Intervention de Philippe Bas

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 28 mars 2019 à 10h55
Moyens mis en place pour faire face aux actes de violence et de vandalisme commis à paris — Audition de M. Richard Lizurey directeur général de la gendarmerie nationale

Photo de Philippe BasPhilippe Bas, président :

Nos concitoyens sont - comme nous- vivement préoccupés par les événements du 16 mars dernier. Ils résonnent d'autant plus fortement que la situation, après les dévastations du 1er décembre 2018, semblait se calmer un peu : la recrudescence de la violence le 16 mars a donc opéré un choc. Nos auditions du 4 décembre avaient porté sur la manière d'éviter à l'avenir ce que nous avions vécu le 1er décembre. Après le 16 mars, nous nous interrogeons sur la répétition des difficultés rencontrées pour contenir ces hordes de vandales, qui s'en sont pris aux personnes et aux biens sur les Champs-Élysées, et qui ont agressé vos hommes. Nous avons entendu, en commun avec la commission des affaires économiques, le ministre de l'économie et des finances, à propos de l'impact sur le commerce et le tourisme, ainsi que le ministre de l'intérieur et son secrétaire d'État. Après les mesures annoncées le lundi 18 mars par le Premier ministre, nous voulions comprendre la portée de celles-ci, évaluer leur efficacité.

Il a été notamment décidé qu'au lieu de disperser les attroupements, l'action viserait désormais à empêcher leur formation. Samedi dernier, il n'y a pas eu de nouvelles déprédations. Les forces de l'ordre ont eu l'occasion d'essayer la technique « à blanc », puisqu'il n'y a pas eu de déferlement de black blocs, et de tester en grandeur nature les manoeuvres. À Paris, je le rappelle, ce n'est pas la direction générale de la gendarmerie nationale qui conçoit ces dernières, mais elle participe à leur exécution par la mise à disposition de ses escadrons.

Nous souhaitons aussi entendre votre analyse des causes du désordre du 16 mars. Quelles améliorations sont encore possibles dans l'efficacité d'emploi des forces de l'ordre, pour faire face à une éventuelle répétition de tels événements ? Nous avons reçu hier les organisations syndicales de la police et, pour la gendarmerie, le Conseil de la fonction militaire et les associations professionnelles. Ces auditions ont été fort instructives, nos interlocuteurs nous ont fourni beaucoup d'éléments que nous ignorions.

Général Richard Lizurey, directeur général de la gendarmerie nationale. - Au-delà de la seule journée du 16 mars, je voudrais revenir sur la cinétique de la crise, et sur l'ambiance générale. À Paris c'est effectivement la police nationale qui est en première ligne, mais le mouvement des gilets jaunes est national et il a un biorythme particulier. En semaine, les mouvements sont constants, mais à présent très limités ; le samedi en revanche, certains acteurs font monter en pression un certain nombre de nos compatriotes. Il y a deux sociologies différentes. Hors de Paris, des personnes ont trouvé, grâce à ce mouvement, un lien social et une nouvelle vie. Les bars de village ont disparu, les ronds-points les ont remplacés. Les gens se sentent bien dans cette communauté, ils ne veulent pas la quitter, et quelles que soient les revendications, ils ont surtout envie de rester ensemble. Cela pose des problèmes dans la durée.

Le samedi, le problème est tout différent. On a observé au fil des semaines l'infiltration et l'ingérence de responsables de l'ultra-gauche et de l'ultra-droite, que l'on parvient maintenant à démasquer d'ailleurs, et dont l'influence fait émerger des « ultra-jaunes », mus initialement par des revendications personnelles, mais qui ont évolué vers une attitude plus active, car ils sont pris par un effet de meute. On vient manifester pacifiquement, puis on filme le spectacle de la casse... ou on y participe. Certains ont dit, devant la justice : « Je ne sais pas ce qui m'est arrivé ». Je les crois ! Ils ont été entraînés et n'avaient plus le discernement nécessaire sur les moyens d'exprimer leurs revendications. Ceux qui approuvent - ou ne désapprouvent pas - les violences sont des citoyens parfaitement insérés dans la société et ne sont pas violents par nature.

Le mouvement social des gilets jaunes se caractérise par l'horizontalité, il est spontané, improvisé, sans hiérarchie - quand une tête dépasse, elle est coupée !

Il s'entretient par les réseaux sociaux, se pérennise grâce à l'accompagnement exceptionnel que lui assurent les médias. Habituellement, une manifestation de 40 000 personnes n'intéresse pas les chaînes... Aujourd'hui elles en parlent 24 heures sur 24.

Autre caractéristique, sa durée : quatre mois, dix-neuf week-ends. Si la mobilisation a diminué, on ne voit pas, aujourd'hui, comment il pourrait refluer en deçà de 35 000 à 40 000 personnes. Le mouvement est dispersé, il touche Paris tous les week-ends, et la province, avec des foyers récurrents, comme à Bordeaux ou Toulouse, pendant un temps Caen et Rouen. Enfin, il est violent : à partir de revendications de fond, les premiers week-ends, on a glissé vers une idéologie anti-système, anti-tout, un combat contre la société. C'est un vrai sujet... Les revendications sont très hétérogènes, il est impossible d'y répondre !

Ce mouvement met à l'épreuve notre modèle de maintien de l'ordre, fondé sur la concentration de l'effort (or les rassemblements et les heurts se sont produits partout, jusqu'à La Réunion), sur la liberté d'action (l'adversaire prend l'initiative de nombreux rassemblements) et sur l'économie des moyens - l'engagement est maximal depuis quatre mois, entre 20 000 et 65 000 militaires engagés chaque semaine, 65 500 le 8 décembre, du jamais vu. La gendarmerie mobile a été engagée en permanence, avec des pointes à 105 ou 106 escadrons sur 108. C'est un changement opérationnel.

Cela nous a conduits à intensifier l'effort de renseignement en amont. Au début, on découvrait le phénomène ; à présent, on parvient à l'anticiper - les renseignements fournis par les services avant le 16 mars se sont d'ailleurs révélés exacts. Nous sommes devenus plus dynamiques, plus offensifs, avec 1 711 interpellations, 1 582 gardes à vue, en flagrant délit ou dans le cours des investigations ultérieures, et 4 193 infractions à la loi pénale. L'objectif est qu'aucun fait de délinquance ne demeure impuni. Car la violence a atteint un niveau extrême, comme lors de l'incendie du peloton d'autoroute de Narbonne : la veille, les auteurs buvaient le café avec les gendarmes ! Dans une bascule irrationnelle - car ce ne sont pas des casseurs natifs, ils sont insérés dans la société -, ils étaient pourtant prêts à brûler nos hommes !

Nous avons engagé la totalité de la palette des moyens. Des véhicules blindés de gendarmerie ont été déployés à Paris début décembre, comme auparavant à Notre-Dame des Landes, mais sous l'autorité civile du préfet de police qui détermine les moyens à employer. Des hélicoptères, depuis la mi-novembre, survolent les lieux de manifestation, retransmettant les images directement dans les postes de commandement, afin que l'autorité civile apprécie la situation et déplace les forces. La semaine dernière, des drones ont aussi été utilisés à Paris.

Cette crise nous a conduit aussi à réfléchir à la protection de nos hommes - car pas moins de 460 militaires ont été blessés, certains sévèrement, comme ce gendarme qui à Auxerre a eu la mâchoire cassée, avec 45 jours d'incapacité totale de travail : il portait pourtant une visière, ce qui donne une idée de la force avec laquelle le pavé a été projeté.

Cet événement et d'autres témoignent de la violence délibérée à l'encontre des forces de l'ordre, que je salue. Le 16 mars, quatre escadrons de gendarmerie étaient positionnés autour de l'Arc de Triomphe : dès 10 h 30 un assaut direct a été donné contre eux, les agresseurs ont même tenté d'emprunter un souterrain menant au monument, avec la volonté de reproduire les images vues en décembre. Il y avait des black blocs mais aussi des ultra-jaunes. N'importe qui peut être saisi par un phénomène de groupe et basculer dans la violence.

La conception de la manoeuvre, le 16 mars, ne relevait pas de ma responsabilité, nos 30 escadrons étaient mis à disposition du préfet de police. Ils avaient reçu leurs ordres la veille. La mobilisation avait été correctement évaluée, on a vu arriver quelques milliers de manifestants et des black blocs, comme annoncé. La gendarmerie mobile a été engagée en différents points de la capitale, car se déroulaient au même moment que la manifestation des gilets jaunes, la marche pour le climat et la marche contre les violences diverses. Ces deux dernières, déclarées, devaient être sécurisées.

On a dispersé les moyens en raison de la crainte de jonction des cortèges : les gilets jaunes voulaient en effet infiltrer la manifestation pour le climat, qui réunissait un nombre de manifestants bien supérieur. Cette contagion a été évitée, la manoeuvre a réussi. Aux Champs-Élysées, les escadrons étaient disposés autour de l'Arc de Triomphe et dans le bas de l'avenue, ces verrous étant destinés à éviter la dispersion des manifestants. Cela a réussi également, mais avec l'effet collatéral que l'on sait, car dans l'espace ainsi cloisonné, les manifestants ont eu une liberté d'action et ont commis des saccages.

La violence a été immédiate le 16 mars, alors que les autres semaines, les matinées étaient bon enfant, elles étaient le moment des retrouvailles à Paris ; puis au milieu de la journée on s'alimentait, en solide et en liquide ; la température montait, les fauteurs de troubles arrivaient, et cela crescendo jusqu'en fin de journée. Le 16 mars, d'emblée sont arrivés des gens venus pour casser. La violence a été immédiate, ce qui a créé la surprise. Les escadrons de l'Arc de Triomphe ont néanmoins rempli leur mission, au prix de 13 blessés, dont celui qui a eu la mâchoire fracturée. Nos hommes ont été très courageux face à ce déchaînement de violence. Songez qu'il a fallu les réapprovisionner en munitions, grenades lacrymogènes, F4, lanceurs de balles de défense (LBD) - pour lesquels nous utilisons partout les mêmes munitions, dites CTS. Il y a quatre LBD par escadron, et des LBD dans les pelotons de surveillance et d'intervention.

Nous avons été conduits à associer aux manoeuvres de maintien de l'ordre les forces de gendarmerie départementales : brigades, pelotons de surveillance et d'intervention mais aussi réservistes, jusqu'à 6 000 le 8 décembre. Je rends hommage à ceux-ci, car c'est grâce à eux que nous parvenons à exécuter nos missions, surtout dans ces circonstances.

Parmi les casseurs, y a-t-il de purs délinquants, venus uniquement pour piller, ou ont-ils tous un objectif que je n'ose qualifier de politique : s'en prendre à un certain nombre de symboles ?

Général Richard Lizurey. - Des délinquants, fin décembre, venaient en fin de journée uniquement pour faire les magasins, pour piller. C'était bientôt Noël... Ceux-là ne cherchaient pas l'affrontement avec les forces de l'ordre, au contraire. Il y en a encore quelques-uns, mais on voit surtout des combattants anti-institutions, anti-société. Ils veulent casser l'image plus que la vitrine, comme au Fouquet's, qui représente une société de consommation... dans laquelle, au quotidien, ils sont à l'aise.

Au plan national, le mouvement a fixé dans l'ensemble des territoires des forces qui ont dû être complétées par des réservistes, dites-vous. Le dispositif en a été rigidifié, d'importants moyens ont été absorbés sur tout le territoire ; dès lors, à Paris, il n'était pas possible d'atteindre tous les objectifs à la fois - c'est ce que j'ai compris de vos propos. Le 4 décembre, en audition, nous avions fait remarquer que les forces de l'ordre avaient été tenues en échec : les ministres nous ont répondu que non, qu'elles avaient rempli leurs objectifs. Autrement dit, protéger les pharmacies ou les voitures de luxe, ce n'était pas le premier objectif. Les pouvoirs publics constitutionnels devaient être gardés ; un barrage a été assailli à six reprises, il a failli être pris une fois. Vous dites pareillement que le 16 mars, un objectif était assigné, protéger l'Arc de Triomphe et maintenir des verrous en haut et au bas des Champs-Élysées pour éviter la dispersion. Ce qui se passe sur les Champs-Élysées relève des dommages collatéraux, car vous ne pouvez atteindre tous les objectifs à la fois.

Nos concitoyens ne voient pas les choses comme des professionnels ; pour eux, il y a eu un échec. Une femme et son enfant, après l'incendie de l'agence bancaire, auraient pu mourir... Ces auditions sont précieuses pour nous qui sommes les élus des Français, elles nous font percevoir de façon plus réaliste les difficultés.

Général Richard Lizurey. - Le maintien de l'ordre n'est pas une science exacte. Au vu des moyens, il faut définir une stratégie, des priorités : dispositif durci autour des institutions, avec des barre-ponts et des retenues ; effort sur certains points, comme l'Arc de Triomphe, dont on refusait qu'il puisse être souillé une seconde fois ...

Que n'aurait-on pas dit si cela s'était produit !

Général Richard Lizurey. - Les objectifs prioritaires ont été remplis, mais il était impossible d'être présent dans toutes les rues de Paris. Si l'on veut éviter absolument que des poubelles ou des voitures soient brûlées, il faut, soit retirer toutes les poubelles et toutes les voitures, soit interdire et décider que l'on ne circule plus sans autorisation ; or, cela s'appelle la dictature... Je le répète, le mouvement des gilets jaunes est particulier : on se promène en famille, et d'un coup l'on revêt son gilet. Chacun a le droit de se promener ! Et sur quel motif arrêter les personnes : port de gilet d'une certaine couleur ? Il n'est pas possible de tout maîtriser en permanence. Mais les principaux objectifs assignés le 16 mars ont été tenus.

Avec une limite au regard des attentes de nos concitoyens, émus par les violences. Si l'on voulait ajouter un autre objectif, éviter la casse aux Champs-Élysées, comment ferait-on ?

Général Richard Lizurey. - On interdit les attroupements et dès qu'un rassemblement se forme, on indique aux personnes qu'elles n'ont pas le droit d'être là, et l'on emploie la contravention ou l'expulsion.

La réponse du Gouvernement c'est en substance que lorsque l'attroupement est formé, l'État ne sait plus comment faire, et qu'il faut par conséquent empêcher ces attroupements, donc interdire les manifestations. On interdit le rassemblement et on intervient s'il se forme - on demande donc aux forces de sécurité de prendre le problème à la racine.

Général Richard Lizurey. - Il existe un seuil technique. La situation est gérable pacifiquement si l'on a affaire à un groupe de 50 ou 60 personnes ; on peut encore distinguer entre le noir du black bloc, le jaune des gilets, les journalistes, les touristes (car il y a en a !). En revanche face à 150 ou 200 personnes, le dialogue n'est plus possible, le phénomène de groupe l'emporte.

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