À l'inverse, notre commission des lois a choisi de prendre le temps de la réflexion avant d'annoncer une évolution de la loi. Par la création d'un groupe de travail pluraliste, elle a analysé les défaillances actuelles dans la répression des infractions sexuelles commises à l'encontre des mineurs. Nous nous sommes interrogés : pourquoi un arsenal pénal si vaste est-il aussi peu connu et si mal mobilisé ? Pourquoi les crimes sexuels font-ils l'objet d'une correctionnalisation ? Au lieu de s'interroger sur les causes de pratiques judiciaires défaillantes, le Gouvernement a considéré que toute défaillance judiciaire appelait non pas des moyens, non pas un renforcement de la formation des professionnels, non pas une véritable politique de prévention, d'éducation et de sensibilisation, mais tout simplement la création de nouvelles dispositions de nature pénale.

Dans l'avant-projet de loi soumis pour avis au Conseil d'État, le Gouvernement proposait la création de deux nouvelles infractions dont l'une qualifiait de viol tout acte de pénétration sexuelle commis par un majeur sur un mineur de quinze ans dès lors que l'auteur « connaissait ou ne pouvait ignorer l'âge de la victime ». Évidemment, comme l'avait déjà souligné notre rapport, le Conseil d'État a considéré que de telles dispositions apparaissaient contraires à plusieurs dispositions constitutionnelles. En conséquence, le Gouvernement a renoncé à son projet initial pour proposer la création d'une disposition interprétative, donc applicable immédiatement, concernant la contrainte morale ou la surprise pour les viols commis sur les mineurs de quinze ans et la création d'une circonstance aggravante pour le délit d'atteinte sexuelle sur mineur de quinze ans en cas d'acte de pénétration sexuelle. Signe de cette précipitation, ces deux dispositions poursuivent des finalités contradictoires : en effet, chacune à sa manière vise à répondre aux deux affaires judiciaires médiatisées à l'automne 2017.

Dans le cas de la première affaire, il y a eu une requalification ab initio de faits susceptibles de revêtir une qualification criminelle de viol sous la qualification délictuelle d'atteinte sexuelle sur mineur de quinze ans. En conséquence, le projet de loi prévoit une disposition interprétative, afin d'inciter les parquets à conserver une qualification criminelle. Cette disposition répond à un fait médiatisé.

Dans le cas de la seconde affaire qui a aussi ému l'opinion publique, il y a eu effectivement des poursuites pour viol sur mineur de quinze ans devant la cour d'assises, mais un acquittement a été prononcé - on ne dicte pas à un jury populaire ce qu'il doit faire par une loi. De surcroît, aucune condamnation subsidiaire pour atteinte sexuelle sur mineur de quinze ans n'a été prononcée. Le violeur présumé a bénéficié d'un acquittement « sec ». Afin d'éviter cette dernière hypothèse, le projet de loi prévoit de rendre systématique, lors des procès pour viol de mineur de quinze ans, la question subsidiaire d'atteinte sexuelle sur mineur de quinze ans. Afin d'obtenir une condamnation subsidiaire assez élevée, le projet de loi prévoit également d'aggraver les peines de l'atteinte sexuelle sur mineur de quinze ans en cas de pénétration sexuelle. Cette disposition crée ainsi une possibilité supplémentaire de requalification du viol en atteinte sexuelle. Tout cela provoque des interrogations légitimes : quel est l'objectif poursuivi par le Gouvernement ? Protéger les mineurs en facilitant l'établissement de l'absence de consentement d'un mineur ou obtenir une condamnation à tout prix, même correctionnelle ? Vous avez bien compris que le Gouvernement poursuivait le second objectif.

Ce texte d'affichage privilégie des mesures symboliques au détriment de règles constitutionnelles et peut-être même de l'efficacité de la loi. C'est très grave.

Malgré l'avis négatif du Conseil d'État, le Gouvernement a persisté à inclure dans le projet de loi la création d'une contravention d'outrage sexiste visant à réprimer le « harcèlement de rue ». Or, en application des articles 34 et 37 de la Constitution, la création d'une contravention relève du pouvoir réglementaire. C'est pourquoi le Conseil d'État avait écarté la disposition législative soumise à son examen et avait suggéré « au Gouvernement de lui présenter pour avis un projet de décret créant cette nouvelle contravention ».

Cette volonté du Gouvernement est d'autant plus incompréhensible que l'article 3 du projet de loi constitutionnelle pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace vise à rendre systématiquement irrecevables les propositions de loi ou les amendements qui ne relèvent pas du domaine de la loi.

Je comprends la volonté du Gouvernement de sanctionner ces comportements intolérables, et la création d'une infraction constitue incontestablement un symbole fort dans cette lutte culturelle. Néanmoins, il semble que la prévention de tels comportements relève plus d'une politique de sensibilisation et d'éducation que d'un changement de la loi pénale.

Nous avons bien peur que la création d'une nouvelle infraction pénale ne soit qu'une pétition de principe. En l'état, cette loi est inapplicable. Or une loi inappliquée est un très mauvais signal envoyé aux victimes, mais surtout aux harceleurs.

Concernant l'outrage sexiste, je vous proposerai une refonte substantielle du dispositif afin d'assurer à la fois l'effectivité de cette mesure et le respect de nos normes constitutionnelles.

Ce texte ne concerne pas seulement les viols sur mineurs ou l'outrage sexiste. Le délit de harcèlement sexuel ou moral y est également profondément modifié. De même, la définition du viol a été profondément modifiée à l'Assemblée nationale sans que l'impact d'une telle évolution ait réellement été évalué.

Si nous approuvons ces évolutions, je vous proposerai quelques amendements afin d'améliorer la rédaction de ces dispositions. Je pense notamment à la disposition qui vise à criminaliser les actes de pénétration sexuelle forcés commis, non pas sur la victime, mais sur l'auteur du viol.

Enfin, je regrette l'inscription dans la loi de ce que Pierre Mazeaud appelait les « neutrons législatifs » : mesure infraréglementaire sur la désignation des référents « intégrité physique », à l'article 2 bis B ; disposition sur la formation des professionnels de santé dépourvue d'élément normatif nouveau, à l'article 2 bis A ; demandes de rapports du Gouvernement au Parlement, aux articles 2 bis E et 2 bis ; inscription dans la loi du principe d'évaluation de l'impact des mesures prises en application de ladite loi, à l'article 4 quater. Sur ces points, sans surprise, je vous proposerai une suppression.

Enfin, je vous proposerai de réparer les oublis du projet de loi.

S'il est indéniable qu'un projet de loi constitue l'occasion d'un débat public, trop rare, sur les violences sexuelles et sexistes, cette focalisation de la réflexion et de l'action publique sur la réponse pénale est regrettable, car elle a pour conséquence d'occulter la nécessité pour les pouvoirs publics de porter leurs efforts sur l'amplification des actions de prévention.

C'est pourquoi je vous proposerai d'adopter un rapport annexé au projet de loi définissant les orientations de la politique publique de lutte contre les violences sexuelles et sexistes.

Je vous proposerai également de reprendre plusieurs dispositions adoptées en mars dernier, notamment sur le régime de prescription de l'infraction de non-dénonciation des agressions et atteintes sexuelles commises à l'encontre des mineurs afin de reporter le point de départ du délai de prescription au jour où la situation illicite prend fin, mais également la présomption de contrainte pour faciliter les poursuites criminelles en matière de viol commis à l'encontre de mineurs - cette présomption simple de culpabilité permettra de protéger toutes les victimes et s'appliquera jusqu'aux dix-huit ans du mineur concerné.

Cette disposition, à la fois souple et répressive, est la plus à même de protéger tous les mineurs, malgré sa complexité. « La réalité réclame l'inconfort de la souplesse », nous a dit un philosophe que nous avons auditionné.

Toujours en matière de répression des viols sur mineurs, je vous proposerai d'améliorer la disposition interprétative proposée par le Gouvernement.

Je vous proposerai également de mieux lutter contre le cyberharcèlement, en conférant de nouvelles obligations aux plateformes et hébergeurs sur internet.

Sous réserve de l'adoption de mes amendements destinés à le rendre applicable et compréhensible, je vous proposerai d'adopter le projet de loi de Mmes Belloubet et Schiappa.

Il serait cependant illusoire de croire que cette loi, même amendée, réglera le problème des violences sexuelles et sexistes en France. N'attendons pas tout de la loi. Nous disposons déjà d'un arsenal juridique important et nous ne le modifions finalement qu'à la marge.

Les enjeux essentiels en matière de lutte contre les violences sexuelles et sexistes sont en réalité dans l'éducation et la sensibilisation de l'ensemble de la société à cette réalité. Ce chantier sociétal est gigantesque, mais je vous engage tous à l'expliquer dans vos départements. « Ce n'est pas parce que les choses sont difficiles que nous n'osons pas, c'est parce que nous n'osons pas qu'elles sont difficiles », disait Sénèque. Il faut oser parler de tout cela, car notre objectif est la protection de tous les mineurs.

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