La progression du processus de réconciliation interne à la Libye repose bien entendu au premier chef sur la capacité des acteurs de la scène politico-militaire libyenne à s'entendre. Le rôle et le travail du RSSGNU et de la MANUL sont essentiels pour conduire ce dialogue et le faire aboutir.
Mais la position de la communauté internationale ne saurait être marginalisée. Derrière cette formulation se dissimule en réalité une somme d'intérêts nationaux, souvent historiques, parfois antagonistes et d'agendas différents dont les parties prenantes libyennes sont promptes à user à l'appui de leurs intérêts dans le débat politique intérieur.
L'intervention en Libye en 2011 a associé à côté des pays occidentaux un nombre important de partenaires pour lesquels l'évolution ou le changement de régime pouvaient présenter l'opportunité d'une influence plus grande. Il en va ainsi de la Turquie, pays membre de l'OTAN, du Qatar et des Émirats arabes unis qui mobilisèrent des forces navales ou aériennes.
Ces États, mais aussi l'Egypte, qui, en 2013, changera d'orientation politique, et dans une moindre mesure l'Arabie saoudite (à travers son influence sur les courants salafistes) ont continué à interférer de façon insistante dans le jeu politique libyen en fonction de leurs intérêts locaux, économiques ou idéologiques, accentuant, sur ce territoire, les conflits qui opposent dans toute la sphère arabo-musulmane, les tenants de l'islam politique inspiré par l'idéologie des Frères musulmans (Qatar, Turquie) aux tenants d'un islam indépendant de la sphère politique, fut-il influent et d'une extrême rigueur religieuse et culturelle sur la société (Arabie Saoudite, Émirats arabes unis).
Ces interférences se sont réduites en intensité et ont évolué dans leurs modalités depuis 2017 pour différentes raisons :
- la prise de contrôle de la Cyrénaïque par l'ANL a réduit pour l'Égypte la menace qui pesait sur sa frontière occidentale,
- la montée en puissance de la menace de Daech, qui constitue un ennemi commun à l'ensemble des acteurs,
- la priorité donnée à la résolution de questions plus stratégiques dans leur environnement immédiat par nombre de ces Etats,
. les Emirats arabes unis préoccupés par la montée en puissance de l'Iran et la guerre civile au Yémen,
. l'Arabie saoudite également mobilisée par ces deux préoccupations et son évolution politique interne depuis l'arrivée du prince Ben Salman,
. le Qatar en pleine tension avec ses voisins saoudien et émiriens et soumis à un embargo,
. la Turquie préoccupée par les élections nationales qui viennent de se tenir, son intervention militaire en Syrie contre les forces kurdes et le ralentissement de son économie ;
- enfin, la prise de conscience progressive qu'aucun des deux camps n'est en mesure d'asseoir une victoire totale sur ses adversaires, que la stabilité de la Libye passe par une réconciliation des forces en présence, que la solution négociée est désormais la voie à privilégier et que la communauté internationale doit faire preuve de cohérence et d'unité pour avancer sur cette voie.
Cette évolution peut être illustrée par le soutien apporté à l'Accord inter-libyen de Skhirat en 2016, à la feuille de route du Représentant spécial des Nations unies, Ghassan Salamé, et par la présence des représentants de tous ces États, le 29 mai à Paris, pour recueillir l'adhésion des quatre autorités principales du jeu politique libyen au processus de réconciliation et à la fixation d'un calendrier pour l'organisation des élections d'ici la fin 2018, mais aussi par la multiplication des contacts avec les représentants des adversaires du camp initialement soutenu et par l'organisation de rencontres entre représentants des camps adversaires sous les auspices des différents Etats. La diplomatie française a beaucoup oeuvré dans ce sens.
Mais la crise libyenne a aussi mis en évidence, de façon contenue mais continue, des divergences entre les partenaires occidentaux dont les agendas et les priorités sont demeurés différents. Ces différences peu affichées ont éclaté au grand jour à l'occasion des évènements migratoires récents et, tout particulièrement, de l'odyssée de l'Aquarius.
Dès 2011, la France, par son initiative, s'est placée en position de chef de file sur le dossier libyen,
- d'abord avec la Grande-Bretagne et les États-Unis pour engager une intervention militaire afin d'éviter des massacres promis par Kadhafi à ses opposants, puis aboutir au changement de régime,
- ensuite, en faisant de la lutte contre le terrorisme sa priorité parce qu'elle y était confrontée au Sahel et au Levant, mais aussi sur son propre territoire,
- enfin en se plaçant en aiguillon d'un processus de réconciliation enlisé, en organisant la rencontre Sarraj/Haftar à La Celle-Saint-Cloud en juillet 2017, puis la rencontre récente de Paris le 29 mai poussant à la tenue d'élections d'ici fin 2018. Alors que de leurs côtés, d'autres pays comme l'Algérie, l'Italie ou encore l'Union Africaine se montrent plus pragmatiques, avec une élection qui aurait pu se tenir en 2019.
Cette attitude volontariste, usant des outils diplomatiques et militaires, et qui bénéficie de leur concentration entre les mains du président de la République, convergeait avec l'agenda des Américains soucieux de ne diriger que de l'arrière (« leading from behind ») puis de limiter leurs interventions aux frappes anti-terroristes.
Mais cette proposition française ne saurait masquer celle de l'Italie avec laquelle elle ne coïncide pas, ni sur les priorités, ni sur les méthodes de l'ancienne puissance coloniale pour laquelle le maintien d'une influence en Libye est une affaire de prestige national et qui a l'avantage de connaître parfaitement bien le terrain et les différents acteurs.
L'Italie a toujours exprimé ses réserves sur l'intervention militaire de 2011 en mesurant sans doute mieux les conséquences possibles et au premier chef, la réactivation de la voie des migrations en Méditerranée centrale qu'elle avait réussi à contenir au prix d'accords bilatéraux avec Kadhafi, à l'époque.
La réouverture massive de cette voie à partir de 2014 l'a conduite à s'impliquer davantage, condamnée qu'elle était par l'application des accords de Dublin et l'absence de solidarité européenne en matière de relocalisations, tout en regrettant de ne pas bénéficier d'un soutien européen aussi fort que celui octroyé à d'autres pays. Elle a donc négocié seule avec les acteurs libyens, gouvernementaux ou non afin de diminuer la pression sur ses côtes. Elle y a réussi mais non sans critique au regard du droit humanitaire et des rapports de forces entre milices. De même veille-t-elle à tout ce qui peut conforter, ou à l'inverse fragiliser, ce dispositif patiemment mis en place de façon pragmatique. Impliquée qu'elle était en Tripolitaine, principal point d'embarquement des migrants, ses interlocuteurs étaient à l'Ouest alors que du côté français, la priorité anti-terroriste penchait plutôt en 2014 vers ceux qui était en mesure d'agir militairement c'est-à-dire, à l'Est, l'ANL du maréchal Haftar.
L'Italie est effectivement encline à mettre des moyens sur le tarissement des flux migratoires, y compris dans des mécanismes européens comme le Fonds fiduciaire d'urgence et à les mobiliser sur ce dossier. La France qui estime prendre une part importante de la lutte contre le terrorisme en soutenant seule l'opération Barkhane, y contribue nettement moins, source de critiques également.
De beaux exemples de priorités et de temporalités différentes et d'actions peu concertées pour certains entre la France et l'Italie.
L'échange de propos acides lors du refus par l'Italie d'ouvrir ses ports à l'Aquarius a cristallisé les passions et les ressentiments accumulés. Paradoxalement, car la pression migratoire a diminué en Méditerranée centrale, il en va aujourd'hui de l'unité de l'Europe et de sa capacité à répondre à une inquiétude très forte des populations qui se manifeste par une poussée électorale des partis populistes et nationalistes et dont les réponses politiques à venir permettront, peut-être, de juger plus objectivement les actions engagées par l'Italie avant les dernières élections.
Ceci distrait évidemment de la question essentielle de la stabilisation de la Libye qui demeure la clef d'une solution pérenne à ces deux préoccupations majeures et à laquelle il importe que les Européens contribuent de façon coordonnée et sans équivoque. Peut-être ne faut-il pas considérer que parce qu'un partenaire est européen, il épouse sans délibération la voix de la France et réciproquement, et que la discussion est souvent nécessaire à la bonne décision, sous réserve, naturellement, de ne pas empêcher toute prise de décision. Comme quoi, la Libye s'est invitée depuis plusieurs années au coeur des grands clivages géopolitiques.
L'apaisement des tensions en Libye, la moindre interférence des partenaires privilégiés des deux camps et la remise en avant de l'actualité de l'immigration, permettront peut-être de catalyser les actions et les incitations pour pousser la mise en oeuvre de la feuille de route du RSSGNU dont j'ai dit le consensus dont il bénéficie encore aujourd'hui. Il y a peut-être là une opportunité de temps dont il faut profiter. Encore faut-il qu'il ait une communauté de vue et une volonté commune des nombreux membres de la communauté internationale impliquée dans la résolution de cette crise. Et pour conclure, je citerai un adage que nous a rapporté l'ambassadeur du Tchad : « Quand à la naissance il y a trop d'accoucheuses, on casse la tête du bébé ».