Intervention de Nicole Belloubet

Réunion du 4 juillet 2018 à 14h30
Lutte contre les violences sexuelles et sexistes — Discussion en procédure accélérée d'un projet de loi dans le texte de la commission

Nicole Belloubet :

Un seul et unique seuil doit être fixé par le code pénal, et c’est celui de quinze ans.

Je reviens à la question de la présomption, dont ma collègue vous a déjà parlé. Comme l’a relevé le Conseil d’État dans son avis, l’institution de présomptions légales en matière criminelle semble contraire aux exigences constitutionnelles de respect de la présomption d’innocence. Des présomptions sont acceptables en matière contraventionnelle, voire pour certains délits, mais certainement pas pour des crimes.

L’article 2 a en outre été complété par plusieurs dispositions nouvelles introduites par voie d’amendements à l’Assemblée nationale. Je ne m’étendrai pas sur toutes ces dispositions, mais je souhaite dire quelques mots de certaines d’entre elles qui me paraissent directement inspirées des travaux menés par le Sénat dans la proposition de loi qui a été examinée et débattue au mois de mars dernier.

Il en est ainsi de l’extension de la surqualification d’inceste aux victimes majeures, de l’aggravation de cinq à sept ans de la peine d’emprisonnement encourue en matière d’atteinte sexuelle sur mineur de quinze ans, ou encore de l’aggravation des peines d’emprisonnement de cinq à sept ans pour le délit de non-assistance à personne en danger et de trois à cinq ans pour le délit de non-dénonciation de mauvais traitements, lorsque ces délits sont commis sur un mineur de quinze ans.

Enfin, en ses articles 3 et 4, ce projet de loi prévoit un ensemble de dispositions destinées, dans le contexte post Weinstein de « libération de la parole », à améliorer notre législation en matière de lutte contre toute forme de harcèlement, qu’il soit commis sur internet ou dans la rue. Marlène Schiappa vous en a déjà présenté l’économie générale.

Mesdames, messieurs les sénateurs, ces éléments de présentation du projet de loi étant posés, je vous ferai maintenant part de quelques observations du Gouvernement sur le travail de la commission des lois du Sénat.

Même s’il existe bien sûr des divergences entre le Gouvernement et le Sénat, je dois tout d’abord insister, à l’instar de ma collègue, sur la particulière qualité du travail conduit par la commission des lois, qui s’explique notamment par l’intérêt que la Haute Assemblée porte depuis plusieurs années à la question des violences sexuelles commises sur les femmes et sur les enfants.

Cet intérêt a notamment donné lieu à un rapport d’information du 7 février dernier intitulé Protéger les mineurs victimes d ’ infractions sexuelles et, je l’ai évoquée à l’instant, à l’adoption, le 27 mars dernier, de la proposition de loi d’orientation et de programmation pour une meilleure protection des mineurs victimes d’infractions sexuelles.

Cet intérêt résulte également des travaux accomplis par la délégation aux droits des femmes du Sénat. Je souhaite donc ici vivement remercier votre rapporteur, Marie Mercier, et les membres de la délégation, du travail de longue haleine qu’ils réalisent sur ces sujets.

J’évoquerai les convergences avant d’aborder les divergences.

L’attention particulière que le Sénat porte aux questions dont nous traitons conduit à ce qu’il existe, sur de nombreux points, d’importantes convergences de vue et d’analyse entre le Sénat et le Gouvernement, concernant précisément les quatre mesures phares du projet de loi. Ainsi votre commission est-elle favorable à une augmentation de vingt à trente ans de la prescription des crimes de nature violente ou sexuelle commis sur des mineurs, n’était une divergence minime concernant la liste de ces crimes, divergence qui, j’en suis persuadée, pourra être surmontée.

De même, votre commission accepte, dans son principe et dans la quasi-intégralité de sa rédaction, la disposition interprétative précisant la notion de contrainte ou de surprise en cas d’atteinte sexuelle sur un mineur de quinze ans. Cela permettra – tel est bien son objectif – aux juridictions de retenir plus facilement et plus fréquemment les qualifications de viol et d’agression sexuelle.

Par ailleurs, votre commission accepte l’évolution de la définition relative à l’élément de répétition des faits caractérisant le délit de harcèlement sexuel, ce qui permettra de sanctionner les harcèlements numériques commis par plusieurs internautes.

Enfin, votre commission accepte le principe de la création d’une infraction d’outrage sexiste pouvant être réprimée par la procédure de l’amende forfaitaire.

Ces convergences de vue me semblent plus importantes que nos différences.

La première divergence concerne la question de la présomption de culpabilité.

S’agissant des violences sexuelles commises sur des mineurs de quinze ans, votre commission propose, dans certains cas, la création d’une présomption de contrainte, donc de culpabilité. Cependant, cela ne nous semble pas possible au regard des exigences constitutionnelles et conventionnelles.

Comme l’a indiqué le Conseil d’État dans son avis, l’instauration d’une présomption en la matière serait très difficilement compatible avec la jurisprudence du Conseil constitutionnel, qui, en dehors du champ contraventionnel, lorsque les faits peuvent raisonnablement induire la vraisemblance de l’imputabilité – c’est le cas, par exemple, des infractions au code de la route relevant de cette catégorie –, n’admet qu’« à titre exceptionnel » l’existence d’une présomption de culpabilité en matière répressive.

Pour que la présomption de culpabilité soit jugée constitutionnelle, le Conseil d’État a rappelé qu’il fallait deux éléments : d’une part, qu’elle ne revête pas de caractère irréfragable, d’autre part, qu’elle assure le respect des droits de la défense, c’est-à-dire qu’elle permette au mis en cause de rapporter la preuve contraire. Ces exigences seraient nécessairement d’autant plus fortes si une telle présomption devait être instituée pour un crime.

Au demeurant, toujours selon le Conseil d’État, la même présomption, s’agissant d’un crime, excéderait très certainement « les limites raisonnables » dans lesquelles la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales enserre les présomptions de droit ou de fait en matière pénale, compte tenu de la gravité de l’enjeu et de la difficulté pour le mis en cause de se défendre en pratique.

J’ajoute que ce principe a été encore réaffirmé récemment à l’échelon européen par la directive du 9 mars 2016 portant renforcement de certains aspects de la présomption d’innocence. Pour ces motifs, l’option de l’instauration d’une présomption de contrainte, même simple, ne me semble pas possible.

La deuxième divergence a trait à l’outrage sexiste, dont votre commission souhaite faire un délit et non une contravention. Le Gouvernement n’y est pas favorable, estimant qu’une incrimination contraventionnelle permettra une répression plus rapide et plus efficace des faits.

Par ailleurs, si cette contravention est créée par la loi, alors que cela relève en principe du décret, c’est parce qu’une loi nous semble, en tout état de cause, nécessaire. Elle est nécessaire pour établir des amendes forfaitaires minorées, celles-ci n’étant aujourd’hui possibles, aux termes de la loi, que pour les contraventions au code de la route. Elle l’est aussi pour prévoir la peine complémentaire de stage de lutte contre le sexisme et de sensibilisation à l’égalité entre les femmes et les hommes.

Plutôt que de procéder en deux temps et de modifier la loi pour prendre ensuite un décret, tout régler dans la loi a paru une solution plus efficace et plus opportune au regard de la dimension symbolique de l’incrimination.

La troisième divergence porte sur le fait que le Gouvernement estime que ce texte ne doit pas être un projet de loi d’orientation et de programmation.

Enfin, il existe une dernière divergence, mais, sur ce point, comme Marlène Schiappa l’a souligné, la position du Gouvernement a évolué. La question était de savoir s’il convenait de porter de cinq à dix ans d’emprisonnement la peine encourue en cas d’atteintes sexuelles commises sur un mineur de quinze ans lorsque ces faits sont commis avec pénétration.

Le Gouvernement estimait que cette aggravation, qui lui avait été proposée par le Conseil d’État dans son avis, était opportune et justifiée pour affirmer avec force l’interdiction absolue de toute relation sexuelle entre un majeur et un mineur de quinze ans, que cette relation constitue un viol ou qu’elle n’en constitue pas un.

Cette aggravation venait ainsi compléter la définition interprétative facilitant l’établissement de la contrainte ou de la surprise qui caractérisent le viol. Pour le Gouvernement, cela s’inscrivait dans une logique d’instauration d’un continuum répressif, que nous défendons ensemble.

Cette aggravation a cependant été mal comprise par certaines associations, qui ont cru y déceler une possibilité accrue de correctionnalisation des crimes de viol en délits d’atteinte sexuelle. Je l’affirme encore une fois devant vous : cette perception est erronée, le Gouvernement ayant exclusivement souhaité renforcer les sanctions relatives aux violences sexuelles commises sur les mineurs.

Avec mes collègues Agnès Buzyn et Marlène Schiappa, nous avons pris le temps de recevoir ces associations pour échanger avec elles et leur expliquer la démarche voulue par le Gouvernement sur ce point. Ces échanges ont été très riches, très francs, sans doute même enrichissants de part et d’autre.

Plusieurs des représentants de ces associations nous ont dit comprendre notre démarche, mais nous ont indiqué redouter que, à vouloir trop bien faire, notre projet perde en lisibilité auprès de leurs membres et des victimes qu’elles côtoient sur le terrain chaque jour. Or l’intention du Gouvernement n’est certainement pas de susciter l’incompréhension de nos concitoyens ; elle est de travailler conjointement avec l’ensemble des forces de la société civile à l’affirmation et à la mise en place d’une dynamique sociétale globale de renforcement de la lutte contre les violences sexuelles et sexistes.

Pour atteindre ce but, nous devons être unis. Il nous est donc apparu nécessaire, à ma collègue Marlène Schiappa et à moi-même, de rassurer sur ce point le milieu associatif. Votre commission des lois a proposé de supprimer cette disposition relative à l’atteinte sexuelle avec pénétration du projet de loi. Le Gouvernement, à la réflexion, accepte cette suppression, car il estime essentiel que ce projet de loi ne soit pas mal compris et mal perçu par ceux-là mêmes dont le rôle est fondamental dans la lutte contre les violences sexuelles commises sur les mineurs.

Par ailleurs, l’Assemblée nationale, reprenant du reste une proposition initialement formulée par le Sénat, a porté de façon générale de cinq à sept ans d’emprisonnement la peine prévue en cas d’atteinte sexuelle sur un mineur de quinze ans, qu’il y ait ou non pénétration. Dans la logique d’instauration d’un continuum répressif que j’évoquais précédemment, une telle aggravation peut paraître suffisante.

Pour ces raisons, le Gouvernement ne proposera pas de revenir sur cette suppression. Il n’a donc déposé des amendements que sur les points sur lesquels demeuraient les plus importantes différences d’appréciation avec votre commission.

J’ajoute, pour finir, que le Gouvernement a déposé trois amendements qui ont pour objet d’améliorer le projet de loi sur trois sujets.

Le premier amendement améliore l’article 1er sur la prescription, en permettant de prendre en compte la situation des personnes commettant de façon répétée des violences sur les mineurs. Il prévoit ainsi que la commission d’un nouveau crime avant la prescription d’un précédent crime interrompra cette prescription et permettra ainsi de poursuivre et condamner la personne pour l’ensemble de ses actes.

Les deux amendements suivants complètent le projet de loi par deux dispositions : l’une permet de sanctionner comme circonstance aggravante et comme délit spécifique l’utilisation de la « drogue du violeur » ; l’autre permet de réprimer les faits de voyeurisme par un nouveau délit de captation d’images impudiques.

Ces dispositions viennent combler des lacunes de notre droit pénal en matière de lutte contre les infractions sexuelles, qui ont été portées à la connaissance du ministère de la justice par diverses juridictions depuis plusieurs mois.

Ces dispositions ne figuraient pas dans le projet de loi initial, car il avait été alors décidé que celui-ci ne traiterait que des quatre réformes annoncées par le Président de la République dans son discours du mois de novembre 2017, à savoir la prescription, le viol sur mineur, le harcèlement sexuel sur internet et l’outrage sexiste.

La première lecture à l’Assemblée nationale s’est principalement focalisée sur ces quatre questions. Considérant que l’examen du texte devant le Sénat constitue une étape importante et précieuse de la discussion parlementaire, il a paru opportun au Gouvernement de proposer l’adoption de ces dispositions à la Haute Assemblée, dont j’espère qu’elles recevront l’approbation.

Mesdames, messieurs les sénateurs, le projet de loi que je vous présente avec Marlène Schiappa répond à une attente forte de nos concitoyens et vise à renforcer les moyens juridiques à disposition de l’autorité judiciaire pour lui permettre de faire respecter au quotidien les droits des femmes et des enfants en mettant fin au sentiment d’impunité des auteurs de violences sexuelles et sexistes.

Ce texte constitue une avancée majeure pour atteindre ce but que nous nous sommes collectivement fixé.

Au-delà de certaines divergences, je crois que, sur l’essentiel, nous devrions pouvoir nous rejoindre. C’est en tout cas le vœu que je forme, car cela répond à une véritable attente.

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