Oui, l’espionnage industriel a toujours existé, il a toujours été combattu, et le groupe socialiste et républicain est évidemment attaché à défendre les savoir-faire de nos entreprises dans la compétition acharnée qui se joue à l’échelle mondiale.
En revanche, les deux réserves que nous avions sur ce texte en première lecture n’ont hélas pas varié après la commission mixte paritaire.
Notre première réserve tenait au calendrier. Y avait-il une telle urgence à transposer la directive européenne, alors que seul le Danemark l’a fait à ce jour ? Fallait-il user d’une procédure accélérée ? Le véhicule de la proposition de loi était-il vraiment adapté, alors que l’usage veut qu’on choisisse ordinairement, pour une telle transposition, un projet de loi ? Enfin, est-il bien cohérent de précipiter ce travail, alors même que s’annonce une proposition de résolution européenne sur les lanceurs d’alerte, qui pose dans des termes différents nombre des questions que nous avons dû traiter sur le secret des affaires ?
Notre collègue François Pillet nous indiquait d’ailleurs hier que « la proposition de directive ne prévoit aucune articulation particulière avec l’exception à la protection du secret des affaires prévue au bénéfice des lanceurs d’alerte par la directive » et que « l’existence dans le droit européen de deux régimes distincts serait une source de complexité et de confusion. » Vous l’avez constaté comme moi, sur ce texte, la précipitation a été mauvaise conseillère.
Notre seconde réserve tient évidemment au fond. Plusieurs inquiétudes de nature différente ont été exprimées au sujet de cette proposition de loi. Des doutes subsistent encore aujourd’hui sur ses conséquences juridiques, malgré les évolutions issues des travaux de la commission mixte paritaire.
On relèvera notamment une certaine imprécision s’agissant de la définition du champ exact des informations protégées, des atteintes possibles à la liberté d’expression ou, a minima, de possibles oppositions entre le droit de la presse et le droit commercial, ainsi que des restrictions au droit de participation des travailleurs. Je devine que ces arguments n’ont pas porté de la même manière selon nos positions dans cet hémicycle !
S’ils ne pèsent pas suffisamment aujourd’hui, ils trouveront peut-être plus d’écho dans d’autres lieux de délibération de la République, car les sénateurs socialistes ont choisi de déposer, si ce texte est voté, un recours devant le Conseil constitutionnel.
Cette décision n’allait pas de soi et n’est pas automatique : vous connaissez la sagesse des sénateurs, fussent-ils socialistes, et leur habituelle tempérance.
Toutefois, face à l’absence de consensus sur ce texte, encore dénoncé par une alliance d’associations, de syndicats, de journalistes et de lanceurs d’alerte qui a atteint une taille critique, face aux craintes encore ressenties aujourd’hui par les centaines de milliers de citoyens qui ont exprimé leur opposition, le groupe socialiste et républicain a jugé qu’il était pertinent de solliciter une nouvelle expertise. Si la délibération parlementaire touche bientôt à sa fin, les travaux du Conseil constitutionnel éclaireront peut-être notre réflexion commune.
Il y a plusieurs manières d’aborder ce débat. Comme le rapporteur à l’Assemblée nationale, qui était avocat d’affaires jusqu’à son élection aux dernières législatives, ou nombre de partisans de ce texte dans cet hémicycle, on peut se féliciter que les entreprises obtiennent les moyens de se protéger. On peut, à l’inverse, concevoir quelques doutes, et plusieurs représentants de syndicats ou d’associations que nous avons rencontrés ne s’en privent pas.
Ils doutent notamment que ce texte serve effectivement à des PME dans le futur et persistent à craindre, surtout, qu’il ne soit détourné de son objectif et ne serve à tenter de museler des lanceurs d’alerte ou des journalistes. Secret des affaires contre liberté d’informer, ce débat n’est pas secondaire !
Certains m’objecteront que des dispositions ont été introduites dans le texte pour éviter toute dérive, notamment des sanctions contre les « procédures bâillons ». Elles ne suffisent cependant pas à rétablir l’équilibre entre secret des affaires et liberté d’informer.
Ceux qui ne sont pas convaincus par ce texte – je ne parle pas ici des parlementaires – connaissent les enjeux que nous évoquons aujourd’hui. Ils ne sont ni stupides, ni bornés, ni mal intentionnés. Ce sont bien souvent des militants qui ont démontré leur utilité pour la société en rendant publics des scandales au profit de l’intérêt général. Pourtant, leur parole et leur légitimité sont remises en question.
Une pétition a atteint plusieurs centaines de milliers de signatures ; les vidéos qui touchent au secret des affaires font des millions de vues ; des journalistes tentent de produire des récapitulatifs pour informer le grand public en toute objectivité. Pourtant, on remet toujours en question leurs conclusions !
Une partie du site internet du Monde est consacrée au décryptage de l’actualité. Il est présenté comme suit : « Les décodeurs du Monde.fr vérifient déclarations, assertions et rumeurs en tous genres ; ils mettent l’information en forme et la remettent dans son contexte ; ils répondent à vos questions. »
Savez-vous comment le rapporteur de l’Assemblée nationale a qualifié le travail réalisé par ce site sur le secret des affaires ? Il l’a assimilé à de la « désinformation ». Lorsque l’on en vient à faire ainsi la leçon à ceux qu’un tel texte devrait rassurer, je crains que l’on ne s’égare. Je ne suis donc pas satisfait de l’équilibre du texte aujourd’hui.
Il a, certes, été amélioré – n’en déplaise à notre respectable rapporteur Christophe-André Frassa –, mais il ne parvient toujours pas à rassurer, notamment en raison d’une définition trop large des informations à protéger.
Vous comprendrez donc que le groupe socialiste et républicain, en raison de l’incapacité dont fait preuve le Gouvernement à convaincre du bien-fondé de ce texte, votera contre les conclusions de la commission mixte paritaire.