Madame la présidente, monsieur le ministre, madame la présidente de la commission spéciale, madame, messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, lorsqu’un gouvernement a l’ambition de « relever un défi majeur, celui de la croissance des entreprises, pour renouer avec l’esprit de conquête économique », on ne peut que saluer cette volonté. On se dit même que l’on va enfin pouvoir débattre de la place de l’entreprise française dans l’économie nationale et mondiale.
Force est de constater que ce texte arrive très tard, vous l’avez dit vous-même, monsieur le ministre. On peut imaginer que, s’il avait été voté il y a quelques mois, il vous aurait permis d’acquérir, par exemple, des outils pour contrer plus tôt la décision de Ford à Blanquefort.
Aujourd’hui, il arrive finalement presque trop tôt, puisqu’il ne permettra pas de prendre en compte les propositions qui émergeront du débat national qui commence.
Monsieur le ministre, vous avez indiqué hier que vous souhaitiez « construire un capitalisme nouveau, capable de lutter contre les inégalités, et mettre fin à des excès qui ont compromis son succès et son efficacité. »
Après avoir lu, étudié et décortiqué ce texte, mes trois co-chefs de file – Bernard Lalande, Martial Bourquin et Jean-Louis Tourenne – et moi-même avons constaté que celui-ci était davantage dans le registre du « dénouer » que dans celui du « renouer », du « défaire » plutôt que du « faire », du « démantèlement » plutôt que de la vision d’un État stratège.
Selon nous, un système économique ne peut s’affranchir de la justice sociale, ni même d’une équitable répartition des richesses entre le patron, l’ouvrier et la puissance publique. L’État a un rôle à jouer en donnant les outils nécessaires pour que les entrepreneurs se sentent libres et en sécurité de créer et/ou d’investir dans une TPE-PME et que les salariés obtiennent une juste reconnaissance de leur activité, par le biais d’un salaire décent ou d’une association à la prise de décision.
Pourtant, ce texte dit « PACTE » m’interpelle sur le manque de vision de l’État dans cette période. Un texte de loi ne saurait, certes, régler tous les problèmes ; pour autant, celui qui nous est soumis ne donne pas l’impression d’aborder les réelles questions qui traversent notre société du XXIe siècle et qui façonneront les années à venir : quel projet économique voulons-nous pour notre société demain ? Quel lien dresser entre la société et l’appareil productif ? Comment est associée et valorisée la force de production du salarié dans le cadre de ce développement économique ? Quels outils de développement économique apporter à l’économie de proximité ?
Aujourd’hui, le débat s’attache principalement à la financiarisation des entreprises plutôt qu’à leur capacité d’innovation et d’investissement, comme il y a maintenant trente ans. Nous considérons pourtant que c’est cette dernière qui permet de créer de la valeur économique.
Ce projet de loi PACTE, qui devait être un des textes majeurs de ce quinquennat, apparaît comme un ensemble de dispositions très éparses, peut-être parce que, précisément, la vision qui sous-tend ses ambitions économiques n’est pas claire.
Les 200 articles, ou presque, qui le composent revêtent une importance inégale. Les grandes entreprises sont considérées, quand les tissus économiques locaux et régionaux de notre pays sont abîmés. La pérennité de l’État stratège est mise à mal. Que devient notre rôle dans la fixation du cap économique à donner à la France ?
Les obligations des entreprises, très souvent appelées, sans doute parfois à tort, « contraintes », sont largement allégées, alors que la prise en compte du salarié est timidement accrue.
Je voudrais revenir sur certaines dispositions du texte qui témoignent du sophisme induit par un terme que vous utilisez souvent : « liberté ».
Est-ce redonner de la liberté aux entrepreneurs que de leur supprimer le stage de préparation à l’installation, lorsque l’on sait que, si la France crée beaucoup d’entreprises, peu nombreuses sont celles qui passent le cap de la première année d’existence ? Est-ce aider nos TPE et nos PME que de vider les CCI de leur mission de service public plutôt que de leur suggérer des plans de restructuration et des outils de développement en matière d’export, peut-être avec le concours de Business France et de Bpifrance ?
Pensez-vous que, au regard de l’actualité et de la demande urgente de formation, d’accompagnement et d’emploi au plus près des territoires que les citoyens ont exprimée, il soit pertinent de mutualiser les moyens accordés aux CCI, dont on sait que les premières à disparaître seront celles des territoires ruraux ?
Est-ce aider les petits entrepreneurs que de relever le seuil de certification des comptes ? On augmente le risque que ceux-ci se trouvent en irrégularité, alors que l’on sait que ce sont eux qui ont le plus besoin de l’appui de l’État pour effectuer les démarches administratives, car ils n’ont pas les moyens financiers de payer quelqu’un pour le faire ; alors que l’on sait, également, que les territoires ruraux ou d’outre-mer sont ceux dans lesquels on trouve le plus grand nombre de TPE et de PME qui maillent le territoire.
Tout cela correspond non pas à la définition de « libérer », mais plutôt à celle de « libéraliser », ce qui revient à demander aux Françaises et aux Français qui souhaitent devenir entrepreneurs de construire une maison sans outils ni matériaux.
Le projet de loi PACTE passe à côté de l’objectif affiché de mieux partager la valeur dans les entreprises. Au-delà de l’épargne salariale, les vrais enjeux résident dans les écarts de rémunération, dans le partage entre dividendes et salaires ainsi que dans la participation des salariés à la vie et aux décisions de l’entreprise. Ces points sont pourtant totalement oubliés du texte gouvernemental.
À l’heure où le mouvement des « gilets jaunes » a rappelé au Gouvernement les attentes des Français en matière de justice sociale et de lutte contre les inégalités, nous regrettons l’absence de propositions du Gouvernement sur ces questions.
Le groupe socialiste, au travers de ses amendements, présente un dispositif global comprenant un rééquilibrage entre dividendes et salaires au profit des travailleurs ainsi que des mesures sur les écarts de salaires et sur la démocratisation des entreprises. C’est indispensable pour atteindre l’objectif de partager la valeur et de rendre les entreprises plus justes. C’est ainsi seulement que l’on repensera véritablement leur place dans la société. Nous proposons une vraie implication des salariés dans la vie et dans la gestion des entreprises.
En outre, nous entendons protéger les entreprises contre les dérives de la financiarisation de l’économie, en faisant primer l’emploi et le long terme sur le cours de la bourse, en leur interdisant de s’endetter pour verser des dividendes aux actionnaires – comme le fit l’entreprise privatisée GRDF en 2017, en offrant 1 milliard d’euros de dividendes pour un résultat de 150 millions d’euros –, en leur interdisant de prévoir des dividendes en cas de licenciements – pendant que GRDF trouvait des milliards pour les actionnaires, 10 000 de ses emplois ont été supprimés en trois ans.
En France, l’écart entre les plus hautes rémunérations et le salaire moyen est de 1 à 77, quand, dans les pays scandinaves, il ne peut pas dépasser 1 à 20. Une telle amplitude est de moins en moins admise et nous proposons d’agir de manière volontariste sur ce sujet et sur le traitement des plus hauts dirigeants, grâce, notamment, à une fiscalisation significative des rémunérations différées que sont les parachutes dorés et les stock-options.
Dans la dernière partie de mon propos, je m’attacherai à questionner sérieusement la politique de privatisation que souhaite engager l’État via ce projet de loi, que nous jugeons irresponsable.
À cette heure, nous ne disposons d’aucune donnée claire ni d’information sérieuse quant aux conditions de cette privatisation. La privatisation d’entreprises stratégiques et rentables, telles qu’Engie, la Française des jeux et Aéroports de Paris, ainsi que leur alignement sur le modèle privé, se fera au détriment des recettes de l’État, affaiblira le service public offert à nos concitoyens et se traduira, pour ces derniers, par une baisse de pouvoir d’achat.
Les privatisations engagées voilà une quinzaine d’années dans le domaine autoroutier attestent avec une grande clarté des résultats obtenus : ceux-ci sont négatifs, puisqu’ils coûtent à l’État aujourd’hui 1, 5 milliard d’euros de dividendes par an ; c’est énorme ! Les sénateurs socialistes affirment avec force que le secteur public n’est pas moins performant que le secteur privé, bien au contraire. Vous devez ainsi garder en main les outils de structuration de la politique économique et, plus encore, renforcer des filières stratégiques, qui sont la garantie de l’indépendance de notre pays.
ADP est peut-être l’entreprise la plus stratégique pour l’État, qui en détient 50, 6 % des parts. Elle constitue un service public national au sens constitutionnel ; il serait donc souhaitable qu’elle demeure une propriété de la collectivité. En outre, elle a rapporté 258 millions d’euros de dividendes en 2016 au budget de l’État.
Brader ADP reviendrait donc à sacrifier notre politique d’aménagement du territoire et des mobilités sur l’autel d’un fonds de liquidités qui sera écoulé en trois ou quatre ans. Une telle décision ne reflète pas la vision d’un État stratège, alors que la Chine, elle, lance son plan « Made in China 2025 » pour le renforcement stratégique de ses filières, notamment en matière d’infrastructures de transport. Face à cela, notre décision, c’est de vendre !
Cela mettrait également la France dans une situation inédite : en Europe comme dans le reste du monde, à l’exception de l’Australie, les États sont au capital de leurs sociétés d’aéroports, sans doute parce qu’ils y voient un intérêt économique, politique et stratégique. Sommes-nous plus visionnaires que les autres ? En aucun cas !
La situation de l’aéroport de Toulouse ne vous aura pas échappé et le rapport de la Cour des comptes qui « tacle » sa privatisation devrait, plus que jamais, vous alerter : pas d’investissements, contrairement à ce qui avait été promis, un pillage des réserves et, maintenant, une vente en perspective, avec une plus-value de 192 millions d’euros pour le consortium chinois acquéreur. Voilà un bel exemple de spéculation financière sur des outils de mobilité stratégiques pour notre pays !
Monsieur le ministre, vous disiez il y a quelques minutes que certains d’entre nous faisaient peur aux Français. Dans un entretien à La Dépêche du 4 décembre 2014, on retrouve ces propos dans une autre bouche, au sujet de l’aéroport de Toulouse : « Je tiens à préciser qu’il ne s’agit pas d’une privatisation, mais bien d’une ouverture de capital […] On ne vend pas l’aéroport, on ne vend pas les pistes ni les bâtiments, qui restent propriété de l’État. » C’est mot pour mot ce que vous venez de dire ! « Nous avons cédé cette participation pour un montant de 308 millions d’euros. » Plus loin, le même ajoute : « Celles et ceux, que j’ai pu entendre, qui s’indignent de cette cession minoritaire de la société de gestion de l’aéroport de Toulouse ont pour profession, d’une part, d’invectiver le Gouvernement et, d’autre part, d’inquiéter les Français. »
Non, monsieur le ministre, nous ne sommes pas là pour inquiéter les Français, nous entendons défendre leurs intérêts.
Air France pâtira également de cette privatisation, ainsi que son président nous l’a confirmé. De ce fait, il vous alerte et il serait de bon ton de l’entendre.
S’agissant de la Française des jeux, nous connaissons tous les risques liés aux addictions et leur nécessaire régulation par l’État. Les jeux ne sont pas des marchandises comme les autres et cette privatisation serait, là encore, une erreur. Nous connaissons en outre tous, ici, le rôle que joue cette entreprise dans le financement du sport dans nos territoires, par le biais du Centre national pour le développement du sport, le CNDS. Un désengagement serait catastrophique pour nos territoires.
Enfin, concernant la privatisation d’Engie, outre le risque de recul en matière de sécurité de l’approvisionnement énergétique de la France, une telle orientation se traduira par un renchérissement probable du prix de l’électricité et du gaz pour nos concitoyens.
Pour ces raisons, les sénateurs socialistes s’opposeront à ces privatisations !