Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le 24 septembre 2010, la Commission européenne a transmis au Parlement européen et au Conseil une proposition de règlement portant mesures spécifiques dans le domaine de l’agriculture en faveur des régions ultrapériphériques de l’Union européenne, les RUP.
Il s’agit en fait d’une refonte du régime existant appelé POSEI – programmes d’options spécifiques à l’éloignement et à l’insularité. Ce programme a été mis en place voilà plusieurs années déjà pour tenir compte de la situation économique et sociale des RUP.
Il répond à deux objectifs : garantir l’approvisionnement des régions ultrapériphériques en produits agricoles, en exonérant de droits de douane certains produits importés ; soutenir l’activité agricole par le biais de mesures en faveur des produits agricoles locaux.
Ce régime a fait la preuve de son efficacité, notamment depuis qu’il a été rendu plus flexible en 2006. Dans un rapport publié en octobre 2010, la Cour des comptes européenne a elle-même reconnu l’importance du programme POSEI pour l’agriculture des RUP.
Pour l’outre-mer français, ce programme a représenté 278 millions d’euros l’an dernier.
La proposition de règlement que soumet la Commission ne modifie pas fondamentalement le soutien communautaire à l’agriculture des RUP. Tant mieux, me direz-vous ! En réalité, il faut s’en alarmer.
En effet, le règlement du 19 décembre 2006, qui a étendu le règlement POSEI au secteur de la banane, a admis que, s’il était constaté un changement significatif dans les conditions économiques affectant les sources de revenus dans les régions ultrapériphériques, la Commission européenne devait en tenir compte.
Et c’est bien là que le bât blesse, car la situation a considérablement changé pour l’agriculture ultramarine ces derniers mois.
Ainsi, le 15 décembre 2009, a été conclu l’accord multilatéral de Genève sur le commerce de la banane et, au printemps 2010, l’Union européenne a conclu des accords commerciaux avec l’Amérique centrale, d’une part, et avec la Colombie et le Pérou, d’autre part.
Or, la proposition de la Commission feint d’ignorer les conséquences désastreuses que risquent d’avoir ces accords commerciaux pour l’agriculture en outre-mer.
En nos qualités respectives de rapporteur et de président de la mission commune d’information sur la situation des départements d’outre-mer, qui s’est réunie en 2009, Éric Doligé et moi-même avons jugé nécessaire d’intervenir.
C’est au nom du comité de suivi des orientations de cette mission, comité créé en octobre 2009, que nous avons donc déposé le 18 janvier 2011 une proposition de résolution européenne pour dénoncer l’indifférence ou le désintérêt de la Commission européenne à l’égard des effets de ces divers accords commerciaux sur l’agriculture des départements d’outre-mer.
En quoi consistent ces accords ?
Les textes viennent seulement d’être paraphés et n’ont pas encore été transmis au Parlement au titre de l’article 88-4 de la Constitution, bien que leur conclusion remonte à plus d’un an.
Néanmoins, selon les informations disponibles, nous savons quelles avancées l’Union européenne a obtenues : il s’agit, essentiellement, de la fin des barrières douanières pour ses industries – surtout l’automobile – et d’un meilleur accès aux marchés péruvien et colombien des vins et spiritueux et des produits laitiers.
En contrepartie, les deux États andins ont obtenu une amélioration du potentiel d’exportation de bananes, de sucre, de rhum et d’autres produits agricoles, affectant le cœur de nos économies ultramarines.
Plus précisément, concernant la banane, production emblématique de nos îles, l’Union européenne va abaisser ses droits de douane à 75 euros par tonne au 1er janvier 2020.
Déjà, l’accord multilatéral de Genève sur le commerce de la banane, signé en décembre 2009, s’était conclu par un abaissement progressif des droits de douane de 176 euros à 114 euros la tonne d’ici à 2017.
C’est donc une baisse supplémentaire de 40 euros par tonne qui est consentie sur la taxation des bananes importées des pays andins.
Pour la banane, il est certes prévu une sauvegarde spéciale déclenchant une suspension du traitement préférentiel en cas de forte augmentation des importations en provenance de ces pays, mais celle-ci cessera de s’appliquer lorsque le droit préférentiel aura atteint 75 euros par tonne en 2020.
Pour ce qui est du sucre et des produits à teneur élevée en sucre, des contingents à droit nul, assortis d’un taux de croissance annuel, sont consentis à la Colombie et au Pérou.
Pour le rhum, des contingents à droit nul s’appliqueront là aussi pour la Colombie et le Pérou et augmenteront chaque année.
Les lignes tarifaires sur le rhum en bouteille seront, pour leur part, démantelées en trois ans.
Enfin, il faut souligner que le commerce des produits de la pêche sera lui aussi très largement libéralisé, avec les conséquences que l’on sait sur ce secteur déjà en difficulté.
De facto, la France et, disons-le sans détour, ses départements d’outre-mer sont incontestablement les premiers contributeurs à ces accords.
C’est pour notre pays que le déséquilibre entre les concessions opérées sur les produits sensibles et les résultats obtenus sur le plan offensif apparaît le plus frappant.
En effet, mes chers collègues, l’économie agricole des RUP françaises est extrêmement dépendante de ces productions. Ainsi, en 2007, la banane représentait 57 % de la production agricole en Martinique et 18 % en Guadeloupe. La canne à sucre, quant à elle, représentait 20 % de la production agricole en Guadeloupe et 7 % en Martinique.
Notre commerce extérieur est lui aussi étroitement lié à ces produits. Pour la Guadeloupe, par exemple, le sucre représente près de 30 % des exportations en valeur, la banane plus de 14 % et le rhum près de 12 % ; à La Réunion, le sucre représente 38, 5 % des exportations en valeur.
Il nous faut sauvegarder l’essentiel, à savoir les dizaines de milliers d’emplois qui sont en jeu derrière ces pourcentages.
Si nous laissons nos marchés locaux – je dis bien « locaux » – être envahis de produits d’Amérique latine, que deviendra notre agriculture ? Et nos agriculteurs ?
Les concessions commerciales accordées par l’Union européenne ne peuvent s’entendre sans compensation pour préserver la fragile production agricole locale.
Il n’est pas pensable d’exposer, sans garde-fous, nos agriculteurs à la concurrence des pays d’Amérique latine, dont les producteurs ne sont pas soumis aux mêmes contraintes.
En effet, faut-il que je rappelle ici que c’est la législation sociale française qui s’applique, bien heureusement, pour les ouvriers agricoles des départements d’outre-mer ? Inutile de vous dire que les conditions de travail, les conditions salariales, les conditions sociales dans les pays tiers que nous évoquons sont d’un autre siècle, faussant totalement le jeu normal de la concurrence.
Faut-il également que je rappelle que, dans un monde où le développement durable est devenu une préoccupation majeure, la banane antillaise est désormais la plus propre au monde ?
Quand les producteurs colombiens pratiquent soixante traitements phytosanitaires par an, nous en réalisons moins de dix ! Mais tout cela a un coût, bien sûr. Il convient donc d’être attentif à ne pas ruiner ces efforts.
Ces compensations pourraient prendre la forme de mesures de protection du marché des RUP, par exemple, s’agissant de la banane, la mise en place d’un mécanisme de sauvegarde plus protecteur, pérenne et susceptible d’être automatiquement activé.
Pour le sucre et le rhum, ne pourrait-on pas envisager une limitation dans le temps des augmentations annuelles des contingents ?
La compensation devra aussi être financière, en dédommagement des pertes de recettes commerciales induites.
Le Parlement européen lui-même a appelé à la mise en place de compensations en faveur des producteurs des RUP lors de la ratification de l’accord de Genève sur la banane en février dernier.
Le Parlement relève que, d’ores et déjà, l’Union européenne a décidé de consacrer 200 millions d’euros sur la période 2010–2013 aux pays ACP producteurs de bananes pour les accompagner dans le processus d’ajustement nécessaire.
Symétriquement, les députés européens appellent à modifier les modalités de l’aide prévue dans le budget POSEI à l’attention des producteurs de l’Union pour que ces derniers soient en mesure de rester sur le marché et de poursuivre leurs activités traditionnelles.
Aux dernières nouvelles, et au terme de longues discussions, la Commission proposerait une compensation de 10 millions d’euros par an pour les trois États membres concernés – Espagne, France et Portugal –, soit seulement 4 millions d’euros pour la France !
Cette proposition est inacceptable pour notre pays, qui a estimé à 40 millions d’euros par an, soit dix fois plus, le besoin de compensation de pertes de revenus et de restructuration pour la filière.
Nous devons donc maintenir la pression sur la Commission européenne. Pour cela, nous avons besoin que vous souteniez notre démarche, mes chers collègues.
Je remercie d’ores et déjà les rapporteurs, Christian Cointat et Daniel Marsin, qui ont témoigné de leur soutien en enrichissant notre texte lors de son examen par la commission des affaires européennes et par celle de l’économie.
Une résolution européenne du Sénat permettra d’exprimer au Gouvernement notre attente sur le sujet. Celui-ci pourra ensuite l’invoquer utilement pour tenter d’obtenir gain de cause à Bruxelles dans la négociation en cours.
Mes chers collègues, je suis sûr que vous aurez à cœur, en adoptant cette proposition de résolution, de tout faire pour assurer l’avenir de l’agriculture des départements d’outre-mer, car elle est une composante majeure de leur santé économique et sociale.
Le démantèlement de l’agriculture réduirait à néant les perspectives de développement endogène préconisées par le Gouvernement.
Je suis également convaincu que chacun de vous a conscience que le problème qui est posé ici n’a pas un caractère marginal ou périphérique. Ce que pose au fond cette résolution, c’est le nécessaire rappel à nos partenaires européens et internationaux que, dans une économie qui se veut mondialisée et dont nous acceptons les règles, la France n’entend pour autant renoncer ni à son agriculture ni à son modèle social.