Monsieur le président, monsieur le ministre de l’intérieur, monsieur le président de la commission des lois, madame la rapporteure, mes chers collègues, « il est des questions qu’on ne peut aborder sans un profond découragement et sans une amère tristesse ». Ainsi Benjamin Constant commençait-il son discours à la Chambre des députés, le 7 mars 1820.
Découragement oui, tristesse aussi, surprise assurément. Car, à l’évidence, personne n’imaginait, le 23 octobre dernier, lors de l’examen de cette proposition de loi en première lecture, ici, au Sénat, ce qu’il pourrait advenir de ce texte. Pour notre groupe, en tout cas, ce qu’il advint était totalement inattendu.
À l’époque, nous envisagions cette proposition de loi comme un texte d’appel. La crise des « gilets jaunes », ultérieure, a conduit le Gouvernement à se saisir de ce texte d’origine sénatoriale, ce qu’il n’aurait sûrement pas fait en d’autres circonstances.
Dès lors, je considère, comme une partie des membres de mon groupe, que ce texte a changé de nature : il a basculé dans la catégorie des lois dites de circonstance, réaction politique à une crise qui envahit le débat public depuis plusieurs mois. Or nous devons être précautionneux, nous sénateurs plus que les autres, face au diktat de l’actualité ou face à une quelconque pression.
Les circonstances politiques de notre vote d’aujourd’hui sont d’ailleurs différentes de celles du dépôt du texte. C’est pour moi une évidence.
Le débat à l’Assemblée nationale a été enflammé : il a pu donner lieu à certains excès, tant chez les opposants à ce texte que chez ses partisans. Il a, par certains aspects, permis de mettre en lumière des questions qui restent devant nous.
Une chose est sûre : le texte qui revient du Palais Bourbon n’est pas le même que celui qui a été adopté par le Sénat en octobre dernier. Je veux l’affirmer avec force et clarté, notamment à l’égard de notre collègue auteur de la proposition de loi, le président Bruno Retailleau.
Politiquement, il n’a plus la même portée, comme je viens de l’expliquer ; juridiquement, il a connu de profondes évolutions, évoquées par notre rapporteure, Catherine Troendlé, et dont je reviendrai brièvement sur les plus importantes.
L’article 4 prévoit la création d’un délit de dissimulation du visage au sein ou aux abords immédiats d’une manifestation. Cette pratique est réprimée depuis 2009, mais par une simple contravention. En la faisant basculer du domaine contraventionnel au domaine délictuel, le texte a une conséquence pratique immédiate : il rend possibles l’interpellation et le placement en garde à vue des auteurs de l’infraction, aujourd’hui impossibles.
L’intérêt est donc évident, et les modifications introduites par l’Assemblée nationale paraissent pertinentes, puisque nos collègues députés ont précisé l’élément intentionnel de cette infraction, afin de se conformer au principe de légalité des délits et des peines.
De même, la modification introduite à l’article 3 nous semble pertinente, puisqu’elle évite la création d’un fichier ad hoc en prévoyant une insertion dans le fichier des personnes recherchées.
Voilà, mes chers collègues, pour les points positifs…
Reste l’article 2, qui prévoit l’interdiction administrative de manifester. Nous étions déjà réservés sur ce point en première lecture. Les modifications introduites par la majorité à l’Assemblée nationale, avec le soutien du Gouvernement, nous inquiètent au regard de l’idée que nous nous faisons des libertés publiques dans notre pays. Elles nous inquiètent aussi par les imprécisions de rédaction qu’elles introduisent dans cet article 2.
Je vous invite, mes chers collègues, à bien considérer le premier alinéa de cet article. Sa rédaction manque de clarté – c’est un euphémisme –, mais, surtout, il prévoit la possibilité pour l’autorité administrative d’interdire à une personne de manifester, cette interdiction pouvant aller jusqu’à un mois sur tout le territoire national.