Madame la présidente, madame la présidente de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication, chère Catherine Morin-Desailly, cher David Assouline, mesdames, messieurs les sénateurs, sans les médias, il n’y a pas de démocratie. Ils en sont les vigies. Au cours des dernières semaines, ils ont fait l’objet, vous le savez, d’attaques répétées.
Des journalistes, dans notre pays, ont été agressés ; des imprimeries ont été bloquées ; le rôle de la presse est contesté. Cette violence est tout simplement inacceptable, intolérable et inexcusable. Elle est d’autant plus inacceptable et dangereuse que, à l’heure des réseaux sociaux, nous avons plus que jamais besoin de la presse professionnelle : pour filtrer les fausses informations, pour vérifier les faits, pour les décrypter et les contextualiser.
Quand les dirigeants de la France insoumise, du Rassemblement national ou encore de Debout la France ! propagent des « infox » dans des vidéos postées sur les réseaux sociaux, ils sont seuls face à leur caméra, sans personne pour les contredire. Mais quand ils les reprennent, en direct à la télévision ou à la radio, il y a une différence, et une différence de taille : en face d’eux, il y a des journalistes pour les contester, pour les corriger, pour leur dire que c’est faux, et pourquoi c’est faux.
Notre premier rempart contre les fausses informations, ce sont les journalistes. S’en prendre à eux, c’est s’en prendre à tout ce que nous défendons. C’est s’en prendre à la démocratie. C’est s’en prendre à la République. C’est s’en prendre, n’ayons pas peur de le dire, à la France. Il est de la responsabilité de l’État de les protéger, de les aider à exercer leur métier, de garantir leur liberté, mais c’est aussi la responsabilité de chacune et de chacun d’entre nous.
La situation est grave : le baromètre de la confiance dans les médias, rendu public ce matin, montre que cette confiance a atteint son plus bas niveau historique. Et aucun média n’est épargné par la montée de la défiance.
Je travaille activement à trouver des solutions pour restaurer cette confiance. L’éducation aux médias – l’éducation tout court, d’ailleurs –, la lutte contre les fausses informations, les réflexions de la profession sur la déontologie de l’information en sont quelques-unes.
Le droit voisin pour les éditeurs et les agences de presse, objet de la proposition de loi que vous examinez aujourd’hui, fait partie de ces solutions. En effet, pour avoir une presse de qualité, pour que les journalistes puissent faire correctement leur travail et exercer leur liberté, il faut avant tout, nous le savons bien, des moyens.
Or le modèle économique de la presse est mis à mal par la révolution numérique. Si certains acteurs n’y ont malheureusement pas survécu, et beaucoup ont su s’adapter en investissant, en se réinventant, en adoptant des modèles économiques innovants, par la publicité et les abonnements, notamment. Pourtant, malgré ces efforts, la presse continue de jouer son avenir : le développement des revenus du numérique n’a pas compensé l’effondrement de l’édition papier.
Si cette compensation n’a pas eu lieu, c’est en partie parce que la valeur créée par les éditeurs et les agences de presse est accaparée par d’autres, en particulier par les plateformes, par les agrégateurs de contenus et par les moteurs de recherche, qui réutilisent leurs contenus sans les rémunérer, alors même qu’ils génèrent d’importants revenus publicitaires. Les chiffres sont édifiants : les éditeurs ne captent que 13 % de la valeur générée par le marché français des agrégateurs de contenus sur internet. 13 % ! Ce n’est pas acceptable.
On ne peut pas accepter que ceux qui diffusent les contenus soient démesurément mieux rémunérés que ceux qui les créent. Non seulement c’est injuste, mais c’est un danger pour l’ensemble de la presse. À travers les éditeurs et les agences de presse, c’est toute la filière qui est touchée, des journalistes jusqu’aux kiosquiers. À terme, c’est le pluralisme qui est menacé, et tout simplement la presse elle-même.
Pour remédier à cette situation, nous devons garantir un juste partage de la valeur et procéder à un rééquilibrage au profit des éditeurs et des agences de presse. Nous devons leur permettre de percevoir une rémunération pour chaque réutilisation de leurs contenus.
Tel est l’objectif du droit voisin. Je défends sa création, avec engagement et détermination, comme vous, cher David Assouline, comme vous, je le sais, mesdames, messieurs les sénateurs.
Votre proposition de loi, monsieur Assouline, reprend les positions défendues par la France dans les négociations européennes en cours. Je m’en réjouis. La France se bat depuis plusieurs années pour qu’un droit voisin pour les éditeurs et les agences de presse soit reconnu à l’échelon européen, dans le cadre des négociations sur la directive Droit d’auteur. Nous sommes aujourd’hui dans la dernière ligne droite de cette négociation, à l’étape des trilogues, vous l’avez rappelé, monsieur Assouline, c’est-à-dire des négociations entre les États membres, la Commission européenne et le Parlement européen.
Depuis mon arrivée au Gouvernement, voilà maintenant trois mois, je me suis très fortement mobilisé pour faire aboutir cette phase décisive des négociations. Ce n’est pas simple.
Je me suis rendu très rapidement à Bruxelles pour rencontrer mes homologues. J’échange très régulièrement avec la Commission et les parlementaires impliqués sur ce sujet. J’ai reçu hier encore l’ambassadeur d’Allemagne pour faire passer un certain nombre de messages. En effet, vous savez bien que lorsque les Français et les Allemands sont rassemblés, on peut faire de grandes choses ; quand ils sont divisés, c’est toujours plus difficile. Le couple franco-allemand, n’en déplaise à certains en ce moment, est un moteur essentiel. J’ai confiance : nous parviendrons à trouver un accord dans les jours à venir.
Je suis optimiste, mais également vigilant et déterminé, car un aboutissement rapide est fondamental. À défaut, l’adoption de la directive serait reportée de plusieurs mois, voire de plusieurs années.
Certaines dispositions du texte font encore l’objet de discussions, notamment l’exception pour les PME prévue à l’article 13. La France souhaite que le droit d’auteur s’applique à tous, même si une modulation est envisageable, de façon tout à fait légitime, en fonction de la taille de l’entreprise. On ne peut pas faire d’exception sur un principe important. Nous essayons de convaincre nos partenaires de la pertinence de la position française.
Si des différences subsistent sur l’article 13, ce n’est plus le cas sur l’article 11 et le droit voisin pour les éditeurs et les agences de presse. Ce droit est désormais soutenu par la Commission européenne, le Parlement européen et une majorité d’États membres.
Je dois dire, avec beaucoup de regret, qu’une partie des États membres qui s’opposent à ce droit, même s’ils sont minoritaires, le font parce qu’ils ne souhaitent pas donner plus de moyens à la presse professionnelle, aux journalistes qui enquêtent et font leur travail d’information du public.
La position européenne majoritaire est en tout cas une grande victoire, parce que, sur ce sujet, face aux géants numériques, nous ne ferons le poids que si nous faisons front commun, comme vous l’avez rappelé, monsieur Assouline.
Jusqu’à présent, les initiatives isolées ont échoué, comme l’a montré la création d’un droit voisin en Espagne il y a trois ans. Depuis lors, aucune rémunération n’a été versée aux éditeurs. Certains agrégateurs de contenus, dont Google Actualités, ont carrément préféré fermer leur service en Espagne.
L’Allemagne, où le droit voisin a été institué en 2013, est un exemple supplémentaire : Google a refusé de négocier le versement d’un pourcentage de son chiffre d’affaires, et un bon nombre d’éditeurs allemands ont fini par lui accorder une licence gratuite.
La leçon à tirer de tout cela, c’est que notre seule protection efficace et crédible, c’est l’union. Les plateformes peuvent peut-être se passer de proposer leurs services dans un ou deux pays. Elles peuvent peut-être renoncer à quelques dizaines de millions d’usagers, mais elles ne peuvent pas tourner le dos à l’Europe. Elles ne peuvent pas se départir de 700 millions d’internautes potentiels !
Google, par la voix d’un de ses dirigeants, a évoqué l’éventualité de fermer son service Actualités en Europe si le Parlement européen consacrait le droit voisin : il s’agit d’un chantage inacceptable, en plus d’une mesure improbable.
Google est un partenaire pour la France, comme le Gouvernement l’a souligné lors du sommet Choose France lundi à Versailles, mais certaines pratiques comme le lobbying massif mené à Bruxelles et dans de nombreux États membres contre la directive Droit d’auteur ne sont absolument pas acceptables. Nous l’avons dit aux dirigeants de cette entreprise. Je le leur ai dit moi-même lundi. La France ne cédera pas à ces menaces. Nous irons jusqu’au bout sur ce sujet.
Mesdames, messieurs les sénateurs, monsieur Assouline, j’ai eu l’occasion de vous le dire : au regard du calendrier de la négociation européenne, l’examen de votre proposition de loi aujourd’hui n’est pas totalement adapté, car nous pourrions donner l’impression à nos partenaires européens que la France agit de son côté alors qu’elle négocie à Bruxelles dans le même temps. J’ai fait passer les messages qui s’imposaient et indiqué que tel n’était pas du tout l’esprit de cette proposition de loi, sur le fond ou sur la forme.
Si la création d’un droit voisin est clairement prévue par le texte européen en cours de négociation, la rédaction précise de ce texte n’est pas encore tout à fait stabilisée.
Toutefois, j’ai souhaité, dans un esprit de consensus, que nous puissions travailler ensemble sur ce texte, par anticipation de celui qui pourra être adopté à l’échelon européen. Je vous remercie, monsieur Assouline, d’avoir joué le jeu et d’avoir travaillé en partenariat avec le Gouvernement. Je remercie également les membres de la commission, sous la présidence de Catherine Morin-Desailly, d’avoir voté à l’unanimité ce texte en commission.
C’est un très bel exemple, vous l’avez dit, monsieur Assouline, de coconstruction entre le Sénat et le Gouvernement, et, plus largement, entre le Gouvernement et le Parlement. Vous avez, chacune et chacun, fait preuve d’un esprit constructif, et je vous en remercie sincèrement. C’est ce dont nous avons besoin aujourd’hui ; c’est ce que nos concitoyens attendent de nous.
Il faut cesser de s’opposer sur tout, quand certains sujets nous rassemblent. Il faut savoir s’affranchir des appartenances partisanes et faire prévaloir l’intérêt général. C’est ce que nous sommes en train de faire aujourd’hui. Il faut savoir débattre, trouver des points d’accord, construire ensemble des solutions concrètes et dépasser les clivages. Avec ce texte, vous montrez que c’est possible.
Nous montrons que le cœur de nos préoccupations, ce qui prime sur tout le reste, c’est l’intérêt de nos concitoyens, l’intérêt du pays. Il est toujours important de le rappeler et de le démontrer. Ça l’est tout particulièrement dans le moment difficile que traverse notre pays depuis plusieurs semaines.
Le texte qui vous est présenté, mesdames, messieurs les sénateurs, est très proche de l’état de la négociation européenne. Il inclut notamment un sujet qui me tient particulièrement à cœur, vous le savez : une partie des droits voisins doit absolument revenir aux journalistes.
Si les négociations aboutissent, si la directive Droit d’auteur est adoptée dans un délai raisonnable, votre proposition de loi pourra servir de texte de transposition lors d’une prochaine lecture, dans le cadre d’un travail de coconstruction avec l’Assemblée nationale.
Dans l’hypothèse inverse, vous l’avez indiqué, monsieur Assouline, votre texte nous aiderait à construire nous-mêmes notre droit voisin, à l’échelon national. Et nous ne nous arrêterions pas là. Nous inciterons nos voisins à faire de même. Je suis d’ailleurs convaincu qu’un certain nombre de pays voisins nous suivraient. Encore une fois, c’est en étant unis que nous serons plus forts face aux géants du numérique.
Mesdames, messieurs les sénateurs, je le répète, notre meilleure protection, c’est l’Europe.