Intervention de Jean-Baptiste Lemoyne

Réunion du 22 janvier 2019 à 14h30
Mécanisme de justice transitionnelle à dimension internationale en irak — Adoption d'une proposition de résolution européenne dans le texte de la commission

Photo de Jean-Baptiste LemoyneJean-Baptiste Lemoyne :

Monsieur le président, monsieur le président de la commission des affaires étrangères, messieurs les rapporteurs, monsieur le président Retailleau, nous sommes réunis autour de cette proposition de résolution européenne sur l’appui que pourrait apporter l’Union européenne à la mise en place d’un mécanisme de justice transitionnelle à dimension internationale en Irak.

D’emblée, je tiens à souligner le grand nombre de signataires de ce texte. On retrouve le président Kanner, le président Marseille ; sur l’ensemble des travées de la Haute Assemblée, on est sensible, et cela ne date pas d’aujourd’hui, j’y reviendrai, à la terrible épreuve qu’ont subie un certain nombre de minorités en Irak, et au Moyen-Orient en général.

Nous sommes en 2019, et je me souviens comme si c’était hier de ce 26 juin 1999, où j’avais eu la chance, j’y insiste, d’aller à la rencontre de jeunes chrétiens dans une église chaldéenne de Bagdad. À l’époque, ils n’avaient pas l’habitude de voir de jeunes occidentaux, puisque le pays était frappé d’embargo. Le lien a été gardé, et, depuis, hélas, leurs trajectoires sont représentatives de ce qu’ont vécu nos amis, nos frères d’Irak : une famille est partie au Canada ; l’autre est venue en France ; certains sont restés sur place et ont été frappés dans leur chair ou dans leur cœur. Nous avons toutes et tous en tête des parcours de vie, mais également un certain nombre d’atrocités. Tout cela ne peut pas nous laisser indemnes.

Aujourd’hui, vous proposez de donner un certain nombre d’orientations à travers cette proposition de résolution. Je vous remercie de cette mobilisation.

Nous partageons totalement votre diagnostic : il n’y aura pas de paix durable sans réconciliation nationale, et il n’y aura pas de réconciliation sans justice. Cette justice est due à l’ensemble des Irakiens victimes de la barbarie djihadiste, et notamment aux minorités religieuses atrocement et systématiquement persécutées par Daech. Je pense en particulier aux chrétiens et aux yézidis.

À cet instant, je veux rendre hommage au Sénat, qui, dès le printemps 2015, sur l’initiative des présidents Larcher et Retailleau, a créé un groupe de réflexion rassemblant tous les groupes politiques du Sénat. Ses membres furent parmi les premiers à sonner l’alerte sur le drame qui se produisait alors.

Monsieur le président Retailleau, vous avez évoqué Hannah Arendt, qui a parlé, dans Eichmann à Jérusalem, de « la banalité du mal ». On se rend bien compte que, hélas, cette banalité du mal frappe encore et toujours. Comment l’inhumain peut-il se loger si facilement dans un être humain ? Face à ces « atrocités qui défient l’imagination et heurtent profondément la conscience humaine » – j’ai repris la formulation du préambule du Statut de Rome de la Cour pénale internationale –, il est légitime et nécessaire de pouvoir compter sur une justice à la hauteur, qui garantisse qu’il n’y aura ni oubli ni impunité.

Avant d’en venir plus précisément à la résolution présentée aujourd’hui, permettez-moi de revenir sur les grands fondamentaux de notre engagement aux côtés de l’Irak. Depuis 2014, la France se tient aux côtés du gouvernement et du peuple irakiens dans sa lutte contre l’organisation terroriste Daech, et nous n’avons cessé de mobiliser nos partenaires européens pour l’appuyer dans cette entreprise.

Aujourd’hui, l’Irak se relève. Ce pays aspire à devenir une puissance d’équilibre capable de tenir à distance les conflits de son environnement régional proche.

Jean-Yves Le Drian s’est rendu la semaine dernière en Irak, accompagné notamment par vous, monsieur le président de la commission des affaires étrangères du Sénat. Vous avez rencontré les nouvelles autorités fédérales, ainsi que les autorités du gouvernement régional du Kurdistan, leur faisant savoir combien la France était désireuse de continuer à soutenir les efforts de lutte contre le terrorisme, de reconstruction et de réconciliation nationale, ainsi que d’étendre et de densifier les liens forgés dans le combat commun pour construire une paix durable.

La France a été, depuis le début de la guerre contre Daech, le premier soutien des minorités persécutées, fidèle à une tradition historique qui remonte à François Ier, à nos valeurs, aux liens anciens et étroits qui nous unissent aux chrétiens d’Orient. C’est aussi parce que nous sommes convaincus que la diversité religieuse est une part essentielle de l’identité de l’Irak et du Moyen-Orient. À nos yeux, cette région ne peut pas vivre sans cela. C’est donc une condition de son évolution vers la paix, la stabilité, la tolérance et la prospérité.

Je veux d’ailleurs rendre aussi hommage à l’action déterminée d’un grand nombre d’associations, confessionnelles comme laïques, de l’Œuvre d’Orient, de la CHREDO, qui se sont engagées en faveur des minorités persécutées du Moyen-Orient.

Monsieur Retailleau, vous avez évoqué la conférence de Paris de septembre 2015 sur les victimes de violences ethniques et religieuses au Moyen-Orient, qui a permis d’adopter un plan d’action pour créer les conditions d’un retour volontaire, sûr et durable de ces minorités dans leurs foyers. Nous avons souhaité que ce plan fasse l’objet d’un suivi scrupuleux. C’est ainsi que vos travaux sont venus compléter ceux de la conférence de suivi de Bruxelles en 2018. Par ailleurs, en 2019, la France s’honorera d’accueillir la conférence de suivi, vraisemblablement au mois d’octobre. Nous y mettrons l’accent sur l’éducation, sur l’inclusivité et, justement, sur la lutte contre l’impunité, j’y reviendrai.

J’en profite pour former le vœu que vous puissiez travailler à l’architecture de cette conférence internationale avec le Quai d’Orsay.

Nous avons également fortement soutenu ces communautés sur le terrain. Nous avons permis à ceux qui le souhaitaient de trouver l’asile en France : plus de 7 000 personnes en ont bénéficié.

Nous avons mobilisé notre fonds « minorités » à hauteur de plus de 20 millions d’euros, ce qui a permis à une soixantaine de projets humanitaires et de stabilisation de voir le jour.

Nous sommes aussi particulièrement investis pour permettre le retour des chrétiens à Mossoul et dans la plaine de Ninive. L’Agence française de développement vient d’ailleurs de lancer un projet de 10 millions d’euros à cette fin.

En outre, M. Charles Personnaz a été missionné par le Président de la République pour proposer une stratégie destinée à renforcer l’action de la France au Moyen-Orient dans le domaine du patrimoine et notre soutien au réseau éducatif des communautés chrétiennes de la région. Il a rendu son rapport le 3 janvier dernier, et, naturellement, nous allons très largement nous en inspirer afin de pouvoir agir, encore et toujours.

Une attention toute particulière est portée à la communauté yézidie. Le Président de la République s’est engagé auprès du prix Nobel de la paix Mme Nadia Murad à accueillir une centaine de femmes yézidies victimes de Daech et leurs familles en France pour les aider à se reconstruire. Une vingtaine d’entre elles sont d’ores et déjà arrivées à Paris à la fin du mois de décembre avec leurs enfants.

Nous contribuerons enfin à la reconstruction du Sinjar.

Le devenir de ces communautés est donc une priorité, que nous ne manquons pas de mettre en avant dans notre dialogue bilatéral avec les Irakiens. M. le président Cambon a pu s’en rendre compte et y prendre part très directement la semaine dernière. La France a plaidé très clairement pour que les nouvelles autorités irakiennes fassent de la réconciliation et de l’inclusivité une priorité. À cet égard, nous nous réjouissons que les initiatives prises par le nouveau gouvernement aient permis, par exemple, de déclarer Noël comme jour férié : c’est un symbole fort, et les symboles sont importants.

Désormais, il faut s’assurer de la mise en place d’une gouvernance inclusive, les membres de ces minorités revendiquant tout simplement un statut de citoyens comme les autres et d’avoir voix au chapitre.

De façon pragmatique, puisque la France, en 2019, accueillera la conférence de suivi, nous ne verrions que des avantages à ce que l’Irak copréside à notre côté cette conférence.

La lutte contre l’impunité sera un axe fort de cette conférence, parce qu’elle est indispensable à la reconstruction de ces communautés, de l’ensemble des victimes de Daech, et au relèvement de l’Irak. Le Gouvernement souscrit donc naturellement aux objectifs de la résolution qui vous est soumise : la demande d’un soutien européen fort à une justice qui soit à la hauteur des crimes commis par Daech en Irak est pleinement légitime.

Le président Retailleau l’a dit, les autorités irakiennes ont le souci d’agir en exerçant leur pleine souveraineté. Je suis d’accord avec vous, nous ne devons en aucun cas manifester une quelconque forme d’ingérence. En revanche, nous devons nous efforcer de les accompagner en leur offrant un cadre et des moyens leur permettant de mener à bien cette mission de justice, dans le respect de leur souveraineté et de leurs compétences.

Des milliers de condamnations ont d’ores et déjà été prononcées contre des djihadistes, mais il importe de renforcer les capacités de la justice irakienne pour l’aider à lutter contre l’impunité. Nous le faisons dans un cadre bilatéral, avec des programmes de formation des magistrats irakiens en France. Nous soutenons également des projets de documentation des crimes commis par Daech, notamment à l’encontre des populations yézidies. C’est ainsi que le ministère de l’Europe et des affaires étrangères a financé le récent rapport de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme, la FIDH, consacré aux crimes sexuels commis par des djihadistes étrangers contre des yézidies. Ces projets favorisent l’ouverture effective de poursuites judiciaires pour des faits de crimes de guerre et crimes contre l’humanité, notamment à l’encontre de ceux des djihadistes étrangers qui sont ou seront jugés hors d’Irak.

Nous entretenons en outre un dialogue politique dense avec l’Irak ; nous l’encourageons à devenir partie au Statut de Rome de la Cour pénale internationale et à intégrer les crimes de génocide, crimes de guerre et crimes contre l’humanité à sa législation. Nous agissons aussi à travers les Nations unies, en tant que coparrains de la résolution 2379 du Conseil de sécurité, qui a mis en place cette équipe d’enquête sur les crimes commis par Daech en Irak appelée UNiTAD. Elle permet – c’est très précieux – de recueillir et stocker des preuves de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, pour que la justice puisse passer un jour.

Puisque c’est le cœur de la résolution, l’Union européenne doit évidemment prendre sa part. Vous appelez à mobiliser en ce sens l’action de la mission civile de l’Union européenne, EUAM Irak. Son mandat a d’ores et déjà été élargi à la formation de certains personnels irakiens aux enquêtes sur les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité. Évaluons cette formule avant d’envisager une nouvelle extension. En tout cas, cette piste doit être creusée.

Nous souhaitons enfin que davantage de fonds européens soient fléchés vers le renforcement des capacités du système judiciaire irakien. Nous le faisons savoir dans les instances européennes et nous le ferons savoir avec encore plus de force une fois que votre assemblée aura délibéré.

Vous le voyez, mesdames, messieurs les sénateurs, le Gouvernement partage pleinement votre volonté d’appuyer la lutte contre l’impunité des crimes de Daech, nécessaire au relèvement de l’Irak, et de mobiliser l’Union européenne en ce sens. Le Président de la République, inaugurant une magnifique exposition à l’Institut du monde arabe sur les chrétiens d’Orient, le 25 septembre 2017, concluait ainsi son discours : « C’est ce passé qui nous oblige. Mais je voulais que vous soyez sûrs de l’engagement au présent ». C’est sur ces mots que je souhaite terminer, en vous faisant part de la sagesse très bienveillante que le Gouvernement exprime à l’égard de cette proposition de résolution.

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