Intervention de Jérôme Durain

Réunion du 7 mars 2019 à 15h00
Interdiction de l'usage des lanceurs de balles de défense — Rejet d'une proposition de loi

Photo de Jérôme DurainJérôme Durain :

Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, chers collègues, dans un débat d’une très grande importance pour le fonctionnement démocratique de notre République, en ayant à l’esprit la nécessité du maintien de l’ordre public et, dans le même temps, la nécessaire garantie des libertés publiques, notre groupe défendra trois idées fortes.

Nous exprimons d’abord un soutien sans réserve aux forces de l’ordre, engagées depuis plusieurs années, sur tous les fronts, dans des opérations complexes et usantes de maintien de l’ordre face au terrorisme, face à un regain des formes radicales de violence dans les manifestations.

Nous voulons aussi affirmer que la gravité des lésions suscitées par l’usage des LBD a atteint un niveau insoutenable pour notre société.

Enfin, nous adhérons à l’idée défendue par nos collègues communistes selon laquelle l’usage des LBD doit être prohibé dans le cadre du maintien de l’ordre et que des alternatives à cette arme doivent être recherchées au plus vite.

Le texte qui nous est proposé permet d’aborder une partie des problématiques de sécurité dans le pays en ce qui concerne le maintien de l’ordre. Il est difficile de décorréler son examen de la proposition de loi Retailleau-Castaner dont nous débattrons mardi.

S’agissant du texte de Mme Assassi, je tiens à saluer la position défendue par Mme la rapporteure, qui n’est pas dans le déni. En effet, celle-ci relève les possibilités d’amélioration en matière de formation des forces de l’ordre. Les syndicats des forces de l’ordre que nous avons auditionnés ont également insisté sur ce sujet, à tel point que nous nous interrogeons sur le rôle que les sénateurs pourraient jouer sur cette question. La rapporteure a raison quand elle pointe certains éléments d’imprécision juridique de la proposition de loi de Mme Assassi. Ce texte relève-t-il du domaine réglementaire ou du domaine législatif ? Je considère, pour ma part, qu’il relève avant tout du politique !

Premier constat, chers collègues : la confiance de nos concitoyens envers la police reste largement majoritaire. La marche pour la paix du 11 janvier 2015 avait parfaitement symbolisé cette relation avec des images remarquées d’hommage aux forces de l’ordre. Le Cevipof nous indique que la confiance de la population française envers la police est en légère hausse et s’élève à 74 % en 2018.

Plusieurs facteurs objectifs ont sans doute participé au réchauffement des relations entre la police et la société lors du dernier quinquennat : le nouveau code de déontologie de la police nationale et de la gendarmerie, entré en vigueur en 2014, a ainsi rendu obligatoire le port du matricule et encadré les palpations de sécurité. Rappelons d’ailleurs que c’est un autre socialiste qui avait mis en place le premier code de déontologie, le toujours respecté Pierre Joxe.

En juin 2016, toujours sous François Hollande, une expérimentation autour du port de mini-caméras a été lancée au sein de la police municipale. L’augmentation des effectifs, après un quinquennat Sarkozy qui les avait vus fondre de 12 000 hommes et femmes, a également constitué un complément nécessaire à ces mesures d’apaisement.

Durant la campagne de 2017, Emmanuel Macron avait donné l’impression de vouloir poursuivre sur cette voie, combinant à la fois le renforcement des moyens dédiés à l’amélioration des conditions de travail de nos forces de police et de gendarmerie et, « en même temps », l’amélioration des relations entre policiers, gendarmes et citoyens. Ainsi, promesse a été faite de recruter 10 000 policiers et gendarmes supplémentaires ; ces moyens supplémentaires ont été accompagnés d’une nouvelle police, dite « police de sécurité du quotidien », supposée être de proximité, mais à la création de laquelle la population n’a guère été associée. Ces promesses relevaient de bonnes intentions, mais, comme souvent dans le monde macroniste, la traduction en actes et l’accompagnement politique ont failli.

Ainsi, les nouveaux moyens humains alloués ne satisfont que partiellement les besoins des forces de l’ordre. Comme l’a très richement documenté la commission d’enquête sénatoriale relative à l’état des forces de sécurité intérieure, « les mesures ponctuelles prises ces dernières années n’ont pas enrayé la dégradation continue des conditions matérielles de travail – équipement et immobilier – des forces de sécurité intérieure ».

Il faut rappeler ici les conditions d’exercice des missions de maintien de l’ordre. Que nous disent les policiers ? Des stands de tir parfois hors d’âge, des conditions d’entraînement dégradées, même dans la région parisienne, des heures de formation insuffisantes et pourtant difficiles à consommer, ou encore la nécessité, notamment en province, de faire les « fonds de tiroir » en termes d’effectifs et de moyens matériels, quitte à mobiliser dans les manifestations des agents insuffisamment formés et sous-équipés. Des fonctionnaires de police nous racontaient hier encore comment un gradé avait dû aller chez Decathlon acheter sur ses fonds propres des casques et des genouillères pour ses hommes, faute d’équipements adéquats.

Aussi, l’objectif d’amélioration du lien police-population, passé au second plan dans le débat public dans le contexte terroriste, nous semble aujourd’hui nécessiter un traitement prioritaire. Les forces de l’ordre ont le sentiment d’être trop souvent pointées du doigt en cas de bavure supposée et trop peu soutenues en cas de violences dirigées contre elles.

Avec le groupe socialiste, nous avons rencontré hier des syndicats de forces de l’ordre. Ils nous ont indiqué que la première personne à avoir perdu l’usage d’un œil dans le mouvement dit des « gilets jaunes » était un policier. En tant que membres d’un parti de gouvernement, nous sommes pleinement conscients des exigences auxquelles ils sont soumis quotidiennement, de la mobilisation usante qu’ils assurent chaque week-end, du sacrifice qu’ils font pour protéger directement la République, ses symboles et ses représentants.

Parallèlement, et c’est évidemment le cœur de cette proposition de loi, nous avons une claire conscience des violences subies par certains de nos concitoyens civils. Documentées pour beaucoup sur les réseaux sociaux pendant la mobilisation des « gilets jaunes », celles-ci sont restées absentes du champ médiatique pendant plusieurs semaines.

L’accumulation malheureuse de ces violences a conduit journaux et télévisions à aborder le sujet en ce début d’année 2019. Le ministre de l’intérieur, qui indiquait jusqu’à il y a peu qu’il ne connaissait aucun policier, aucun gendarme qui ait attaqué des « gilets jaunes », a finalement consenti à équiper de caméras les policiers chargés de tirer avec des lanceurs de balle de défense. Cette première avancée est-elle suffisante ? On peut en douter, puisque des blessures graves provoquées par des LBD ont continué d’être recensées.

Le déni permanent de l’existence de difficultés de relations entre la police et la population est dangereux. Il laisse s’installer dans la population un ressentiment qui se retourne contre les forces de l’ordre, alors même que ces dernières ne disposent pas de toutes les cartes en main pour changer la situation.

La solution doit aussi, si ce n’est surtout, venir de la discussion politique. À ce titre, nous regrettons que cette question des relations entre les forces de l’ordre et la population soit absente du grand débat national, alors même qu’une partie de la population a été confrontée à la problématique du maintien de l’ordre pour la première fois à l’occasion du mouvement des « gilets jaunes ».

Au-delà de cet épisode des « gilets jaunes », qui ne couvre pas tout le spectre des relations entre la police et la population, notre pays mérite un débat serein sur la confiance que la police lui inspire et les moyens de l’améliorer. Les Français ont le droit d’être exigeants avec leur police. Ils ont le droit de s’interroger sur l’opportunité d’engager des unités peu habituées au maintien de l’ordre sur le terrain.

Avec mes collègues socialistes, nous avons hésité sur la position à adopter quant à cette initiative. Les prises de position successives et contradictoires d’anciens ministres, d’experts, de chercheurs sur le maintien de l’ordre, de journalistes, d’ONG, de policiers ou d’institutions internationales appellent à l’humilité : le sujet est complexe, nous le savons. L’exercice du maintien de l’ordre est un art délicat. L’exercice des fonctions de ministre de l’intérieur n’est pas davantage une sinécure dans un contexte social français actuel, qui n’est pas indifférent.

Des blessés dans les manifestations, il y en a dans tous les pays. Des blessures irréversibles, c’est plus rare ! Et c’est bien ce qui pose question avec les LBD ! Le docteur Laurent Thines, professeur de neurochirurgie au CHU de Besançon, a ainsi lancé une pétition pour un moratoire sur l’utilisation des armes sublétales, afin d’alerter « sur leur dangerosité extrême ». Rien ne justifierait de telles blessures irréversibles face à des casseurs ; rien ne justifierait de telles blessures face à de simples manifestants innocents. C’est sans doute ces blessures graves qui ont attiré l’attention d’organisations internationales.

Les demandes du Défenseur des droits, du Conseil de l’Europe et des Nations unies ne peuvent être balayées d’un simple revers de la main. On ne peut pas appeler à une renaissance de l’Europe, tout en se moquant d’une résolution du Parlement européen.

Face au déni qui semble caractériser l’exécutif sur ces questions de libertés publiques, nous avons décidé de tirer la sonnette d’alarme. C’est pourquoi nous voterons le texte de nos collègues communistes, quand bien même il présente des imperfections. C’est pour nous un moyen d’appeler au débat sur la formation des forces de l’ordre, leur doctrine d’emploi, l’accent à mettre sur la recherche d’alternatives aux LBD. Après les manifestations contre la loi El Khomri, une commission d’enquête à l’Assemblée nationale avait également évoqué cette piste indispensable, cherchant par exemple des solutions du côté de systèmes lumineux produisant un éblouissement non vulnérant, ou de systèmes sonores diffusant des messages ou utilisant des fréquences provoquant un inconfort.

Derrière l’usage des LBD, et leur incontestable et insupportable dangerosité, nous ne pourrons pas éviter plus longtemps le débat crucial sur les moyens et la doctrine d’emploi de nos forces de l’ordre.

Oui, les policiers doivent avoir les moyens de se protéger ! Oui, il faut condamner les violences des extrémistes et des casseurs ! Mais non, cela ne peut suffire à accepter des dommages collatéraux ! Les journalistes et manifestants pacifiques qui ont essuyé des tirs de LBD ne le comprendraient pas. Surtout, cela nuirait à terme à la fois à la bonne image et au respect qui sont dus à nos forces de police.

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