Intervention de Nicole Duranton

Réunion du 24 janvier 2019 à 14h30
Droit voisin au profit des agences et éditeurs de presse — Adoption d'une proposition de loi dans le texte de la commission modifié

Photo de Nicole DurantonNicole Duranton :

Monsieur le ministre, comme vous l’avez rappelé, pour avoir une presse de qualité, il faut avoir des moyens.

La proposition de loi tendant à créer un droit voisin au profit des agences de presse et des éditeurs de presse va dans le bon sens. Elle est discutée au moment où la directive européenne sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique est sur le point d’être adoptée.

La phase du trilogue succédant au vote, Parlement, Commission et Conseil des ministres proposeront une version finale du texte, qui, comme vous le savez, devra faire l’objet d’un nouveau vote au Parlement européen pour être définitivement adopté, avant d’être transposé dans le droit national des États membres. La présente proposition de loi influencera donc certainement positivement les négociations en cours et confortera les positions défendues par la France.

Concernant la durée de ces droits voisins – c’est l’objet de l’article 2 du présent texte –, le Parlement européen a pour le moment prévu une durée de cinq ans, les actualités étant par nature plus éphémères que les autres œuvres de l’esprit. La France s’étant prononcée pour une durée de vingt ans lors des négociations, la commission de la culture du Sénat avait dans un premier temps retenu cette durée, en lieu et place des cinquante ans figurant dans la proposition de loi initiale.

Cependant, hier, la commission de la culture s’est finalement déclarée favorable à une durée de cinq ans, comme le demandait notre collègue Jean-Pierre Leleux, ainsi que les représentants de plusieurs groupes, afin d’être au plus près de l’enjeu des négociations qui pourraient aboutir à une durée moindre. Aussi, la loi issue de nos travaux pourrait servir de fondement à la transposition de la directive européenne, ce qui permettrait, je l’espère, une mise en œuvre rapide.

Toutefois, pourquoi une telle préoccupation ? C’est simplement parce que les règles européennes relatives au droit d’auteur ont été pensées avant l’ère du numérique et ne sont plus adaptées.

La situation est plutôt inquiétante. Aujourd’hui, Google et Facebook peuvent référencer et diffuser des articles de presse, mais aussi créer des produits comme Google News, sans rien verser aux éditeurs en retour. Cela pose problème, parce que ces entreprises sont devenues l’une des principales portes d’accès à l’information. C’est un peu comme si les radios pouvaient diffuser toute la musique qu’elles souhaitent et engranger les revenus publicitaires afférents, sans jamais rémunérer les maisons de disques, comme l’expliquait la journaliste Chloé Woitier.

La production des agences de presse, qu’il s’agisse d’éléments d’information sous toutes formes, d’articles, de photographies, de vidéographies ou d’infographies, est reprise par les moteurs de recherche et les agrégateurs, tels qu’ils sont publiés par les éditeurs de presse qui sont les clients de ces agences. Or les agences de presse ne concèdent pas à leurs clients, les éditeurs de presse, le droit d’accepter que ces contenus soient indexés et reproduits par les acteurs du numérique.

Cependant, d’un point de vue économique, les agences ne peuvent pas se permettre d’interdire aux éditeurs d’être repris sur les moteurs de recherche ou les agrégateurs, car cette présence est source de profit direct ou indirect pour elles. Une interdiction pénaliserait l’audience des éditeurs de presse, donc le chiffre d’affaires des agences, lequel dépend des audiences des éditeurs.

Les agences se trouvent démunies face à la puissance des géants du numérique et ne parviennent pas à défendre efficacement leurs productions sur le fondement des droits de propriété intellectuelle existants.

D’une part, l’exercice du droit d’auteur implique l’obligation de rapporter la preuve de l’originalité de chacun des contenus indexés et reproduits, ce qui est extrêmement difficile dans le cadre de pillages ou de reprises massives de contenus. Par ailleurs, l’exercice du droit des bases de données requiert notamment que toutes les extractions non autorisées soient identifiées, ce qui aboutit à de très lourdes procédures.

D’autre part, en admettant qu’une agence de presse ait exercé avec succès son droit d’auteur ou son droit de producteur de base de données auprès d’un moteur de recherche, elle s’exposerait à un déréférencement des contenus publiés. Ces contenus étant repris par les éditeurs de presse, cela conduirait à les priver de référencement sur internet, ce qui constituerait un suicide économique.

Enfin, au vu du rapport de force disproportionné, une confrontation bilatérale entre les agences et les moteurs de recherche ne permettrait pas aux agences de faire valoir individuellement leurs droits.

En revanche, un droit voisin qui viserait à établir des accords de licence entre, d’un côté, les grandes plateformes et, de l’autre, les médias, et qui serait exercé via des sociétés de gestion collective sur le modèle de la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, la SACEM, dans le monde de la musique, viendrait pallier le déséquilibre.

Mes chers collègues, peut-on accepter une telle injustice et un tel comportement des GAFA ? Bercy a justement annoncé qu’un projet de loi serait présenté en conseil des ministres d’ici la fin du mois de février pour contraindre ces sociétés au paiement d’une taxe allant jusqu’à 5 % de leur chiffre d’affaires, alors même que nos PME françaises sont taxées en moyenne à hauteur de 23 %.

Cette situation constitue également un enjeu démocratique important. Il faut peut-être rappeler que, en termes de capitalisation boursière, Amazon plus Apple égale le PIB de la France. Qu’adviendrait-il si la presse française était rachetée par ces géants de l’internet ? L’information serait dictée par les intérêts des entreprises américaines.

Le directeur général du groupe Figaro expliquait que 92 % de la publicité sur les smartphones est captée par Google et Facebook. Rien n’est reversé aux agences et éditeurs de presse. Rien qu’en matière de publicité, la perte de revenus est considérable. Si l’on y ajoute le fait que le modèle économique des éditeurs de presse est mis en grande difficulté par la dissémination croissante de leur contenu sur les GAFA sans contrepartie financière, on peut tout simplement s’inquiéter de la fin des journaux et, donc, du contenu.

Il s’agit d’un enjeu démocratique, d’un problème de justice sociale. C’est pourquoi, mes chers collègues, je voterai en faveur de cette proposition de loi, de ce texte qui a fait l’unanimité au sein de la commission de la culture !

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