Les épisodes violents que connaissent certains mouvements sociaux ne justifient pas tout. En tant que législateurs, nous avons le devoir de ne pas céder à l’urgence du moment ou aux passions de l’instant. Légiférer, c’est faire la part des choses ; c’est mettre de la distance entre l’actualité et la loi, au nom de l’intérêt général. Les « unes » de la presse et les journaux télévisés passent et s’enchaînent, le droit reste.
Je me permets de vous alerter, car ces lois de circonstance s’accumulent, se superposent et affaiblissent peu à peu notre État de droit. Répondre à la violence par la violence, à la révolte par des lois autoritaires, c’est entrer dans le jeu de ceux qui défient l’État, qui accusent notre démocratie d’hypocrisie et de posture lorsqu’elle affirme être le rempart des droits humains. Une démocratie qui a recours à des lois liberticides pour se défendre prend le risque de perdre son fondement.
La manifestation est indissociable de notre histoire. Elle a permis l’avènement de la République en 1789 et celui de la démocratie en 1848. Elle est le terreau des conquêtes sociales, notamment celles de 1936 ou de 1968. Elle a accompagné la libération de Paris, les victoires de la France en Coupe du Monde ou le profond soutien à la liberté de la presse et à la République exprimé en 2015. Le droit de manifester est consacré par l’article X de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui en fixe d’ailleurs la limite, encadré par la loi de 1935.
Le dispositif de l’article 2 du présent texte relève d’une interprétation beaucoup trop zélée de la notion de « trouble à l’ordre public », mentionnée par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et ne respecte vraisemblablement pas nos droits constitutionnels. En permettant de sanctionner a priori des manifestants sur la base de simples soupçons, il ouvre le règne de l’arbitraire et piétine les libertés publiques. En confiant à une autorité administrative plutôt qu’à une autorité judiciaire la charge de déterminer une sanction, il contrevient à la séparation des pouvoirs et aux garanties apportées par l’ordre judiciaire. En désignant subjectivement qui a le droit de manifester et qui ne l’a pas, cet article est un redoutable outil pour réduire les oppositions politiques au silence. Un tel outil n’a pas sa place dans un régime démocratique.
Chers collègues, dans les Lettres persanes, Montesquieu disait ironiquement qu’il ne fallait toucher à la loi « que d’une main tremblante ». Il est parfois bon de prendre cette recommandation au pied de la lettre. D’ailleurs, même la main de Jupiter tremble, puisque ce dernier, inquiet, envisage de saisir le Conseil constitutionnel pour « nettoyer » cette future loi de ses scories autoritaires. Le Parlement se grandirait à éviter le ridicule d’un tel scénario. Alors, oui, défendons la démocratie et la République !