Intervention de Christophe-André Frassa

Commission de la culture, de l'éducation et de la communication — Réunion du 18 juillet 2018 à 9h35
Proposition de loi relative à la lutte contre la manipulation de l'information — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Christophe-André FrassaChristophe-André Frassa, rapporteur pour avis de la commission des lois :

La commission des lois a examiné hier la proposition de loi organique relative à la lutte contre la manipulation de l'information et donné son avis sur la proposition de loi ordinaire, pour laquelle elle avait reçu une délégation au fond de votre commission concernant le titre Ier, relatif aux dispositions modifiant le code électoral, et le titre IV, relatif à l'application outre-mer.

La principale mesure du titre Ier de la proposition de loi ordinaire consiste en la création d'un référé ad hoc, inspiré du référé créé par la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique, afin de faire cesser, en période électorale, la diffusion « des fausses informations de nature à altérer la sincérité du scrutin à venir » lorsque celles-ci sont diffusées sur Internet « de manière délibérée, de manière artificielle ou automatisée et massive ».

Le nouvel article L. 163-1 A donnerait de la fausse information la définition suivante : « toute allégation ou imputation d'un fait inexacte ou trompeuse ».

Saisi à la demande du ministère public, du candidat, de tout parti ou groupement politique ou de toute personne ayant intérêt à agir, le juge des référés devrait se prononcer dans un délai de 48 heures à compter de la saisine. Toutes mesures utiles, « proportionnées et nécessaires » pour faire cesser la diffusion pourraient être ordonnées. Il pourrait ainsi s'agir d'ordonner aux hébergeurs de contenus et aux fournisseurs d'accès à Internet une mesure de déréférencement, de retrait, voire de blocage du contenu.

L'article 1er crée également, sous peine de sanctions pénales, plusieurs nouvelles obligations de transparence pour les opérateurs de plateforme en ligne concernant la promotion de « contenus d'information se rattachant à un débat d'intérêt général ».

La répression des rumeurs ou des fausses nouvelles n'est pas une question nouvelle en droit. La France dispose déjà d'un cadre législatif ancien en la matière. La publication de fausses nouvelles ayant eu pour effet de fausser un scrutin électoral est d'ores et déjà réprimée par l'article L. 97 du code électoral. En outre, les dispositions actuelles de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de presse, pivot de la lutte contre les abus de la liberté d'expression depuis plus de 130 ans, permettent déjà réprimer des propos sciemment erronés, diffamatoires, injurieux ou provocants. Ainsi, l'article 27 de la loi de 1881 réprime « la publication, la diffusion ou la reproduction » de « nouvelles fausses, de pièces fabriquées, falsifiées ou mensongèrement attribuées à des tiers lorsque, faite de mauvaise foi, elle aura troublé la paix publique, ou aura été susceptible de la troubler ».

L'action en diffamation peut également être particulièrement efficace pour lutter contre les fausses informations portant atteinte à l'honneur et à la considération d'une personne. Il convient de souligner qu'en matière de diffamation, il existe une présomption de mauvaise foi. C'est au prévenu de prouver soit sa bonne foi, soit la véracité des allégations. Le champ d'application de ce délit est particulièrement vaste : ainsi, l'allégation selon laquelle une personnalité politique détiendrait un compte illégal offshore est susceptible d'être qualifiée de diffamatoire.

Si l'action en diffamation est la plus efficace, l'action en référé sur le fondement de l'article 9 du code civil est toujours possible en cas de fausses informations, d'informations falsifiées ou même biaisées portant sur la vie privée d'une personne physique.

Enfin, plusieurs dispositions pénales répriment les fausses informations qui causent un trouble particulièrement grave à un particulier ou à la société. Par exemple, la publication d'un photomontage ou d'un montage sonore réalisé sans le consentement de l'intéressé et ne précisant pas qu'il s'agit d'un montage, est réprimée par l'article 226-8 du code pénal d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende.

Au regard de l'abondance des dispositions existantes, pourquoi légiférer ? Les dispositions actuelles ne permettent-elles pas déjà de lutter contre les fausses informations ? Je rappelle que lorsque des faits d'injure ou de diffamation envers un candidat à une fonction élective sont commis en période électorale, la juridiction peut être appelée à statuer dans un délai de 24 heures. La loi de 1881 offre déjà des possibilités d'action rapide pour lutter contre les allégations diffamatoires.

De même, l'article 6 de la loi de 2004 dispose que l'autorité judiciaire peut prescrire en référé ou sur requête aux fournisseurs d'accès et aux hébergeurs de services de communication au public en ligne « toutes mesures propres à prévenir un dommage imminent ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d'un service de communication au public en ligne ».

Il est vrai qu'il existe des difficultés dans l'application de la loi de 1881 aux contenus diffusés sur Internet : les formalités particulièrement lourdes imposées à peine de nullité sont inadaptées aux propos diffusés sur Internet. Sans doute convient-il de les revoir. Néanmoins, l'Assemblée nationale et le Gouvernement n'ont pas fait ce choix. Ils se sont inscrits dans le mouvement dénoncé par le rapport de nos collègues François Pillet et Thani Mohamed Soilihi consistant à intégrer des dispositions relatives à l'encadrement des abus de la liberté d'expression dans d'autres textes que la loi de 1881, au risque de remettre en cause l'équilibre actuel.

Parce que la commission des lois a considéré le dispositif inabouti, inefficace et dangereux, elle a choisi de présenter une motion visant à opposer la question préalable au texte organique. Il est regrettable que le Gouvernement n'ait pas procédé au préalable à l'évaluation des dispositifs existants de lutte contre les abus de la liberté d'expression.

Le seul vide juridique qui se dessine au regard des multiples dispositions législatives actuelles concerne une action en référé contre les fausses informations qui ne troublent pas ou ne sont pas susceptibles de troubler la paix publique, qui ne sont attentatoires ni à l'honneur, ni à la considération, ni à la vie privée des personnes et dont l'effet sur un scrutin n'est qu'incertain. Faut-il, dans une société démocratique, autoriser de telles mesures ?

Surtout, la définition retenue de la fausse information apparaît encore perfectible. Dans quelle mesure la proposition de loi protège-t-elle la satire ou la parodie, qui peuvent être par nature trompeuses sans pour autant démontrer une quelconque intention de nuire ? Les seules modalités de diffusion, « artificielle ou automatisée et massive » ne peuvent suffire à établir une intention malveillante alors même que, par exemple, des contenus humoristiques et viraux peuvent, chaque jour, être reproduits, partagés et diffusés de manière « artificielle » et « massive » via les réseaux sociaux. Cette définition hasardeuse pose incontestablement la question de la légitimité du juge des référés à définir, en 48 heures, la nature authentique, inexacte ou trompeuse d'une information. Traditionnellement, j'insiste, le juge des référés est le juge de l'évidence, de l'illégalité manifeste.

Les propositions de loi rompent sans aucune raison juridique impérieuse avec la tradition juridique française de liberté d'expression accrue pendant les périodes électorales.

Au-delà des incertitudes de certains termes qui révèlent la précipitation dans laquelle ces textes ont été élaborés, ils ne pourront s'appliquer que très difficilement aux phénomènes qu'ils entendent contrer. Même une procédure de référé n'aura qu'une efficacité incertaine face à des contenus dont la vitesse de propagation est fulgurante. Surtout, contrairement à un procès en diffamation, il n'y aura pas de renversement de la charge de la preuve. Ainsi, la personne agissant en référé et invoquant l'existence d'une fausse information devra apporter la preuve du caractère faux de l'information en question. Or il est très difficile d'apporter la preuve contraire de certaines affirmations ou allégations, même infamantes : comment établir des faits négatifs ? Comment prouver, par exemple, que l'on n'a pas commis de fraude fiscale ou que l'on ne dispose pas d'un compte offshore ? J'émets donc de sérieux doutes quant à l'utilité réelle d'un tel dispositif.

Paradoxalement, alors que les dispositions de l'article 1er de la proposition de loi ne seront que très difficilement applicables, elles pourraient présenter, en pratique, de nombreux risques d'atteintes disproportionnées à la liberté d'expression. Le risque d'instrumentalisation à des fins dilatoires ne doit pas être sous-estimé. Ces propositions de loi pourraient permettre à n'importe quel parti d'empêcher, à tort ou à raison, la publication d'informations dérangeantes en période électorale alors même qu'il est légitime pour le citoyen d'être informé, même et surtout en période électorale. La rapidité avec laquelle le juge des référés devra statuer risque d'engendrer des décisions contestables, au risque de jurisprudences contraires entre le juge judiciaire et le juge de l'élection.

Pour toutes ces raisons, la commission des lois a considéré que ces propositions posaient un problème de principe. Elle a jugé nécessaire de s'abstenir de légiférer plutôt que de risquer de nuire à la diffusion de contenus légitimes.

Sur ma proposition et celle du groupe socialiste et républicain, la commission des lois a décidé de présenter une motion tendant à opposer la question préalable à la proposition de loi organique et de soutenir la motion de la commission de la culture sur la proposition de loi ordinaire. En conséquence, elle a donné un avis défavorable à tous les amendements portant sur les articles délégués au fond à la commission des lois.

Pour conclure, je citerai Beaumarchais, dans Le mariage de Figaro : « Il n'y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits ».

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