Monsieur le président, madame la garde des sceaux, messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, je suis heureux de voir enfin discutés ces projets de loi qui encadrent l’action du Gouvernement en matière de justice sur la durée du quinquennat.
Je suis également heureux que le Sénat ait été saisi en premier, ce qui est suffisamment rare pour être relevé.
Je prends acte, par ailleurs, de la volonté du Gouvernement d’aller dans le sens d’une remise à niveau progressive – à notre sens insuffisante, il est vrai – des moyens de la justice et de réformer les procédures et les méthodes.
Nous avons fait le constat de l’embolie des tribunaux et de la sous-capacité carcérale. Nous mesurons aussi les difficultés d’accès à la justice. Nous avons constaté, en outre, la stagnation du recours aux alternatives à l’incarcération et aux peines de prison au cours des six dernières années. Nous mesurons la difficulté de la tâche, pour nous être plongés dans cette matière pendant de longs mois.
Nous avons fait, je le répète, le constat de l’embolie de la justice : 1, 2 million de nouvelles affaires pénales et 2, 7 millions de nouvelles instances civiles chaque année. Pour réunir une cour d’assises, il faut plus de quarante mois. Le délai moyen d’obtention d’un jugement pour des affaires civiles est passé en deux ans de onze à douze mois.
Quant aux prisons, chacun connaît la situation actuelle : il y a un peu moins de 60 000 places, pour un peu plus de 70 000 détenus. Après l’interruption du plan de construction de places de prison lancé par Michel Mercier en 2011, aucun nouveau chantier n’a été ouvert au cours des années récentes.
D’où la nécessité d’un fort redressement des moyens et de réformes profondes, l’un n’allant pas sans les autres. L’idée est que la justice doit être l’objet d’une politique constante et durable, au-delà des alternances, comme c’est déjà le cas depuis longtemps pour la politique de défense et la politique étrangère. C’est d’ailleurs dans cet esprit que le Sénat travaille depuis plusieurs années. Nous avons établi notre propre constat et élaboré nos propres propositions au sein d’une mission transpartisane, qui a conduit un travail approfondi, avec de multiples auditions et de nombreux déplacements en France.
Ce travail a débouché sur l’adoption, le 24 octobre dernier, de deux propositions de loi que le Gouvernement n’a malheureusement pas souhaité modifier à l’Assemblée nationale, préférant élaborer son propre texte, quitte à prendre davantage de temps. En effet, ce texte ne pourra pas être adopté avant 2019, alors qu’il a vocation à traiter de l’effort de redressement de la justice pour les cinq années du mandat.
La programmation budgétaire proposée suscite de profondes interrogations, malgré un effort pluriannuel dont nous prenons acte. L’année 2018 s’achève, et 2019 sera engagée avant l’adoption de cette loi, qui constitue donc un objet législatif singulier, à savoir une loi de programmation rétrospective à hauteur de 40 %, les années 2018 et 2019 n’étant pas budgétairement dotées.
Or, si l’on rapproche la programmation proposée des besoins recensés dans notre rapport intitulé « Cinq ans pour sauver la justice », mais aussi du budget voté sur l’initiative de Jean-Jacques Urvoas pour la dernière année du quinquennat socialiste – un budget supérieur à celui prévu par le gouvernement actuel pour les années 2018 et 2019 –, on se rend compte que l’effort proposé par le Gouvernement, même s’il est réel, reste malheureusement insuffisant pour permettre une remise à niveau du service public de la justice. La commission des lois a donc rétabli sa propre trajectoire budgétaire, adoptée par le Sénat en 2017, qui comporte une hausse des crédits de 5 % par an en moyenne, tandis que celle prévue par le Gouvernement est en deçà de 4 %.
En ce qui concerne la justice du quotidien, la commission des lois considère qu’elle ne fait pas l’objet d’une priorité suffisante. Au contraire, le texte organise son repli par des mesures éparses de déjudiciarisation. C’est la justice des personnes les plus vulnérables qui risque ainsi d’être fragilisée. Certaines mesures transfèrent des compétences du juge à d’autres services publics : la commission les a supprimées ou strictement encadrées. D’autres vont plus loin encore en supprimant purement et simplement l’intervention du juge, sans aucun transfert de compétences judiciaire : la commission les a aussi supprimées.
Dans la même veine, l’absence de toute prise en considération de la situation de l’aide juridictionnelle nous inquiète. La mission judiciaire de soutien aux plus fragiles est ainsi affaiblie. Le projet de loi comporte, selon nous, une grave lacune de ce point de vue, alors que, chaque année, un million de personnes ont recours à l’aide juridictionnelle. La proposition de loi d’orientation et de programmation pour le redressement de la justice que nous avions présentée visait à réformer en profondeur l’aide juridictionnelle et à assurer la pérennité de son financement. Il nous semble que l’on ne peut pas laisser de côté cette question dans une loi de programmation pour la justice.
La commission veut aussi que la protection des libertés dans la procédure pénale soit renforcée par rapport à ce que prévoit le texte du Gouvernement. M. Buffet s’étant longuement exprimé sur ce point, je n’y reviens pas, mais c’est la vocation même du Sénat que d’être attentif au respect de la vie privée et à la garantie des droits fondamentaux de nos citoyens. L’efficacité des enquêtes est une cause que nous défendons dans la limite où elle ne met pas en péril les droits fondamentaux et les libertés fondamentales. La commission a ainsi veillé à ne pas marginaliser le juge d’instruction et a maintenu la collégialité des travaux de la chambre d’instruction.
J’en viens enfin à la politique pénitentiaire et à l’exécution des peines. La situation de nos prisons, mise en lumière par l’important mouvement social du début de cette année, n’est pas digne d’une grande démocratie. Au cours des six dernières années, le recours aux solutions alternatives à l’emprisonnement a stagné ou reculé, contrairement à ce que voudraient donner à croire les discours officiels. Les peines prononcées ne sont pas correctement exécutées, et elles ne le sont pas non plus dans des délais acceptables. Les condamnés ne sont pas suffisamment préparés à la réinsertion, ce qui aggrave les risques de récidive et l’insécurité pour la société française.
La sous-capacité carcérale n’est plus traitée depuis l’abandon, en 2012, du programme de construction de places voté en 2011. Au cours de la campagne présidentielle de 2017, l’engagement de construire 15 000 places de prison en cinq ans a été pris devant les Français par plusieurs candidats, dont Emmanuel Macron. L’une des principales informations apportées par ce projet de loi, c’est l’abandon de cet engagement. La programmation ramène en effet l’objectif à 7 000 places d’ici à 2022. De plus, la commission des lois a mis en évidence qu’il n’y avait pratiquement aucune chance que cet objectif réduit de plus de moitié par rapport aux engagements qui avaient été pris soit atteint. En effet, à ce jour, aucun site n’a été officiellement désigné pour la construction de ces 7 000 places.
Par ailleurs, la réforme de l’exécution des peines nous paraît insuffisamment lisible. La commission des lois a supprimé le caractère automatique de la libération sous contrainte aux deux tiers de la peine.
Madame la garde des sceaux, il y a matière à renforcer les ambitions de ce texte. Nous voulons le faire en bonne collaboration avec vous, car nous avons en réalité les mêmes objectifs. C’est ce que la commission des lois s’est attachée à faire. Je salue à cet égard le travail considérable accompli par les deux rapporteurs, qui comptent parmi les meilleurs spécialistes français de la justice. Je suis confiant dans notre capacité de progresser avec le Gouvernement dans cette voie.