Intervention de Jean-Pierre Bel

Réunion du 21 décembre 2004 à 16h30
Turquie — Débat sur une déclaration du gouvernement suite

Photo de Jean-Pierre BelJean-Pierre Bel :

...nous aimerions tout de même trouver un grand projet, une ambition, une perspective pour faire « l'Europe en grand ».

Or, votre feuille de route se borne à combler le retard pris dans la transposition des directives européennes - ce qui n'est pas rien, j'en conviens ! -, mais avec une prédilection pour les directives les plus libérales et par le biais de tombereaux d'ordonnances qui court-circuitent le Parlement.

Le plafonnement des ressources financières de l'Union européenne, dont nous reparlerons, et que vous avez défendu, n'est que la traduction concrète du manque d'ambition et, peut-être aussi, d'un manque de volontarisme dans les politiques européennes à mettre en oeuvre.

Heureusement, et cela n'a pas été suffisamment souligné, le Conseil européen a désavoué M. Chirac sur ce point essentiel en maintenant le plafond des ressources propres à son niveau actuel de 1, 24 %, et donc en ne le ramenant pas à 1 % comme le Président de la République le souhaitait. Il s'agit, pour M. Chirac, d'un vrai revers, sur lequel vous êtes - et pour cause ! - particulièrement discret.

Ainsi donc, force est de constater que, pour l'Europe, le projet « visionnaire » du second mandat de M. Chirac se réduirait à l'élargissement à la Turquie.

Le Conseil européen a donc décidé l'ouverture des négociations d'adhésion avec la Turquie. Il a assorti cette décision d'un certain nombre de conditions, qui sont également posées à l'Europe elle-même. Elles doivent être perçues par le peuple turc non comme l'expression d'une discrimination, mais comme la traduction d'un vouloir vivre ensemble, la manifestation de la volonté de la Turquie de maintenir sa vocation européenne.

Chacun sait que le chemin sera long. M. le Premier ministre indiquait, à l'Assemblée nationale, dès le 14 octobre : l'adhésion n'est pas possible « ni demain ni dans les prochaines années », renvoyant peut-être à plus tard le moment du choix.

Ouvrir une négociation n'est pas la finaliser. La décision du Conseil européen de Bruxelles ne signifie pas l'admission de la Turquie dans l'Europe. Elle marque l'ouverture d'un cycle de négociations à compter du 3 octobre 2005. Elle ne préjuge pas de leur résultat. A l'issue de ce processus de négociation, la décision ne sera prise que dans dix ans, voire dans quinze ans, en tout cas pas avant l'adoption des perspectives financières qui entreront en vigueur en 2014.

Les conclusions du sommet de Bruxelles confirment que les négociations pourront être suspendues ou arrêtées à tout moment si des « problèmes sérieux » apparaissaient du côté turc en ce qui concerne le respect des valeurs fondamentales de l'Union européenne. Cette garantie nous satisfait, puisque les Etats membres resteront à tout moment maîtres du processus de négociation.

Qui, dans cet hémicycle, peut, en effet, avoir des certitudes sur ce que sera la situation politique, économique et sociale de la Turquie, comme celle de l'Union européenne, dans dix ans ou dans quinze ans ? Personne.

Ainsi donc, l'adhésion à l'Union européenne, pour M. Nicolas Sarkozy, c'est « non, jamais », pour M. Chirac, c'est « Oui, si ».

Le processus de négociation est pourtant ouvert. Cependant, il est passé de trois options à deux, la voie du partenariat privilégiée, que nous avions évoquée, est en effet désormais fermée, tant par le chef de l'Etat que par le Conseil européen.

La négociation ne conduit pas inéluctablement à l'adhésion. Elle peut aboutir à la non-adhésion. Certains rétorquent que cela n'est jamais arrivé. Certes, mais aujourd'hui le contexte est différent, chacun le sait.

Nous savons tous que les conditions mises à l'entrée de la Turquie nécessitent un long, un très long effort, et qui soit réciproque. Un effort car l'appartenance de la Turquie à l'Europe n'est pas - c'est le moins que l'on puisse dire - un fait acquis pour tout le monde. Même le président de la Commission européenne, M. José Manuel Barroso, indiquait, le jeudi 16 décembre, que « l'adhésion de ce pays n'est pas du tout assimilable » aux autres et « pose à l'Union européenne des problèmes inconnus jusque-là ».

La négociation doit être équilibrée et des efforts sont nécessaires de part et d'autre. Ils sont considérables pour la Turquie, ils existent pour l'Europe.

Quelles sont ces exigences ?

Dans un premier temps, c'est le règlement de la question chypriote et la reconnaissance de Chypre par la Turquie. Il semble évident que la conduite des négociations avec les Vingt-cinq implique la reconnaissance de Chypre par la Turquie, et donc, à terme, le retrait des troupes turques du nord de Chypre. Cela semble d'ailleurs déjà en partie engagé.

Comme le soulignait M. Javier Solana, Haut représentant pour la politique étrangère de l'Union européenne : « Si vous voulez être membre d'une famille, vous devez reconnaître tous les membres de la famille. [...] Sans cela, il est difficile de faire partie de la famille ».

Par ailleurs, le Président de la République a appelé la Turquie au devoir de mémoire. Nous en sommes heureux, nous qui, ici, au Sénat, avons assisté à une opposition, pendant de longs mois, au vote de la proposition de loi relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915, devenue loi de la République française du 29 janvier 2001.

Dans le même sens, M. Pierre Moscovici, ancien ministre des affaires européennes, a fait adopter par le Parlement européen le principe d'exiger des autorités turques la reconnaissance formelle de la réalité historique du génocide des Arméniens en 1915 et l'ouverture, dans un délai rapide, de la frontière entre la Turquie et l'Arménie. Telle est la deuxième exigence que nous formulons.

La troisième est relative aux droits de l'homme. C'est le traitement de cette question par la Turquie qui conduit certains de mes collègues à estimer que les conditions de l'adhésion ne sont aujourd'hui pas réunies.

L'Europe n'est pas seulement un espace économique. Elle est aussi, et surtout, l'expression des valeurs, celles de la Révolution française de 1789, et celles qui se retrouvent dans toutes les grandes déclarations de droits, la dernière étant la Charte européenne des droits fondamentaux.

Cependant, pour nous socialistes, parce que nous sommes profondément attachés à la laïcité, la religion ne peut constituer un obstacle car l'Europe n'est ni un club chrétien - cela a été dit - ni un cénacle protestant ou orthodoxe. Nous ne souhaitons pas réduire la Turquie à sa seule identité religieuse. L'Union européenne est laïque et respecte toutes les religions.

En revanche, la démocratie, la supériorité du pouvoir civil, le pluralisme politique, sont parmi les premières des valeurs que nous devons partager avec la Turquie. Nous préférons tous, bien sûr, une Turquie laïque, démocratique et pluraliste à une Turquie islamisée, radicale, soumise au pouvoir militaire, se refermant sur elle-même et bafouant les droits de l'homme. Seule une Turquie irréversiblement démocratique pourra entrer dans l'Union européenne, parce que la démocratie est la valeur commune la plus partagée au sein des Vingt-cinq. La démocratie ne se négociera pas.

On ne peut nier les progrès récemment accomplis dans ce domaine : retrait progressif de l'armée de la vie politique - encore incomplet -, réforme du code pénal, suppression des juridictions d'exception, abolition de la peine de mort, liberté d'expression et de réunion assouplies. Mais bien des efforts restent à accomplir.

Soyons clairs, ce doit être pour nous une exigence, en cas de violation grave et persistante des principes de liberté, de démocratie, du respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales, de l'Etat de droit et du droit international, la suspension des négociations s'imposera.

Ankara doit pratiquer un politique de tolérance zéro afin d'éradiquer complètement la torture, qui continue d'être pratiquée ou tolérée par les autorités turques.

Au titre des droits de l'homme figure le respect du droit des minorités et l'égalité entre hommes et femmes.

Le respect des minorités impose un règlement de la question kurde.

L'égalité entre hommes et femmes exige d'interdire les mariages forcés et la bigamie, les crimes dits « d'honneur », qui constituent, en fait, une honte. Elle impose aussi de combattre l'illettrisme des femmes.

La quatrième exigence est relative à l'acquis communautaire. Le rapprochement avec le standard juridique européen ne se limite pas au vote d'une législation conforme, dans les textes, à l'acquis communautaire, mais suppose une réelle concrétisation dans les faits, de manière suivie et systématique.

La Turquie a adopté, ces derniers mois, des textes considérés comme des préconditions à l'ouverture des négociations, mais qui ne se traduisent par aucun changement dans les faits.

On doit pouvoir constater, en particulier, une application effective de la Charte européenne des droits fondamentaux dans le domaine social. La Turquie demeure encore trop éloignée des normes du modèle social européen : le recours au travail des enfants reste trop fréquent, les droits syndicaux sont trop souvent violés, la discrimination envers les femmes perdure.

Les autres conditions sont posées à l'Union européenne elle-même.

La première est une question à laquelle doit répondre le chef de l'Etat. Chacun sait que la capacité de l'Union européenne à absorber de nouveaux membres est un critère d'adhésion aussi important que celui qui exige que la Turquie soit prête à rejoindre l'Union européenne.

Or, que constate-t-on ? Tout simplement que l'Europe n'a pas les moyens financiers de cet élargissement ; l'actuel élargissement provoque déjà des tensions au détriment des bénéficiaires actuels des fonds structurels de la politique régionale. Le budget européen doit être ambitieux. Pour financer les élargissements successifs, il est essentiel d'avoir un budget consistant, pour soutenir l'Union dans la perspective de ses objectifs que sont la solidarité, la croissance et l'emploi, pour financer l'intégration des nouveaux Etats membres et pour préparer les futurs élargissements.

L'impact budgétaire de l'adhésion turque ne pourra être pleinement apprécié qu'une fois définis les paramètres des négociations financières avec la Turquie, dans le cadre des perspectives financières.

Comment les missions de solidarité et les politiques communes seront-elles financées si elles sont étranglées par la disette budgétaire, le dumping fiscal ou le moins-disant social, qui sont les objectifs des libéraux ?

Ces deux objectifs, contradictoires, posent, à l'évidence, de réels problèmes de cohérence.

Sur le plan économique, nous savons que le défi à relever est immense. Intégrer un pays de 70 millions d'habitants au revenu trois fois inférieur à la moyenne européenne va demander un effort considérablement plus important que celui qui a été consenti pour l'élargissement au Sud des années quatre-vingt ou pour l'élargissement à l'Est des années quatre-vingt-dix.

Certes, des arrangements spéciaux, comme de très longues périodes transitoires, des dérogations et des clauses de sauvegarde permanentes, seront nécessaires dans certains domaines. Mais seront-ils suffisants pour résorber ce déficit et ce déséquilibre économiques ?

Pendant ces négociations d'adhésion, l'Europe doit réorienter sa construction, renforcer son cadre institutionnel, le premier pas devant être franchi avec l'adoption du traité constitutionnel. Mais d'autres étapes sont nécessaires si nous voulons mener à bien notre projet de fédération d'Etats-nations, pour concilier intégration et puissance.

Au terme de ce débat, je dois vous avouer ma profonde incompréhension quant à son objectif réel.

J'ai entendu, cette après-midi, beaucoup d'incohérences au coeur de la majorité. La vocation européenne de la Turquie a été affirmée, au grand dam de M. Nicolas Sarkozy, qui l'a encore contestée samedi soir, alors que tous les chefs d'Etat européens, dont M. Jacques Chirac, l'ont confirmée à Bruxelles.

Comment le Premier ministre peut-il, sur ce point, rejoindre Nicolas Sarkozy et demander un « lien partenarial » en lieu et place de l'adhésion, alors que les vingt-cinq Etats membres du Conseil européen, donc le Président de la République, ont définitivement écarté cette troisième voie ?

Les conditions de l'adhésion sont définies ; nous ne pouvons qu'en prendre acte.

Cependant, nous ne pouvons considérer ce débat ni comme une occasion permettant au Parlement « d'occuper toute sa place » ni comme la « consultation » dont se prévalait tout à l'heure le Premier ministre.

Nous souhaitons, pour notre part, qu'une réelle et authentique consultation ait lieu avant toute future décision engageant l'avenir de la France et de la construction européenne.

Tout cela méritait mieux que cette occasion gâchée. En définitive, à cause de vous, ce débat, qui devait être historique, ne restera qu'anecdotique.

Madame la ministre, monsieur le ministre, mes chers collègues, l'Europe et la Turquie méritaient mieux.

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