Le paradoxe, c'est que la sécurité privée résiste avec détermination à la volonté de l'État de lui confier des missions toujours plus nombreuses, qui dépassent très largement les limites que le Conseil d'État et le Conseil constitutionnel ont rappelées à plusieurs reprises. Je pense en particulier à tout ce qui concerne la voie publique et la garde, le transfert et l'hospitalisation des détenus.
L'État a créé la sécurité privée en France. L'action déterminée du préfet de police de la Seine est ainsi à l'origine de la première société parisienne de surveillance, laquelle employait des agents supplétifs et avait des missions spécifiques couvrant les habitations bon marché, les ancêtres des HLM, et le métropolitain, outil de transport quelque peu compliqué à gérer car souterrain - le rapport préfectoral en la matière date de 1900 ; rien de nouveau sous le soleil ! L'idée était de « recycler » quelques gardiens de la paix et de disposer d'une force annexe qui s'occuperait de ce qui est statique et peu dynamique. Débute alors l'histoire de la surveillance et du gardiennage.
Pour ce qui est des détectives, l'histoire est plus ancienne et remonte à l'action de François Vidocq, agent contractuel de la sécurité publique relevant de la préfecture de police, qui intervenait essentiellement en matière de fraude boursière via son « bureau de renseignements pour le commerce », la police d'État et les polices locales ne voyant pas l'intérêt de s'en occuper.
On a ainsi vu se développer toute une série de missions de sécurité privée au fur et à mesure que l'État décidait d'y renoncer. Lorsque l'État n'a plus souhaité assurer la protection du transport de fonds, la Poste a dû créer une filiale pour s'en occuper. C'est la même chose pour l'installation de personnes étrangères. Cela fait donc une trentaine d'années qu'il y a dans notre pays des agents de sécurité privée armés. Ils sont plusieurs milliers et l'on ne recense aucune bavure commise par ces agents, qui se font plus souvent tirer dessus qu'ils ne tirent eux-mêmes.
Pour ce qui concerne les ports et transports, à l'époque où je travaillais avec Michel Rocard à Matignon, deux lois ont prévu la privatisation ainsi que la sous-traitance du contrôle et de la surveillance des passagers et des bagages dans les ports, puis dans les aéroports. Puis sont arrivés les stadiers, dans une configuration un peu complexe.
Peu à peu, l'État a créé de nouveaux dispositifs. Il a ouvert encore le champ en créant la garde armée des navires, car les bateaux français n'étaient plus gardés que par des Anglo-saxons, ce qui posait des problèmes de souveraineté pour une partie importante de la flotte. Lorsque lui a été posée la question des gardes armés, le préfet Jean-Paul Celet a été optimiste, pensant que c'était interdit. Or la créativité bureaucratique du ministère de l'intérieur a été sans limite. Il a décidé que les agents de protection rapprochée avaient le droit de porter une arme du simple fait qu'ils étaient à côté d'une cible, en l'occurrence la personne qu'ils devaient protéger. Une centaine de personnes étaient ainsi armées en France, dans des conditions de légalité extrêmement contestables.
Après l'affaire Charlie Hebdo, le gouvernement français a décidé de sortir de l'ambiguïté, du bricolage et de cette tolérance, laquelle concernait également les accompagnants de personnalités étrangères qui n'étaient pas des agents publics et qui se situaient donc hors du champ des conventions internationales diplomatiques de protection des dirigeants en visite. Le texte qui entrera prochainement en application permettra de sortir de ce flou et de cette ambiguïté.
De la même manière, il existe des gardes armés travaillant pour des entreprises d'État désormais semi-privatisées qui, pour des raisons de souveraineté nationale ou du fait des enjeux en présence, comme le nucléaire, protègent certaines installations.
Il y a une sorte de consensus général sur les limites de cet exercice. Le consensus n'existe pas, en revanche, pour ce qui concerne la protection de la voie publique, la garde, le transfert et l'hospitalisation des détenus et tout ce qui relève de l'administration pénitentiaire. L'État est en effet souvent demandeur de sécurité privée dans des conditions qui me paraissent extraordinairement dangereuses, et j'espère que ces pulsions sont résistibles. L'État a une vision large de tout ce dont il pourrait se débarrasser au bénéfice de la sécurité privée. Je tiens à dire que le collège du CNAPS a expliqué à plusieurs reprises, et à l'unanimité, qu'il ne voulait pas de ces missions.