Nous en venons à présent à la question de la privatisation de la société Aéroports de Paris (ADP), dont les modalités sont déterminées par les articles 44 à 50 du projet de loi.
Cette privatisation suscite de nombreuses inquiétudes : celle qu'Aéroports de Paris, qui gère les principaux aéroports français, tombe entre de mauvaises mains, ce qui représenterait un danger en termes de souveraineté ; celle que les actions que l'État détient au capital d'ADP soient bradées à un prix inférieur à leur valeur, alors qu'il s'agit d'une entreprise très rentable, reproduisant ainsi le précédent de la privatisation des sociétés d'autoroutes ; celle, enfin, que les compagnies aériennes subissent des hausses de redevances aéroportuaires excessives de la part d'un exploitant aéroportuaire placé en situation de monopole, ce qui fragiliserait Air France.
Ces inquiétudes sont parfaitement légitimes, et je dois dire qu'au moment où j'ai commencé à étudier précisément le sujet j'étais plutôt défavorable à la privatisation d'ADP, même si je savais que la part de marché des aéroports privatisés représente aujourd'hui 75 % du trafic aérien européen.
Toutefois, les auditions que j'ai menées et l'examen précis des articles du projet de loi m'ont conduit à faire évoluer ma position.
En premier lieu, je ne pense plus que la vente d'ADP constituerait un abandon de souveraineté. Cette privatisation s'accompagne en effet de dispositions législatives fortes destinées à garantir que l'État continuera à disposer en toutes circonstances de pouvoirs de contrôle très puissants sur la société. Le droit exclusif d'exploitation confié par la loi à ADP est limité à soixante-dix ans, alors qu'il était perpétuel jusqu'ici. Tous les biens d'ADP seront restitués à l'État dans soixante-dix ans : il n'y donc pas de privatisation du foncier pour l'éternité. Pendant cette période, l'État pourra exercer son droit de veto sur toute acquisition ou cession d'un bien par ADP qui s'effectuerait sans son accord. Le cahier des charges d'ADP sera considérablement renforcé pour prévoir, notamment, que l'État peut imposer à la société des investissements, par exemple pour le terminal T4, qu'il restera au conseil d'administration d'ADP même s'il vend toutes ses actions ; qu'il peut s'opposer à un changement actionnarial de la société ; qu'il agrée les principaux dirigeants d'ADP ; qu'il peut exercer un contrôle étroit sur de multiples autres aspects de la vie de l'entreprise, dès lors qu'ils concernent ses obligations de service public ; et qu'il peut reprendre la direction des aéroports parisiens si les nouveaux propriétaires d'ADP ne remplissent pas leurs obligations de service public.
Les différentes dispositions que je viens de citer confèrent à la puissance publique des leviers d'action sur ADP privatisée exceptionnels dans un contexte d'économie de marché. L'État gardera bien en dernier ressort la maîtrise de l'avenir de ces infrastructures stratégiques que sont les aéroports parisiens.
En deuxième lieu, je ne pense pas non plus que le fait de vendre ADP conduirait à « brader les bijoux de famille ». La procédure de privatisation prévue pour ADP est strictement encadrée par les règles générales qui s'appliquent aux cessions par l'État de ses participations, mais également par les règles spécifiques prévues par l'article 49 du projet de loi. Le prix minimum des parts de l'État au capital d'ADP sera déterminé par la Commission des participations et des transferts (CTP). Le ministre chargé de l'économie ne pourra pas les vendre à un prix inférieur. Du reste, les aéroports de Nice et de Lyon ont été vendus à des prix très supérieurs aux estimations de la CTP. Le risque qu'ADP soit bradée paraît donc faible.
En ce qui concerne le risque d'une prise de contrôle par un actionnaire étranger indésirable, ADP se verra appliquer les dispositions du décret Montebourg de 2014, qui donnent à l'État un droit de veto s'il veut empêcher une telle cession.
L'article 49 prévoit que le cessionnaire d'ADP devra disposer d'une expérience antérieure dans la gestion d'aéroports, présenter des garanties financières très solides, prendre des engagements contraignants en termes d'obligations de service public, etc.
En troisième et dernier lieu, la comparaison avec les sociétés d'autoroutes n'est pas adaptée, car, contrairement aux concessions autoroutières pour lesquelles l'évolution des tarifs est définie une fois pour toutes au moment de la signature de la concession, les tarifs et les investissements d'ADP seront revus tous les cinq ans lors de la négociation entre la société et l'État de contrats de régulation économique (CRE).
Le texte tel qu'il nous a été transmis me paraît donc d'ores et déjà répondre à deux des principales inquiétudes que nous exprimons collectivement. Il présente toutefois un certain nombre d'insuffisances, qui concernent principalement la régulation économique d'ADP et la capacité des collectivités territoriales à entrer au capital de l'entreprise.
Les aéroports sont des monopoles naturels dont les clients, les compagnies aériennes, évoluent dans un univers très concurrentiel. Le risque que les gestionnaires d'aéroports, dans le but de maximiser leurs profits, fixent des tarifs trop élevés pour les redevances aéronautiques que leur doivent les compagnies en échange de l'utilisation de leurs infrastructures est important, ce qui rend nécessaire une régulation économique étroite.
Or, comme l'ont montré les récents travaux des assises du transport aérien, la régulation économique des aéroports est encore très insuffisante en France, ce qui paraît problématique dans le cadre de la privatisation d'ADP. Air France, en particulier, serait la principale compagnie susceptible d'être mise en difficulté si ADP privatisée procédait à des hausses de redevances excessives.
Il existe toutefois trois axes principaux pour renforcer cette régulation économique, sur lesquels le Sénat peut jouer un rôle moteur. Il faut rendre plus contraignants les contrats de régulation économique conclus entre les aéroports et l'État tous les cinq ans. Je vous proposerai d'adopter des amendements en ce sens, pour prévoir, notamment, que l'État peut imposer unilatéralement à ADP les tarifs des redevances, les investissements à consentir et des objectifs de performance en l'absence d'accord avec la société.
Il faut aussi transformer le régulateur actuel du secteur, l'autorité de supervision indépendante (ASI) des redevances aéroportuaires, peu visible et dotée de moyens insuffisants, en autorité administrative indépendante (AAI). Je vous proposerai d'adopter un amendement en ce sens, et le ministre de l'économie paraît ouvert à l'idée de renforcer le rôle de l'ASI.
Enfin, il faut prévoir que le système de « double caisse » d'ADP, dans lequel les activités aéronautiques sont les seules prises en compte pour la détermination des tarifs des redevances aéroportuaires, pourra être aménagé, afin que les profits des commerces viennent subventionner les activités aéronautiques. Une telle mesure, que nous pouvons adopter en amendant l'article 47 du projet de loi, permettrait de faire face à l'avenir à des investissements imprévus sans pénaliser les compagnies aériennes, et en premier lieu Air France.
Autre point très important, celui qui concerne les collectivités territoriales d'Île-de-France. L'Assemblée nationale a adopté un amendement visant à les autoriser à acquérir des actions d'ADP dans le cadre de la privatisation. Associées à des investisseurs financiers, ces collectivités portent un projet crédible et font valoir, à raison, que beaucoup d'aéroports parmi les plus importants au monde (Atlanta, Chicago, etc.) ont des collectivités à leur capital. Leur présence permettrait de maintenir une présence publique dans l'actionnariat d'ADP et aux collectivités territoriales de faire valoir au conseil d'administration de la société les intérêts de leurs territoires en termes économiques, sociaux et environnementaux.
Les collectivités territoriales ont toutefois besoin que le Sénat adopte des amendements pour leur permettre de participer à l'appel d'offres de cession en luttant à armes égales avec leurs concurrents. Il s'agit en particulier de permettre aux assemblées délibérantes d'autoriser leurs exécutifs à participer à cette cession dans un cadre qui exige rapidité et confidentialité. Sans ce dispositif, ces collectivités n'auront aucune chance réelle de pouvoir entrer au capital d'ADP.
Nous sommes en mesure de corriger ici, au Sénat, les carences du texte que je viens de vous présenter, et je vais vous proposer des amendements en ce sens. Le Gouvernement me paraît disposé à accepter certains d'entre eux, et d'autres pourraient faire l'objet d'une négociation à l'occasion de la réunion d'une commission mixte paritaire.
Qu'adviendra-t-il si nous faisons le choix de supprimer les articles 44 à 50 ? La privatisation d'ADP se fera malgré tout, sans que les difficultés que les auditions m'ont permis d'identifier soient résolues. Notre commission spéciale a l'opportunité d'enrichir substantiellement le texte et de lever certains risques liés à la privatisation d'ADP. Je vous appelle donc à saisir cette opportunité.