Intervention de Catherine Morin-Desailly

Réunion du 24 janvier 2019 à 14h30
Droit voisin au profit des agences et éditeurs de presse — Adoption d'une proposition de loi dans le texte de la commission modifié

Photo de Catherine Morin-DesaillyCatherine Morin-Desailly :

Madame la présidente, monsieur le ministre, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, le monde de la presse et, à travers lui, toute la vitalité et la qualité du débat démocratique sont plus que jamais en danger. En effet, la révolution numérique et, avec elle, les nouveaux modes de communication dont nous sommes désormais familiers ont totalement bouleversé les modèles économiques en redistribuant les cartes en faveur des géants de l’internet.

Parce qu’ils sont devenus des « intermédiateurs » incontournables et monopolistiques, à défaut de régulation, les GAFAM captent aujourd’hui toute la valeur ajoutée de ce qui circule sur le web.

Après des années de naïveté complaisante, le monde commence enfin à comprendre que l’écosystème de l’internet, tel qu’il s’est développé à notre insu, défiait les États nations, sapait les moyens de l’action publique par l’optimisation fiscale et menaçait nos modèles économiques, sociaux, culturels et même démocratiques. Il ne faudra donc pas s’étonner que cette perte de souveraineté et cette « ultrafinanciarisation » au profit de quelques-uns fassent le lit des inquiétudes et des populismes.

À ces défis, monsieur le ministre, mes chers collègues, il est temps d’apporter vraiment une réponse politique à la hauteur.

Certes, l’adoption du Règlement général sur la protection des données, le RGPD, constitue une avancée en matière de protection des données personnelles. Ce nouvel arsenal réglementaire a permis à la CNIL, la Commission nationale de l’informatique et des libertés, d’infliger, voilà trois jours, une amende de 50 millions d’euros à Google pour manque de transparence, information insatisfaisante et absence de consentement valable. Mais tout cela montre que l’autorégulation des plateformes n’est pas une réponse suffisante.

Aujourd’hui, une directive sur les droits d’auteur, dont l’article 11 institue un droit voisin des éditeurs et des agences de presse au niveau européen, est en discussion, ce dont je me réjouis.

C’est dans ce contexte que s’inscrit l’examen de la proposition de loi présentée par notre collègue David Assouline, pour défendre les éditeurs et les agences de presse. Le groupe Union Centriste, au nom duquel je m’exprime, soutient bien sûr ce texte, parce que, au-delà des grands principes énoncés et de la philosophie de celui-ci, notre collègue a accepté de le réécrire pour qu’il soit le plus cohérent possible avec la directive européenne.

Cette proposition de loi témoigne de la mobilisation ancienne et constante du Sénat sur ces sujets. Outre les propositions de David Assouline, je pense à l’excellent rapport de notre collègue Philippe Bonnecarrère sur la réforme du droit d’auteur, publié en 2017, et aux travaux du rapporteur pour avis de notre commission, Michel Laugier. Sans oublier nos débats sur le projet de loi dont est issue la loi relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine, avec notre collègue Jean-Pierre Leleux.

Monsieur le ministre, ce texte s’inscrit donc dans une tradition bien établie de notre commission, qui anticipe et aiguillonne le débat. Ainsi, c’est sur l’initiative de notre commission et de plusieurs de ses membres qu’a été proposé et voté, voilà quelques années, l’alignement de la taxe du livre numérique sur le livre papier.

Voter une telle proposition de loi et soutenir la directive comme vous le faites, monsieur le ministre, à la suite de vos prédécesseurs, est très important. En effet, on assiste à ce paradoxe que jamais l’information, ou ce qui paraît tel, n’a été aussi abondant, alors même que nos entreprises de presse n’ont jamais été aussi paupérisées. Or, à l’évidence, la meilleure façon de combattre la déferlante des fausses informations est de veiller à la vitalité et à la lisibilité des informations à caractère professionnel.

Cela dit, je demeure très inquiète, monsieur le ministre, de l’absence de statut des plateformes qui gèrent nos réseaux sociaux et nos vies tout entières sans contrôle, étant dénuées de toute responsabilité – lesquelles plateformes se livrent à Bruxelles à un lobbying effréné contre nos textes.

L’économie de l’attention sur laquelle s’est construit cet écosystème fait qu’il y a un intérêt économique, une rentabilité réelle, à répandre les fausses informations et à entretenir des bulles informationnelles qui enferment dans une vision orientée du monde au profit de tel individu, tel groupe d’influence ou telle puissance.

L’affaire Snowden, puis l’affaire Cambridge Analytica, ont montré les failles morales de ces sociétés dans la gestion de nos données personnelles, ainsi que dans l’utilisation non éthique des technologies de l’intelligence artificielle.

Sur ces sujets, j’ai participé, le 27 novembre dernier, à la grande commission internationale qui a réuni à Londres, sur l’initiative de la Chambre des communes, des parlementaires de onze pays, à la suite du scandale Cambridge Analytica. J’ai porté la voix de notre assemblée, qui, de très longue date, mène un combat acharné pour le respect de nos libertés individuelles, en premier lieu celle des médias et de la presse. Convoqué, M. Zuckerberg n’a pas daigné venir, et le représentant de Facebook n’a pas su dire grand-chose ; il s’est contenté de louer la bonne collaboration de son entreprise avec le gouvernement français.

Si cette proposition de loi, importante, est un signal fort et constitue le versant économique d’un début de responsabilisation des plateformes, tout me paraît indiquer que nous devons aller beaucoup plus loin. C’est la raison pour laquelle, consécutivement à un rapport publié en 2015 sur la gouvernance de l’internet, j’ai déposé deux résolutions, devenues depuis lors résolutions du Sénat, qui méritent, je crois, d’être défendues par le Gouvernement au niveau européen. Ces résolutions répondent à certaines des questions qu’a soulevées M. Malhuret.

La première, adoptée en septembre 2017, vise à établir une régulation concurrentielle du marché numérique, pour permettre à la Commission européenne de prendre des mesures ex ante face à des comportements anticoncurrentiels portant une atteinte grave et immédiate à l’économie du secteur ou à l’intérêt des consommateurs. Cela concerne toutes les entreprises.

Nous sommes aujourd’hui totalement désarmés sur ces sujets face aux géants de l’internet, dont les abus de position dominante ont été condamnés après sept ans de procédure menée par une courageuse Margrethe Vestager. Mais si condamner, c’est bien, agir avant qu’il ne soit trop tard, c’est encore mieux !

Ma seconde résolution, déposée à l’occasion du débat sur la proposition de loi relative à la lutte contre les manipulations de l’information, a été adoptée le 30 novembre dernier. Elle appelle à une réouverture de la directive E-commerce, pour instaurer, enfin, une forme de responsabilité des plateformes, notamment en matière d’information.

Monsieur le ministre, je compte vraiment sur vous, car, jusqu’ici, je dois le dire, sur ces sujets, en dépit d’un entretien très constructif avec Mme Loiseau, j’ai eu le sentiment d’être davantage écoutée à l’étranger, notamment auprès de la chancellerie allemande, que dans mon propre pays. M. Mahjoubi avait annoncé l’organisation d’états généraux des nouvelles régulations numériques, auxquels nous devions être associés, dès l’été dernier, mais nous sommes pour l’instant sans nouvelle. Peut-être, monsieur le ministre, pourrez-vous nous en dire plus.

Si je plaide, bien entendu, pour l’équité fiscale qu’a évoquée M. Malhuret, celle-ci n’est pas l’alpha et l’oméga d’une action en faveur de la souveraineté numérique, et je plaide aussi pour une régulation très offensive de l’écosystème numérique, pour un régime exigeant de protection des données, pour une ambition industrielle numérique et pour une montée en compétences numérique de tous. En effet, l’absence de stratégie globale et de régulation fait désormais courir au réseau un risque de perte de confiance et de fragmentation qui menace sa nature même.

Je pense que l’urgence est de sortir d’un modèle numérique qui n’est pas durable et de regarder avec intérêt les mouvements qui se dessinent aujourd’hui autour des technologies éthiques, qui d’ailleurs peuvent être un nouveau terrain de croissance industrielle pour la France et pour l’Europe.

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