Je suis particulièrement honoré d'avoir été proposé à la présidence de l'ASN par le Président de la République. L'ASN est une autorité indépendante reconnue pour sa rigueur et sa compétence, qui doit faire face à des enjeux d'une ampleur inégalée en matière de contrôle de la sûreté nucléaire et de la radioprotection.
J'ai consacré mon parcours professionnel au contrôle des activités et des installations à risque, en entreprise comme dans l'administration, exerçant des responsabilités en lien direct avec la sûreté nucléaire et la radioprotection. Ingénieur généraliste de formation, je suis également diplômé de l'École supérieure de métallurgie et de soudage et, depuis 1999, ingénieur du corps des mines. J'ai démarré ma carrière administrative dans le contrôle des équipements sous pression, y compris nucléaires, et de transport de matières dangereuses. Puis, j'ai rejoint le bureau Veritas, où, pendant huit ans, j'ai occupé différents postes de direction en relation avec le contrôle et la certification des produits à risque en application de la réglementation européenne. En 1997, j'ai intégré l'ASN pour coordonner la deuxième visite décennale des réacteurs de 900 MW. J'ai ensuite rejoint l'administration centrale pour gérer, pendant trois ans, le réseau des Drire, avant d'être nommé directeur de la Drire de la région Centre, puis en Île-de-France. Je fus alors concerné, en tant que délégué territorial de l'ASN, par les enjeux de sûreté des centrales de Belleville, Dampierre, Chinon et Saint-Laurent et par le contrôle des centres de recherche du CEA à Saclay et à Fontenay-aux-Roses comme des sites et sols pollués aux matières radioactives. J'eus également en charge le contrôle de la radioprotection en Île-de-France, où le sujet est d'importance puisque la région accueille 20 % des centres de radiothérapie. En 2010, toujours en Île-de-France, j'ai oeuvré à la fusion de la Drire, de la Direction régionale de l'environnement (Diren), du service de police des eaux, du service de navigation de la Seine et du service des installations classées de la préfecture de police pour constituer la direction régionale et interdépartementale de l'environnement et de l'énergie, au sein de laquelle j'ai continué d'assurer les fonctions de délégué territorial de l'ASN mais également de délégué de bassin Seine-Normandie, ce qui m'a permis d'acquérir des compétences en matière de prélèvement et de pollution des eaux. Enfin, depuis 2013, j'exerce les fonctions de directeur général du Cofrac.
L'ASN est confrontée à trois enjeux majeurs. D'abord, elle doit opérer sa mission de contrôle dans un contexte inédit en termes de sûreté des installations. L'ASN doit également répondre, pour assurer la confiance de la population dans le secteur nucléaire, à la demande croissante des citoyens en matière d'information et de participation aux décisions. Elle doit enfin améliorer l'efficience de son fonctionnement interne. À court terme, deux sujets nécessiteront une forte mobilisation des ressources de l'ASN : l'EPR de Flamanville, objet de nombreux retards et de difficultés liées notamment aux soudures du circuit secondaire, et le quatrième réexamen de sûreté des réacteurs de 900 MW en vue d'autoriser la poursuite de leur activité après examen de leur conformité, réacteur par réacteur. Au-delà de la trente-cinquième année de fonctionnement, la loi du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte a en effet prévu qu'une décision individuelle prise par l'ASN après enquête publique devra intervenir pour prolonger l'activité de chaque centrale.
J'observe, à plus long terme, cinq sujets d'importance. Le premier concerne le maintien des capacités techniques et financières des exploitants dans un contexte inédit de repli du parc nucléaire et de perte d'expérience, attestée par les nombreuses difficultés décelées sur les nouveaux projets, alors que des travaux de grande ampleur devront être réalisés dans les centrales mais aussi dans les usines du cycle du combustible et que les chantiers de démantèlement de réacteurs, notamment au graphite-gaz, devront être menés. S'agissant en particulier du démantèlement des installations du CEA, la capacité financière de l'opérateur dépendra du budget qui lui sera alloué par l'État.
Le deuxième sujet a trait au stockage des déchets de moyenne et haute activité à vie longue, dangereux pour plusieurs centaines de milliers d'années, qui devra, à travers un débat public, faire l'objet d'une solution consensuelle et responsable à la fois en termes de sûreté et d'éthique, puisque nous sommes là confrontés à un horizon de temps inédit. À l'autre bout du spectre des déchets, il conviendra de réfléchir au stockage et à la valorisation du volume considérable de déchets, parfois peu ou pas radioactifs, issus du démantèlement. L'hypothèse d'un stockage décentralisé, au plus près des sites démantelés pour éviter les flux de trafic, est notamment un vrai sujet de débat qui impliquera les élus et toute la société.
Le démantèlement représente le troisième sujet d'avenir. Si EDF a démontré sa capacité à réaliser certaines opérations sur les chaudières nucléaires à eau sous pression, le démantèlement des anciens réacteurs à graphite-gaz s'avère plus complexe et connaît des retards importants. C'est un point d'attention, en particulier sur le provisionnement financier réalisé par les opérateurs pour pouvoir assurer ces opérations sur le long terme.
Un quatrième sujet porte sur la radioprotection dans le secteur médical, dont l'ASN est en charge du contrôle depuis une dizaine d'années. De nombreux incidents sont encore signalés, notamment de surexposition des patients. En outre, de nouveaux développements technologiques dans le domaine de l'imagerie médicale conduisent à davantage exposer les patients et les praticiens, le plus souvent à des doses très faibles mais dans la durée - je pense en particulier à la radiologie interventionnelle qui guide le geste chirurgical. Je citerai deux exemples de risques nouveaux auxquels l'ASN devra être vigilante : grâce au perfectionnement des appareils de radiothérapie, des rayonnements très denses peuvent être concentrés sur des très petites zones mais cela implique, pour éviter tout danger, de positionner le faisceau de façon extrêmement précise, et donc d'avoir des personnels parfaitement formés ; de même, la multiplication des actes de radiologie et des scanners liée au vieillissement de la population et le fait de pouvoir les réaliser à distance, grâce au développement de la télémédecine, modifient la problématique du contrôle de la radioprotection par l'ASN.
L'efficience interne de l'institution et son implication internationale représentent un cinquième sujet. Il s'agit de concentrer les moyens d'action et de contrôle sur les enjeux essentiels en adoptant une approche individualisée de l'intensité du contrôle : lorsque les risques sont élevés ou les exploitants défaillants, il faut augmenter son intensité, et inversement. Par ailleurs, en matière de ressources humaines, il convient de maintenir une capacité d'attraction à l'endroit des jeunes ingénieurs, dans un contexte de réforme de l'État et de moindre engouement pour le nucléaire, en proposant des cursus de formation continue et en assurant un déroulement de carrière avec des postes à responsabilité au sein de l'ASN.
Vous m'avez interrogé sur le calendrier des visites décennales des réacteurs de 900 MW, soumis, après leur trente-cinquième année de fonctionnement, à une autorisation de l'ASN après enquête publique. La phase générique de l'examen de l'ensemble des réacteurs se trouve bien avancée, mais quelques sujets complexes sont encore en cours d'instruction avec EDF et l'IRSN - je pense en particulier, en cas de fusion du coeur, à la possibilité de récupérer le corium à l'intérieur du bâtiment réacteur pour éviter qu'il ne traverse la dalle et pollue les nappes phréatiques, qui nécessite des solutions alternatives lorsque l'installation d'un cendrier n'est pas faisable. Au vu des informations dont je dispose, l'avis générique de l'ASN devrait pouvoir intervenir fin 2020 mais il importe de le distinguer de la réalisation des visites réacteur par réacteur qui s'étaleront jusqu'en 2030, dont il n'est pas un préalable. La visite décennale de Tricastin 1 démarrera d'ailleurs en 2019, donc avant le rendu de l'avis générique, mais des engagements ont déjà été pris et une première série de modifications sera intégrée par l'exploitant dans le cadre de cette visite. Lorsque, pour chaque réacteur, l'exploitant aura achevé l'examen de conformité, il pourra obtenir une autorisation de l'ASN, sans doute assortie d'exigences complémentaires qui tiendront compte du résultat de l'avis générique et devront être mises en oeuvre dans le temps.
Concernant le principe de réexamen appliqué en France, il ne s'agit pas d'une doctrine de l'ASN mais d'une obligation qui figure dans la loi ; il ne s'agit pas non plus d'une approche uniquement française car on la trouve aussi dans la directive Euratom. Enfin, la pratique existe dans d'autres domaines : les installations industrielles les plus polluantes sont ainsi soumises régulièrement à une réévaluation des conditions de rejet et de fonctionnement, en comparaison avec les meilleures pratiques industrielles définies au niveau européen, et à des prescriptions émises par les directions régionales de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal) pour améliorer en continu le niveau de sûreté et de protection de l'environnement. Le retour d'expérience après un accident dans l'industrie aéronautique en est un autre exemple. Et c'est aussi utile pour EDF de réaliser un examen de conformité dans le cadre de son projet de prolongation de la durée de vie du parc. Quant à la comparaison avec les États-Unis, même s'il n'y a pas d'évolution par rapport au standard initial et que, formellement, l'obligation d'un réexamen tous les dix ans n'y existe pas, il est évident que les Américains tiennent également compte du retour d'expérience des accidents comme Three Mile Island, Fukushima ou Tchernobyl pour renforcer la sûreté de leurs équipements et améliorer leurs pratiques environnementales.
Vous avez également regretté le manque de pédagogie sur ces questions et je partage votre constat : le nucléaire mérite davantage d'information du public. Je me réjouis d'ailleurs que le Haut comité à la transparence, à l'information et à la sûreté nucléaire (HCTISN) ait récemment lancé une consultation publique avec l'ensemble des acteurs de la filière pour présenter l'objectif du quatrième réexamen de sûreté.
La fraude est un sujet compliqué : même si le nombre de cas est extrêmement faible, elle introduit une suspicion, voire une crainte, quant au bon fonctionnement de la chaîne de contrôle. Les fraudes n'existent pas qu'en France, y compris dans le domaine nucléaire, et le dispositif de contrôle doit être diversifié : il n'y a pas une mesure unique ni une solution miracle pour lutter contre le phénomène. La prévention me semble essentielle. Il convient de renforcer la culture des entreprises du nucléaire pour assurer l'indépendance des contrôles, mettre en place un management anti-fraude et travailler sur les causes profondes de la fraude, qui peuvent être liées à des pressions dans la relation entre clients et fournisseurs ou à la situation individuelle du fraudeur, qui craint les conséquences de la détection d'un dysfonctionnement. Outre la prévention, le risque pesant sur le fraudeur doit être renforcé en multipliant les doubles contrôles, les contrôles inopinés et ceux réalisés par une tierce partie. Des systèmes d'alerte pourraient également être imaginés. Un plan a été prévu par l'ASN, que je souhaiterais mettre en application.
S'agissant de la mise en oeuvre des prescriptions résultant des stress tests réalisés au niveau international après l'accident de Fukushima, la France a opté pour une application large allant des réacteurs de puissance aux installations du cycle, selon des phases établies par l'ASN. La première phase correspondait à la mise en place rapide de moyens mobiles d'intervention et de moyens complémentaires pour alimenter les réacteurs en électricité et en eau afin d'en assurer le refroidissement. Cette phase a été totalement réalisée ; en revanche, la deuxième phase, qui prévoyait la mise en place des mêmes moyens mais plus robustes et positionnés dans des locaux spécialisés, accuse un retard de la part d'EDF lié, semble-t-il, à des questions d'approvisionnement. La troisième phase, qui correspond à un renforcement lié à d'autres scénarios accidentels, sera déployée à l'occasion des examens des réacteurs d'ici 2030.
L'ASN avait attiré l'attention sur la nécessaire réorganisation industrielle de la filière nucléaire dans son rapport de 2016. Il y a depuis eu une recapitalisation d'EDF et d'Areva, ce qui me semble extrêmement positif. L'ASN restera vigilante à ce que les moyens dégagés soient bien dédiés aux actions de sûreté.
Vous avez également évoqué le remplacement du couvercle de l'EPR de Flamanville. La décision de l'ASN me semble légitime dans la mesure où la problématique liée à la ségrégation du carbone, à la fois dans la cuve et dans le couvercle, a conduit à fragiliser certaines zones. Or, l'EPR diffère des réacteurs précédents en ce que toutes les ouvertures sont situées dans le couvercle et non dans la cuve : il est dès lors plus facile de contrôler l'état de vieillissement du fond de la cuve que du couvercle. Si une technique de contrôle fiable et éprouvée du couvercle avait existé, peut-être la décision aurait-elle été différente mais cette technique n'existe pas aujourd'hui. Je ne dispose en revanche d'aucune information sur les EPR chinois.
L'ASN n'est pas en charge de la sécurité des installations nucléaires, mais dispose de cette compétence dans le domaine des sources médicales et industrielles depuis la loi de 2015. Ses homologues étrangers exercent presque tous la double mission de sûreté et de sécurité, ce qui paraît compréhensible et cohérent à la fois pour disposer d'une vision globale et au vu de la nature des mesures techniques et organisationnelles à mettre en oeuvre pour préserver la sécurité des installations, qui sont les mêmes - je pense par exemple au dimensionnement d'une piscine - qu'il s'agisse de répondre à un dysfonctionnement accidentel ou à un acte de malveillance. D'ailleurs, l'IRSN, s'agissant de l'expertise technique, est en charge à la fois de la sûreté et de la sécurité. Je serai donc favorable à ce qu'il en soit de même pour l'ASN. Il ne faudrait pas, en revanche, que l'ASN se voit confier la responsabilité de la définition de la menace et de l'intervention, qui doit évidemment relever des forces de l'ordre.
Le projet Cigéo a fait l'objet d'une instruction importante de l'ASN. Le sujet est d'une complexité redoutable compte tenu des enjeux et de la nature des déchets, dont la radioactivité perdurera plusieurs centaines de milliers d'années. La démarche de l'Andra est robuste et a été saluée comme telle par l'ASN. Reste la question des déchets bitumés, qui ne sont pas des combustibles usés issus des réacteurs, mais des déchets qui ont été stockés dans des matrices bitumées par le CEA. Or, si le contenu et la radiotoxicité des fûts les plus récents sont bien connus, les déchets plus anciens le sont moins ; il est donc essentiel de les caractériser, voire de les retraiter, pour éviter que des dégagements exothermiques ne provoquent des incendies dans le stockage. Le sujet est en cours d'examen entre l'Andra, l'ASN et l'IRSN.
Concernant le développement de l'usage du Mox, le choix du retraitement ne relève pas de l'ASN mais d'un choix de politique industrielle. En revanche, l'ASN est bien entendu responsable de la sécurité des opérations de traitement. Je conviens néanmoins qu'avec le repli du parc des réacteurs de 900 MW, il faut s'interroger sur la manière de valoriser les matières issues du retraitement, que ce soit par l'utilisation du Mox dans les réacteurs de 1 300 MW, mais aussi par l'usage de l'uranium de retraitement enrichi, qui n'est pas utilisé aujourd'hui mais constitue pourtant le volume le plus important de déchets - il y a d'ailleurs des projets d'EDF en ce sens, notamment à la centrale de Cruas. Il s'agit en tous les cas d'un choix industriel : si l'exploitant souhaite utiliser du Mox dans les réacteurs de 1 300 MW, l'ASN réalisera des études de sûreté pour en valider la possibilité.
Vous m'avez enfin taquiné avec une question relative à une éventuelle fusion entre l'ASN et l'IRSN. Je suis, pour ma part, convaincu de la nécessité de séparer l'expertise de la décision, ce qui constitue un principe sain au-delà de la seule filière nucléaire - cela existe par exemple dans le domaine sanitaire. Cette séparation permet une expression libre de l'expertise, dégagée du poids de la décision. Et tous ceux qui travaillent à la sûreté nucléaire de nos installations pourraient vous dire qu'il vaut mieux deux barrières qu'une seule, et donc deux experts plutôt qu'un seul. En revanche, je suis favorable à davantage de mutualisation des moyens sur des sujets indépendants de l'expertise, comme l'information du public, la participation des citoyens au débat, les relations internationales ou encore la gestion des bases de données.