Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale

Réunion du 28 mars 2019 à 10h55

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

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La réunion

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Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Bas

Nos concitoyens sont - comme nous- vivement préoccupés par les événements du 16 mars dernier. Ils résonnent d'autant plus fortement que la situation, après les dévastations du 1er décembre 2018, semblait se calmer un peu : la recrudescence de la violence le 16 mars a donc opéré un choc. Nos auditions du 4 décembre avaient porté sur la manière d'éviter à l'avenir ce que nous avions vécu le 1er décembre. Après le 16 mars, nous nous interrogeons sur la répétition des difficultés rencontrées pour contenir ces hordes de vandales, qui s'en sont pris aux personnes et aux biens sur les Champs-Élysées, et qui ont agressé vos hommes. Nous avons entendu, en commun avec la commission des affaires économiques, le ministre de l'économie et des finances, à propos de l'impact sur le commerce et le tourisme, ainsi que le ministre de l'intérieur et son secrétaire d'État. Après les mesures annoncées le lundi 18 mars par le Premier ministre, nous voulions comprendre la portée de celles-ci, évaluer leur efficacité.

Il a été notamment décidé qu'au lieu de disperser les attroupements, l'action viserait désormais à empêcher leur formation. Samedi dernier, il n'y a pas eu de nouvelles déprédations. Les forces de l'ordre ont eu l'occasion d'essayer la technique « à blanc », puisqu'il n'y a pas eu de déferlement de black blocs, et de tester en grandeur nature les manoeuvres. À Paris, je le rappelle, ce n'est pas la direction générale de la gendarmerie nationale qui conçoit ces dernières, mais elle participe à leur exécution par la mise à disposition de ses escadrons.

Nous souhaitons aussi entendre votre analyse des causes du désordre du 16 mars. Quelles améliorations sont encore possibles dans l'efficacité d'emploi des forces de l'ordre, pour faire face à une éventuelle répétition de tels événements ? Nous avons reçu hier les organisations syndicales de la police et, pour la gendarmerie, le Conseil de la fonction militaire et les associations professionnelles. Ces auditions ont été fort instructives, nos interlocuteurs nous ont fourni beaucoup d'éléments que nous ignorions.

Général Richard Lizurey, directeur général de la gendarmerie nationale. - Au-delà de la seule journée du 16 mars, je voudrais revenir sur la cinétique de la crise, et sur l'ambiance générale. À Paris c'est effectivement la police nationale qui est en première ligne, mais le mouvement des gilets jaunes est national et il a un biorythme particulier. En semaine, les mouvements sont constants, mais à présent très limités ; le samedi en revanche, certains acteurs font monter en pression un certain nombre de nos compatriotes. Il y a deux sociologies différentes. Hors de Paris, des personnes ont trouvé, grâce à ce mouvement, un lien social et une nouvelle vie. Les bars de village ont disparu, les ronds-points les ont remplacés. Les gens se sentent bien dans cette communauté, ils ne veulent pas la quitter, et quelles que soient les revendications, ils ont surtout envie de rester ensemble. Cela pose des problèmes dans la durée.

Le samedi, le problème est tout différent. On a observé au fil des semaines l'infiltration et l'ingérence de responsables de l'ultra-gauche et de l'ultra-droite, que l'on parvient maintenant à démasquer d'ailleurs, et dont l'influence fait émerger des « ultra-jaunes », mus initialement par des revendications personnelles, mais qui ont évolué vers une attitude plus active, car ils sont pris par un effet de meute. On vient manifester pacifiquement, puis on filme le spectacle de la casse... ou on y participe. Certains ont dit, devant la justice : « Je ne sais pas ce qui m'est arrivé ». Je les crois ! Ils ont été entraînés et n'avaient plus le discernement nécessaire sur les moyens d'exprimer leurs revendications. Ceux qui approuvent - ou ne désapprouvent pas - les violences sont des citoyens parfaitement insérés dans la société et ne sont pas violents par nature.

Le mouvement social des gilets jaunes se caractérise par l'horizontalité, il est spontané, improvisé, sans hiérarchie - quand une tête dépasse, elle est coupée !

Il s'entretient par les réseaux sociaux, se pérennise grâce à l'accompagnement exceptionnel que lui assurent les médias. Habituellement, une manifestation de 40 000 personnes n'intéresse pas les chaînes... Aujourd'hui elles en parlent 24 heures sur 24.

Autre caractéristique, sa durée : quatre mois, dix-neuf week-ends. Si la mobilisation a diminué, on ne voit pas, aujourd'hui, comment il pourrait refluer en deçà de 35 000 à 40 000 personnes. Le mouvement est dispersé, il touche Paris tous les week-ends, et la province, avec des foyers récurrents, comme à Bordeaux ou Toulouse, pendant un temps Caen et Rouen. Enfin, il est violent : à partir de revendications de fond, les premiers week-ends, on a glissé vers une idéologie anti-système, anti-tout, un combat contre la société. C'est un vrai sujet... Les revendications sont très hétérogènes, il est impossible d'y répondre !

Ce mouvement met à l'épreuve notre modèle de maintien de l'ordre, fondé sur la concentration de l'effort (or les rassemblements et les heurts se sont produits partout, jusqu'à La Réunion), sur la liberté d'action (l'adversaire prend l'initiative de nombreux rassemblements) et sur l'économie des moyens - l'engagement est maximal depuis quatre mois, entre 20 000 et 65 000 militaires engagés chaque semaine, 65 500 le 8 décembre, du jamais vu. La gendarmerie mobile a été engagée en permanence, avec des pointes à 105 ou 106 escadrons sur 108. C'est un changement opérationnel.

Cela nous a conduits à intensifier l'effort de renseignement en amont. Au début, on découvrait le phénomène ; à présent, on parvient à l'anticiper - les renseignements fournis par les services avant le 16 mars se sont d'ailleurs révélés exacts. Nous sommes devenus plus dynamiques, plus offensifs, avec 1 711 interpellations, 1 582 gardes à vue, en flagrant délit ou dans le cours des investigations ultérieures, et 4 193 infractions à la loi pénale. L'objectif est qu'aucun fait de délinquance ne demeure impuni. Car la violence a atteint un niveau extrême, comme lors de l'incendie du peloton d'autoroute de Narbonne : la veille, les auteurs buvaient le café avec les gendarmes ! Dans une bascule irrationnelle - car ce ne sont pas des casseurs natifs, ils sont insérés dans la société -, ils étaient pourtant prêts à brûler nos hommes !

Nous avons engagé la totalité de la palette des moyens. Des véhicules blindés de gendarmerie ont été déployés à Paris début décembre, comme auparavant à Notre-Dame des Landes, mais sous l'autorité civile du préfet de police qui détermine les moyens à employer. Des hélicoptères, depuis la mi-novembre, survolent les lieux de manifestation, retransmettant les images directement dans les postes de commandement, afin que l'autorité civile apprécie la situation et déplace les forces. La semaine dernière, des drones ont aussi été utilisés à Paris.

Cette crise nous a conduit aussi à réfléchir à la protection de nos hommes - car pas moins de 460 militaires ont été blessés, certains sévèrement, comme ce gendarme qui à Auxerre a eu la mâchoire cassée, avec 45 jours d'incapacité totale de travail : il portait pourtant une visière, ce qui donne une idée de la force avec laquelle le pavé a été projeté.

Cet événement et d'autres témoignent de la violence délibérée à l'encontre des forces de l'ordre, que je salue. Le 16 mars, quatre escadrons de gendarmerie étaient positionnés autour de l'Arc de Triomphe : dès 10 h 30 un assaut direct a été donné contre eux, les agresseurs ont même tenté d'emprunter un souterrain menant au monument, avec la volonté de reproduire les images vues en décembre. Il y avait des black blocs mais aussi des ultra-jaunes. N'importe qui peut être saisi par un phénomène de groupe et basculer dans la violence.

La conception de la manoeuvre, le 16 mars, ne relevait pas de ma responsabilité, nos 30 escadrons étaient mis à disposition du préfet de police. Ils avaient reçu leurs ordres la veille. La mobilisation avait été correctement évaluée, on a vu arriver quelques milliers de manifestants et des black blocs, comme annoncé. La gendarmerie mobile a été engagée en différents points de la capitale, car se déroulaient au même moment que la manifestation des gilets jaunes, la marche pour le climat et la marche contre les violences diverses. Ces deux dernières, déclarées, devaient être sécurisées.

On a dispersé les moyens en raison de la crainte de jonction des cortèges : les gilets jaunes voulaient en effet infiltrer la manifestation pour le climat, qui réunissait un nombre de manifestants bien supérieur. Cette contagion a été évitée, la manoeuvre a réussi. Aux Champs-Élysées, les escadrons étaient disposés autour de l'Arc de Triomphe et dans le bas de l'avenue, ces verrous étant destinés à éviter la dispersion des manifestants. Cela a réussi également, mais avec l'effet collatéral que l'on sait, car dans l'espace ainsi cloisonné, les manifestants ont eu une liberté d'action et ont commis des saccages.

La violence a été immédiate le 16 mars, alors que les autres semaines, les matinées étaient bon enfant, elles étaient le moment des retrouvailles à Paris ; puis au milieu de la journée on s'alimentait, en solide et en liquide ; la température montait, les fauteurs de troubles arrivaient, et cela crescendo jusqu'en fin de journée. Le 16 mars, d'emblée sont arrivés des gens venus pour casser. La violence a été immédiate, ce qui a créé la surprise. Les escadrons de l'Arc de Triomphe ont néanmoins rempli leur mission, au prix de 13 blessés, dont celui qui a eu la mâchoire fracturée. Nos hommes ont été très courageux face à ce déchaînement de violence. Songez qu'il a fallu les réapprovisionner en munitions, grenades lacrymogènes, F4, lanceurs de balles de défense (LBD) - pour lesquels nous utilisons partout les mêmes munitions, dites CTS. Il y a quatre LBD par escadron, et des LBD dans les pelotons de surveillance et d'intervention.

Nous avons été conduits à associer aux manoeuvres de maintien de l'ordre les forces de gendarmerie départementales : brigades, pelotons de surveillance et d'intervention mais aussi réservistes, jusqu'à 6 000 le 8 décembre. Je rends hommage à ceux-ci, car c'est grâce à eux que nous parvenons à exécuter nos missions, surtout dans ces circonstances.

Parmi les casseurs, y a-t-il de purs délinquants, venus uniquement pour piller, ou ont-ils tous un objectif que je n'ose qualifier de politique : s'en prendre à un certain nombre de symboles ?

Général Richard Lizurey. - Des délinquants, fin décembre, venaient en fin de journée uniquement pour faire les magasins, pour piller. C'était bientôt Noël... Ceux-là ne cherchaient pas l'affrontement avec les forces de l'ordre, au contraire. Il y en a encore quelques-uns, mais on voit surtout des combattants anti-institutions, anti-société. Ils veulent casser l'image plus que la vitrine, comme au Fouquet's, qui représente une société de consommation... dans laquelle, au quotidien, ils sont à l'aise.

Au plan national, le mouvement a fixé dans l'ensemble des territoires des forces qui ont dû être complétées par des réservistes, dites-vous. Le dispositif en a été rigidifié, d'importants moyens ont été absorbés sur tout le territoire ; dès lors, à Paris, il n'était pas possible d'atteindre tous les objectifs à la fois - c'est ce que j'ai compris de vos propos. Le 4 décembre, en audition, nous avions fait remarquer que les forces de l'ordre avaient été tenues en échec : les ministres nous ont répondu que non, qu'elles avaient rempli leurs objectifs. Autrement dit, protéger les pharmacies ou les voitures de luxe, ce n'était pas le premier objectif. Les pouvoirs publics constitutionnels devaient être gardés ; un barrage a été assailli à six reprises, il a failli être pris une fois. Vous dites pareillement que le 16 mars, un objectif était assigné, protéger l'Arc de Triomphe et maintenir des verrous en haut et au bas des Champs-Élysées pour éviter la dispersion. Ce qui se passe sur les Champs-Élysées relève des dommages collatéraux, car vous ne pouvez atteindre tous les objectifs à la fois.

Nos concitoyens ne voient pas les choses comme des professionnels ; pour eux, il y a eu un échec. Une femme et son enfant, après l'incendie de l'agence bancaire, auraient pu mourir... Ces auditions sont précieuses pour nous qui sommes les élus des Français, elles nous font percevoir de façon plus réaliste les difficultés.

Général Richard Lizurey. - Le maintien de l'ordre n'est pas une science exacte. Au vu des moyens, il faut définir une stratégie, des priorités : dispositif durci autour des institutions, avec des barre-ponts et des retenues ; effort sur certains points, comme l'Arc de Triomphe, dont on refusait qu'il puisse être souillé une seconde fois ...

Que n'aurait-on pas dit si cela s'était produit !

Général Richard Lizurey. - Les objectifs prioritaires ont été remplis, mais il était impossible d'être présent dans toutes les rues de Paris. Si l'on veut éviter absolument que des poubelles ou des voitures soient brûlées, il faut, soit retirer toutes les poubelles et toutes les voitures, soit interdire et décider que l'on ne circule plus sans autorisation ; or, cela s'appelle la dictature... Je le répète, le mouvement des gilets jaunes est particulier : on se promène en famille, et d'un coup l'on revêt son gilet. Chacun a le droit de se promener ! Et sur quel motif arrêter les personnes : port de gilet d'une certaine couleur ? Il n'est pas possible de tout maîtriser en permanence. Mais les principaux objectifs assignés le 16 mars ont été tenus.

Avec une limite au regard des attentes de nos concitoyens, émus par les violences. Si l'on voulait ajouter un autre objectif, éviter la casse aux Champs-Élysées, comment ferait-on ?

Général Richard Lizurey. - On interdit les attroupements et dès qu'un rassemblement se forme, on indique aux personnes qu'elles n'ont pas le droit d'être là, et l'on emploie la contravention ou l'expulsion.

La réponse du Gouvernement c'est en substance que lorsque l'attroupement est formé, l'État ne sait plus comment faire, et qu'il faut par conséquent empêcher ces attroupements, donc interdire les manifestations. On interdit le rassemblement et on intervient s'il se forme - on demande donc aux forces de sécurité de prendre le problème à la racine.

Général Richard Lizurey. - Il existe un seuil technique. La situation est gérable pacifiquement si l'on a affaire à un groupe de 50 ou 60 personnes ; on peut encore distinguer entre le noir du black bloc, le jaune des gilets, les journalistes, les touristes (car il y a en a !). En revanche face à 150 ou 200 personnes, le dialogue n'est plus possible, le phénomène de groupe l'emporte.

Debut de section - PermalienPhoto de Brigitte Lherbier

Vous avez mentionné les hélicoptères au service du renseignement. Il y a cinq ans lors d'émeutes urbaines, ils avaient été employés - ailleurs que dans une zone gendarmerie - et transmettaient de précieuses photographies. Avez-vous des photographies exploitables de casseurs ? Avez-vous sur ce point des échanges avec les services de renseignement, y compris sur les risques de terrorisme ? Dans le Nord, nous sommes attentifs à la question, car avons déjà connu des problèmes - la frontière est proche. Quels retours avez-vous sur les photographies ?

Général Richard Lizurey. - Les hélicoptères sont mis à disposition du préfet de police de Paris, ou des préfets de département. Je ne reçois pas les images, elles sont transmises directement à la préfecture de police, ainsi le préfet a la totalité des images, en temps réel et pour les archives. La préfecture de police a la main à 100% sur les hélicoptères à qui elle transmet ses instructions. Quant aux renseignements dont nous avons connaissance, ils sont immédiatement partagés entre la police et la gendarmerie, puisqu'ils sont ensemble « actionnaires » des services départementaux du renseignement territorial. Ceux-ci incluent d'ailleurs des gendarmes comme des policiers. Il y a bien une communauté du renseignement, avec un partage natif. Dans la partie haute du spectre, nous dialoguons aussi avec la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) - où sont détachés deux gendarmes de haut niveau, grâce à Laurent Nunez, qui a travaillé en ce sens dans ses anciennes fonctions au sein de cette direction. Cette arrivée de la gendarmerie à la DGSI a été une étape importante. Le partage du renseignement s'impose, puisqu'à la base, il s'agit de la même maison.

Debut de section - PermalienPhoto de Jacky Deromedi

À la suite des événements du 16 mars, plusieurs syndicats de policiers et associations de gendarmes ont déploré une stratégie de maintien de l'ordre trop statique et une mauvaise répartition des ressources humaines à Paris. Le ministre de l'intérieur nous a confirmé que de nombreuses forces mobiles avaient été employées à la sécurisation des lieux de pouvoirs et, hier, on nous a donné le chiffre de 12 compagnies de CRS affectées à la sécurisation du palais de l'Élysée. Comment assurer la sécurité de ces lieux sans affaiblir les dispositifs de maintien de l'ordre ? Le recours aux forces armées constitue-t-il une solution viable à long terme ?

Général Richard Lizurey. - Depuis la mi-novembre, un dispositif statique est déployé pour protéger les bâtiments officiels, et c'est incontournable ! Les 12 unités de forces mobiles chargées de sécuriser l'Élysée sécurisaient en fait d'autres institutions, y compris l'Assemblée nationale et le Sénat. Elles couvraient une zone relativement vaste. Quel serait l'impact psychologique, tant en France qu'à l'international, si, en l'absence de tout dispositif de protection, des manifestants parvenaient jusqu'au palais de l'Élysée ?

Le 16 mars, la difficulté était liée à l'organisation de plusieurs manifestations sur une même journée, ce qui a entraîné une dispersion des moyens mobilisés sur Paris.

L'armée a été sollicitée pour opérer ces gardes statiques, sans contact avec le public. Mais elle avait été mise à contribution lors de l'opération de Notre-Dame-des-Landes et, dans le cadre du mouvement des gilets jaunes, elle a déjà été mobilisée en décembre - pour chacun des actes IV et V, 5 unités de force mobile ont été dégagées. Ce n'est donc pas une nouveauté, dès lors que ces forces armées continuent d'intervenir sur des missions autres que celle de maintien de l'ordre.

Debut de section - PermalienPhoto de Muriel Jourda

Le Premier ministre a annoncé, la semaine dernière, la transformation des détachements d'action rapide - les DAR - en unités anti-casseurs, transformation qui s'accompagnerait d'un renforcement de leurs moyens. Alors que la doctrine française de maintien de l'ordre repose sur la spécialisation des forces, le fait de doter ces unités non spécialisées et non formées de prérogatives renforcées en matière de maintien de l'ordre ne crée-t-il pas une difficulté ? Le principe de telles unités a-t-il vocation à s'étendre au-delà de l'agglomération parisienne ?

Général Richard Lizurey. - La transformation des DAR en brigades de répression de l'action violente, ou BRAV, représente effectivement une évolution par rapport au principe de spécialisation des forces.

Toutefois, nous ne parlons pas tout à fait des mêmes missions. Ce dispositif a été instauré pour répondre à un besoin de mobilité, car les unités mobiles, dans le cadre de leur mission de maintien de l'ordre, disposent d'outils pour interpeller les individus au plus près. Mais, tenues de rester près de leur base, elles ne peuvent pas forcément intervenir pour un groupe de casseurs actif 300 ou 400 mètres plus loin. Sur Paris, des pelotons d'intervention de la Garde républicaine ont été mis à disposition dans la même perspective.

Se pose donc la question d'une formation adaptée permettant à ces unités de s'insérer dans un dispositif de maintien de l'ordre plus global. Nous ne revenons pas sur le principe de spécialisation, mais, dès lors que nous sommes contraints d'engager des forces qui ne sont pas des unités mobiles, nous devons procéder aux formations adéquates.

Les BRAV interviennent uniquement sur Paris ; ailleurs, on s'appuiera sur les sections de protection et d'intervention de quatrième génération de la police nationale, les SPI 4G, et sur les pelotons d'intervention des escadrons.

Debut de section - PermalienPhoto de Marie-Pierre de La Gontrie

Quelle a été l'évolution de la mobilisation de vos forces depuis le 1er décembre ? Nous avons l'impression que les dates du 1er décembre et du 16 mars ont constitué des pics.

On a beaucoup parlé des blessures causées par les tirs de lanceur de balle de défense, les LBD. La gendarmerie est considérablement moins mise en cause que la police. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

Les propos du ministre de l'intérieur, le changement de préfet de police de Paris et les remontées des syndicats en audition nous laissent penser qu'une difficulté a pu se poser, au sein de la police nationale, quant à la clarté du commandement. Ce ne semble pas être le cas pour la gendarmerie. Comment s'articule le commandement entre gendarmerie et police sur le terrain ?

Général Richard Lizurey. - Le 16 mars, 92 escadrons étaient à l'emploi, en incluant le socle des missions permanentes et des missions outre-mer. Le 8 décembre et le 23 mars, ils étaient 106, alors que le 17 novembre, nous avions commencé à 64 escadrons mobilisés. Les effectifs fluctuent selon l'analyse que nous faisons de la situation mais aussi parce que l'on ne peut pas durablement mobiliser 106 escadrons, sans s'exposer à des problèmes sociaux ou des difficultés budgétaires. Ma ligne rouge en la matière est fixée à 65 escadrons : en deçà de ce seuil, tout se passe normalement ; au-delà, c'est plus compliqué ! Dans le cadre du mouvement des gilets jaunes, cette ligne a été rapidement et durablement franchie.

En concluez-vous qu'une erreur d'interprétation a été commise le 16 mars ?

Général Richard Lizurey. - Non. Les forces mobilisées étaient suffisantes, au vu des éléments d'information dont nous disposions. À nouveau, c'est la dispersion, liée à la multiplication des manifestations parisiennes et à la nécessité de tenir la province, qui a posé problème.

Au sein de la gendarmerie, les tirs de LBD sont réalisés par un tireur formé, sous l'autorité d'un superviseur, et, si possible, couplés avec une prise vidéo, ce qui implique deux, voire trois intervenants.

On observe en fait que les forces spécialisées en maintien de l'ordre tirent beaucoup moins que celles qui ne le sont pas. La formation est donc un élément capital, permettant au fonctionnaire ou au militaire d'être en phase avec sa mission, d'être robuste et résilient. Or nous enregistrons actuellement de nombreuses annulations de stages au centre national d'entraînement de Saint-Astier en raison de la surmobilisation des forces. Ce pourrait être problématique à terme.

S'agissant de l'articulation du commandement, elle est relativement simple : la décision et la stratégie appartiennent à l'autorité civile, en l'occurrence le préfet ou son représentant ; la mise en oeuvre est du ressort du directeur départemental de la sécurité publique, du commandement de groupement ou du directeur de l'ordre public et de la circulation ; l'exécution est confiée au commandant d'escadron ou de CRS.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Bas

D'après ce que l'on nous a expliqué, le nombre d'escadrons engagés serait plus important, mais les effectifs par escadron plus faibles.

Général Richard Lizurey. - C'est exact. Toutefois, certains de nos militaires n'avaient eu qu'un week-end de libre entre la mi-novembre et le début du mois de janvier. Il y a des récupérations en semaine, mais, depuis le début de l'année, nous avons aussi été très mobilisés pour assurer la sécurité des autorités politiques intervenant dans le cadre du grand débat et, les gendarmes ayant des conjoints qui travaillent en semaine, nous devons pouvoir les libérer le week-end si nous voulons avoir des cellules familiales harmonieuses.

Debut de section - PermalienPhoto de Vincent Segouin

La brasserie Fouquet's a été incendiée le 16 mars. Sauf erreur, seul un couple, qui se vantait sur internet d'avoir dérobé des objets, a été interpellé. Avec les moyens dont nous disposons aujourd'hui, pourquoi ne sommes-nous pas capables d'identifier les incendiaires et de les arrêter ? Sachant le ratio d'un effectif mobilisé pour un manifestant, je suis surpris du volume des dégradations constatées. Enfin, on évoque l'emploi de produits de marquage codés, dits PMC. Cela va-t-il changer la donne ?

Debut de section - PermalienPhoto de Yves Détraigne

Face aux événements des dernières semaines, qui, hélas, ne sont pas totalement terminés, avez-vous le sentiment qu'il vous a manqué quelque chose, sur le plan juridique ou matériel ? Avons-nous tous les outils pour faire face à de telles flambées de violence ? L'expérience vous conduirait-elle à envisager certaines évolutions ?

Debut de section - PermalienPhoto de Pierre Frogier

En décembre dernier, devant cette commission, le ministre de l'intérieur a évoqué la formation d'un groupe de travail conjoint du ministère de l'intérieur et du ministère de la justice pour examiner une possible révision des modalités de maintien de l'ordre. Pouvez-vous nous faire part de ses principales conclusions ? Envisagez-vous de revoir la doctrine française du maintien de l'ordre, consistant principalement à maintenir à distance les assaillants ?

Général Richard Lizurey. - L'enquête sur l'incendie du Fouquet's a été confiée à la police judiciaire de la préfecture de Paris, la PJPP. Un couple a effectivement été interpellé, mais sans débouché sur le plan judiciaire. D'ailleurs - c'est une remarque personnelle -, j'observe une certaine bienveillance, notamment de la part des médias, pour ces personnes qui jugent normal de prendre des choses appartenant à d'autres. Avec une telle asymétrie de l'appréciation portée par une sorte de tribunal médiatique, la situation n'en est que plus dure à gérer.

Peut-on identifier qui a mis le feu ? Le dispositif vidéo de la préfecture de police de Paris compte une centaine de caméras, mais ne couvre pas la totalité du champ. En outre, l'identification des auteurs de faits n'est pas forcément aisée dans un mouvement de foule, d'autant qu'ils sont souvent masqués, grimés ou cagoulés. Mais les services de police judiciaire sont très efficaces et sauront retrouver les auteurs. Dans l'affaire de l'incendie du peloton de Narbonne, il a fallu un mois avant que l'on puisse commencer à tirer un fil, mais par la suite une dizaine de personnes ont pu être identifiées.

Le ratio évoqué d'un effectif mobilisé pour un manifestant valait pour l'ensemble de la place parisienne. Mais, à nouveau, d'autres manifestations étaient organisées en dehors de la concentration sur les Champs-Élysées. Si le rapport de force global était équilibré, il n'en allait pas de même de la répartition des forces.

Les produits marquants codés (PMC) ne changeront peut-être pas la face du monde, mais ce sont des outils complémentaires, qui permettront d'identifier de manière plus précise les fauteurs de trouble, notamment en vue des procédures judiciaires. Au lieu de devoir interpeller immédiatement l'individu, on le filme et on le marque. Ce marquage, sur la peau et les vêtements, dure très longtemps. La bombe étant à usage unique, il permet une identification individuelle. La vaporisation peut se faire jusqu'à 5 ou 7 mètres.

La doctrine de maintien de l'ordre évolue régulièrement. Elle a évolué avec l'expérience de Notre-Dame-des-Landes et nous allons la revoir en nous appuyant sur celle que nous avons acquise avec le phénomène des gilets jaunes.

Cette révision ira-t-elle jusqu'à opter pour le contact avec les manifestants ? Je ne suis pas sûr que la société française soit prête à accepter certaines évolutions. Il faut, me semble-t-il, conserver le principe du maintien à distance, qui permet de limiter le nombre de blessés de part et d'autre.

Nous a-t-il manqué quelque chose ? Au fil des semaines, nous avons pu répondre aux événements. Sur le plan juridique, nous pouvons désormais dresser des contraventions et nous avions les outils juridiques pour pouvoir instaurer le dispositif de contrôle autour de Paris. Quant au matériel, il faut continuer à le faire évoluer, mais nous disposons des outils pour faire face.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Bas

Pouvez-vous revenir un instant sur le problème de coordination entre unités de gendarmerie mobile et unités de CRS ? Aucun canal commun n'existerait en termes de communication...

Général Richard Lizurey. - À nouveau, sur la plaque parisienne, les ordres viennent de la préfecture de police et, sur le terrain, ce sont les commissaires de police qui donnent les directives aux escadrons. Ensuite, ceux-ci n'ont pas vocation à parler entre eux. Ce qui compte, c'est que l'autorité en charge du commandement puisse toucher les unités placées sous ses ordres et, sur la plaque parisienne, comme ailleurs, c'est le cas. S'agissant des moyens de transmission, les trois réseaux existants - Rubis de la gendarmerie nationale, Acropol de la police nationale et Antares des sapeurs-pompiers - disposent de passerelles techniques permettant de se parler, sachant que le ministère de l'intérieur travaille actuellement sur un réseau partagé.

Je vous remercie. Nous allons désormais entendre le directeur général de la police nationale.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Bas

Monsieur le directeur général, en décembre dernier, nous avons auditionné le ministre de l'intérieur, son secrétaire d'État et le préfet de police après les événements du 1er décembre à Paris, mais la gravité des événements du 16 mars nous ont poussés à reprendre une série d'auditions.

Après les événements du 1er décembre, nous espérions que tout était à peu près calé. Mais vous avez affaire à un mouvement extrêmement mobile et évolutif, et nous mesurons à quel point l'art est difficile en matière d'ordre public. Nous voulons donc y voir plus clair et apprécier les décisions récemment prises par le Gouvernement, notamment la mesure d'interdiction de manifester visant à éviter la formation d'attroupements dans certains quartiers.

Comment analysez-vous la situation du 16 mars et les mesures prises pour éviter la répétition de ce genre d'événements ?

Debut de section - Permalien
Éric Morvan, directeur général de la police nationale

Le rôle du directeur général de la police nationale est important. À la fixation du cadre général de l'action des forces de police en France, s'ajoutent la préparation du cadre juridique, la définition des éléments de doctrine et la gestion des moyens budgétaires et humains, en relation étroite avec le cabinet du ministre et la gendarmerie nationale.

Je précise que j'ai sous ma responsabilité le service central du renseignement territorial, le SCRT. Même si le mouvement des gilets jaunes est un mouvement en mutation, difficile à appréhender, ce service joue un rôle majeur en matière d'anticipation.

Au plan opérationnel, je suis associé à toutes les réunions, autour du ministre, pour préparer les différents événements. J'étais présent à la réunion ayant suivi le 1er décembre, pour tirer les enseignements des actes très graves qui avaient été commis à l'Arc de Triomphe. Il en est de même avant chaque samedi de manifestation.

J'ai aussi un rôle particulier, consistant à assurer la répartition des forces mobiles sur le territoire national, y compris à Paris.

Enfin, j'adresse chaque semaine des consignes générales à l'ensemble des directeurs centraux de la police nationale. En effet, toutes les directions contribuent à l'effort actuel, soit en termes de ressources humaines - les brigades de recherche et d'intervention de la police judiciaire, par exemple, ont été engagées pour prêter main forte aux unités de sécurité publique sur le terrain -, soit en raison de compétences particulières - c'est le cas de la police aux frontières pour l'emploi de drones. Ces consignes prennent en compte ce que nous avons appris des épisodes précédents et les informations remontant des services du renseignement territorial, ce qui nous conduit à réorienter l'allocation des forces ou à donner des instructions en termes de postures tactiques.

Le rôle opérationnel direct revient, à Paris, à la préfecture de police et, en province, aux préfets de zone. Ces derniers jouent au sein de leur zone un rôle d'allocation des forces, notamment pour les forces mobiles. Il me revient de répartir entre les préfets de zone les moyens, à charge pour eux de les allouer à chacun des préfets de département ou de police.

En raison de la viralité des mouvements en cours, nous sommes amenés à concentrer les forces mobiles dans certaines agglomérations, si bien que nombre de villes ne peuvent compter que sur les forces territoriales.

Durant les manifestations elles-mêmes, l'unité de coordination des forces mobiles qui dépend de moi peut aussi être amenée à réallouer les forces déjà mobilisées sur le territoire selon l'évolution de la situation.

Le samedi, nous avons en général trois visioconférences, à 11 h 30, 15 h 30 et 18 h 30 ; elles sont le plus souvent présidées par le ministre. Elles permettent l'échange des informations opérationnelles entre les différentes directions et les préfets de zone ; cet échange peut déboucher sur la réallocation de certaines forces en fonction de la configuration du moment.

Ce type de réallocation peut aussi être décidé à l'occasion de formes particulières du mouvement, comme les manifestations nocturnes qui ont été organisées à certaines dates.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Bas

Nous souhaitons comprendre pourquoi la situation a été si critique le 16 mars sur les Champs-Élysées. La responsabilité en revient-elle à la distribution des moyens ?

Debut de section - Permalien
Éric Morvan, directeur général de la police nationale

Il m'est évidemment difficile d'imputer des responsabilités...

Les services de renseignement avaient très correctement anticipé la physionomie des manifestations et la concentration des événements sur Paris. L'allocation des forces a été décidée en fonction de ces informations et environ quarante équipes de forces mobiles ont été mobilisées sur Paris.

Le maintien de l'ordre à Paris présente des difficultés particulières. Les enjeux y sont colossaux : si l'on peut imaginer, voire accepter, qu'une ville de province, même grande, soit bloquée quelques heures, ce serait inimaginable à Paris. Par ailleurs, chacun a perçu dans ce mouvement, notamment dans l'expression publique de certains de ses leaders, une désinhibition vis-à-vis des lieux de pouvoir et des attributs habituels de la République - je vous rappelle que les forces de l'ordre se sont battues aux abords du Sénat et de l'Assemblée nationale pour éviter des intrusions.

À Paris, une part significative des forces employées, entre neuf et douze sur la quarantaine disponible, est destinée à sécuriser le périmètre des institutions, en particulier ce qu'on appelle parfois le « triangle d'or » formé par le ministère de l'intérieur, l'Élysée et les ambassades des États-Unis et du Royaume-Uni. Je rappelle que, au début du mouvement, des manifestants ont pu remonter la rue du Faubourg Saint-Honoré et se sont approchés à environ 150 mètres de l'Élysée. La protection des lieux de pouvoir constitue une contrainte forte du maintien de l'ordre à Paris ; elle cristallise nécessairement des forces.

Les forces de l'opération Sentinelle n'ont d'ailleurs pas été utilisées pour la protection de ces lieux, mais plutôt pour celle de certaines ambassades. Il ne pouvait pas être question d'affecter des militaires à la protection de ce fameux « triangle d'or », car le dispositif dans cette zone est régulièrement « testé » par les manifestants.

En outre, la configuration de Paris est particulière : sécuriser l'avenue des Champs-Élysées requiert un nombre de forces important. J'insiste donc sur les différences qui peuvent exister en termes de maintien de l'ordre entre Paris et la province.

Le 16 mars, la préfecture de police disposait en tout cas du nombre de forces qu'elle avait demandé. Bien sûr, il est tentant de vouloir refaire le film après les événements, mais on peut tout de même penser que l'initiative et la mobilité ont manqué ce jour-là. Dès le début de la matinée, nous avons bien constaté que les personnes qui se regroupaient avaient des intentions hostiles. J'imagine aussi que la stratégie mise en place visait en partie à contenir les casseurs dans un périmètre précis, en l'occurrence les Champs-Élysées, pour éviter une trop grande dispersion dans Paris, comme cela a pu avoir lieu à d'autres occasions.

Je comprends le choix stratégique de concentrer ainsi les casseurs - cependant, on ne pouvait guère imaginer que la casse atteigne un tel niveau -, mais je comprends aussi qu'un tel choix n'est pas évident à appréhender.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Bas

Pour bien comprendre, le choix de poser des verrous en bas et en haut des Champs-Élysées était selon vous rationnel, mais il impliquait une difficulté particulière, si l'on voulait éviter les abcès de fixation et maîtriser le déferlement de la violence.

Debut de section - Permalien
Éric Morvan, directeur général de la police nationale

C'est effectivement l'enseignement que nous pouvons tirer de ces événements. C'est d'ailleurs à la suite de ce constat que l'interdiction de manifester sur les Champs-Élysées a été décidée ; c'est une décision qui est bienvenue, car elle permet notamment d'éviter tout début de concentration de groupes hostiles.

De manière générale, nous devons être conscients que l'ordre public n'est pas une science exacte. Il se situe toujours sur un chemin de crête - critiques sur une atteinte aux libertés, d'un côté, nécessités de garantir la sécurité et d'éviter des destructions, de l'autre - et ses modalités ne peuvent que fluctuer selon les circonstances.

Debut de section - PermalienPhoto de Brigitte Lherbier

Combien de temps une telle pression peut-elle peser sur les forces de l'ordre ? Constatez-vous un phénomène d'usure, notamment psychologique ? Si oui, comment l'enrayer ?

Debut de section - Permalien
Éric Morvan, directeur général de la police nationale

Je dirais volontiers que les choses n'ont déjà que trop duré ! La fatigue est évidente - chacun le reconnaît, y compris le ministre - et c'est un sujet de préoccupation, car elle amplifie le risque d'un mauvais geste. Il me semble que personne n'a intérêt à ce que la situation perdure ainsi.

Le mouvement a connu une mutation : nous ne sommes plus face aux personnes qui étaient sur les ronds-points ; des groupes opportunistes sont apparus, ils contestent les institutions, l'ordre républicain ou le capitalisme et s'en prennent à tous leurs symboles.

Debut de section - PermalienPhoto de Brigitte Lherbier

Le mouvement des gilets jaunes existe quand même encore...

Debut de section - Permalien
Éric Morvan, directeur général de la police nationale

Oui, mais une fraction s'est radicalisée. En outre, nous pouvons tous noter la passivité d'un certain nombre de manifestants devant les événements violents : beaucoup préfèrent filmer plutôt que d'aider à éteindre un début d'incendie ! Cette passivité me paraît coupable. Le mouvement n'obéit plus aux mêmes ressorts et on ne peut plus se permettre de distinguer, en cas d'incident, les manifestants actifs et passifs. Évidemment, certains manifestants restent sincères, mais la typologie globale a largement changé.

Pour le 16 mars, les services de renseignement avaient anticipé la concentration des manifestants à Paris, la volonté d'en découdre avec les forces de l'ordre et la montée d'éléments ultras venant de province - d'ailleurs, nous avons constaté très peu de manifestants dans des villes, où la contestation est habituellement forte comme Rennes ou Nantes.

Debut de section - Permalien
Éric Morvan, directeur général de la police nationale

Pour revenir à la fatigue, oui, elle est réelle, tant pour les forces mobiles, CRS ou gendarmes, que pour les forces territoriales. En effet, les forces mobiles ont été concentrées dans les agglomérations qui sont « abonnées », si vous me permettez cette expression, aux violences - je ne pense pas seulement à Paris. De ce fait, les villes plus petites ne peuvent souvent compter que sur les forces territoriales, alors même que les manifestations se répètent presque toutes les semaines. Quelques symptômes, notamment en termes de nombre d'arrêts maladie, montrent cette fatigue et attirent notre attention, mais ils restent à un niveau bas pour l'instant.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Bas

Vous avez décrit ces essaims de frelons qui se forment, notamment en provenance de l'ultra-gauche, venant de diverses villes de province. Pour le 23 mars, vous n'avez manifestement pas eu de signaux vous alertant d'une telle convergence. Finalement, plusieurs mois se sont écoulés entre les événements très violents du 1er décembre et ceux du 16 mars : pensez-vous que de tels événements peuvent se reproduire dans quelques semaines ou mois ?

Parmi les décisions prises à la suite du 16 mars, il me semble que la plus importante est sans doute celle de ne pas attendre que des abcès de fixation se soient constitués pour intervenir. C'est une décision préventive forte et vous espérez évidemment être plus efficaces en intervenant tôt. Cependant, ce nouveau mode d'action n'a pas encore été confronté à la réalité. Quels risques êtes-vous susceptibles d'assumer, si vous passez immédiatement à l'offensive en cas de convergence d'agresseurs ?

Debut de section - Permalien
Éric Morvan, directeur général de la police nationale

Encore une fois, il faut distinguer Paris et la province. À Paris, il y a une culture, historique, de la position, plus que de la mobilité. Cela tient à différents facteurs : le nombre d'intérêts vitaux à protéger, l'habitude des organisateurs de manifestations de les déclarer, la présence de cortèges structurés et encadrés... Finalement, le maintien de l'ordre consistait principalement à délimiter le parcours pour éviter les accidents de circulation, à éviter les dérapages sur les flancs de la manifestation et à contrôler sa dispersion, moment toujours un peu compliqué. Cette posture, assez statique, était permise par le nombre de forces positionnées dans la capitale. Cette culture parisienne a été fragilisée par l'évolution récente des modes d'expression. En province, les schémas tactiques étaient traditionnellement plus dynamiques.

Debut de section - PermalienPhoto de Muriel Jourda

Le Premier ministre a annoncé que les détachements d'action rapide (DAR) créés au mois de décembre par la préfecture de police allaient être transformés en des brigades de répression contre l'action violente, appelées BRAV, disposant de moyens d'action et d'interpellation renforcés. Or ces forces ne sont pas spécialisées dans le maintien de l'ordre, ce qui pourrait être contraire à la doctrine habituelle en la matière ; cela ne crée-t-il pas une difficulté ? Ce dispositif va-t-il être transposé en province, puisque beaucoup de villes connaissent finalement, vous l'avez dit, des phénomènes similaires à ceux que Paris a connus ?

Debut de section - Permalien
Éric Morvan, directeur général de la police nationale

Le concept des DAR est en fait assez ancien, même si les acronymes ont varié... Il existe en province sous la forme des dispositifs mixtes de protection et d'interpellation (dits DMPI), qui sont étroitement articulés avec les forces mobiles. Les dispositifs sont constitués d'agents des compagnies d'intervention, des brigates anti-criminalité, etc. Ces unités participent très fréquemment à des opérations de maintien de l'ordre, même si cela ne constitue pas leur coeur de métier.

De ce point de vue, il existe, il est vrai, une différence entre la gendarmerie et la police. Dans la police, l'ordre public fait partie intégrante des missions des forces territoriales, alors que, dans la gendarmerie, la spécialisation est plus forte. La police n'a pas les moyens d'adopter une telle spécialisation, car elle doit davantage s'adapter aux événements. Nous avons d'ailleurs mis des outils en place pour gérer cette posture tactique, par exemple grâce à la coordination entre les zones de défense. En tout cas, les policiers du quotidien, si je peux les qualifier ainsi, sont régulièrement amenés à gérer des situations de maintien de l'ordre. La question qui se pose alors est celle de la formation : nos agents doivent être formés pour les missions qu'ils sont amenés à remplir.

Début janvier, le Premier ministre a annoncé l'actualisation du schéma national d'ordre public. Certains ont parlé d'une évolution de la doctrine, ce qui ne me semble pas être le cas. À mon sens, le principe de distanciation que nous utilisons est le bon ; d'ailleurs, de nombreuses délégations étrangères viennent en France l'étudier et s'y former. Nous ne devons pas avoir honte de notre doctrine et certains ont trop tendance à oublier les événements, parfois catastrophiques, qui ont eu lieu à l'occasion de certaines grandes réunions internationales - je pense par exemple au G8 de Gênes ou au G20 de Hambourg...

L'idée d'actualiser le schéma national d'ordre public est très intéressante, d'autant plus si cette actualisation permet une articulation avec le schéma national d'intervention des forces de sécurité qui a été adopté à la suite des attentats de 2015 et qui permet de définir le rôle de chacun en cas d'attaque terroriste. L'émergence des réseaux sociaux, la viralité des informations et les capacités de mobilisation qui en découlent ne peuvent que modifier les modèles anciens, qui s'appuyaient sur d'autres principes, notamment l'organisation des manifestations par des syndicats.

Debut de section - Permalien
Éric Morvan, directeur général de la police nationale

Le changement de paradigme est évident : nous pouvons moins anticiper pour positionner les forces et les forces territoriales doivent être en capacité de contenir, dans un premier temps, une manifestation, ce qui a des conséquences sur la spécialisation.

Debut de section - PermalienPhoto de Vincent Segouin

Monsieur le directeur général, vous donnez l'impression que, le 16 mars, la mission a été remplie...

Debut de section - Permalien
Éric Morvan, directeur général de la police nationale

Pas du tout ! Le 16 mars comme le 1er décembre, en particulier l'attaque de l'Arc de Triomphe, ont été des échecs.

Debut de section - PermalienPhoto de Vincent Segouin

J'ai compris que la priorité consistait à défendre des lieux stratégiques et à contenir les manifestants à un endroit, ce qui a été plutôt réussi, mais pas à protéger l'avenue des Champs-Élysées. Est-ce bien ce que le cahier des charges prévoyait ?

Debut de section - Permalien
Éric Morvan, directeur général de la police nationale

Le cahier des charges ne prévoyait pas de laisser casser les Champs-Élysées !

Debut de section - PermalienPhoto de Vincent Segouin

On nous a expliqué que tout était très organisé, mais que les réseaux sociaux modifiaient la donne. Or il semble que l'organisation prévue correspondait à des manifestations d'un type ancien et que la nature des manifestations actuelles a profondément changé, notamment du fait de l'émergence de la jeunesse anarchiste.

Debut de section - Permalien
Éric Morvan, directeur général de la police nationale

Nous assistons en effet à une mutation de l'expression contestataire : nous ne sommes plus face à des syndicats, mais face à des leaders de circonstances, ainsi qu'à une spontanéité et une viralité nouvelles. En outre, les médias, notamment ceux qui diffusent de l'information en continu, jouent un rôle grossissant. C'est pourquoi l'idée d'actualiser le schéma actuel est intéressante afin d'améliorer nos capacités de réaction.

Vous recevrez la semaine prochaine le nouveau préfet de police de Paris, il pourra aussi vous éclairer sur la manière dont les choses se sont passées à Bordeaux et sur les conclusions qu'il en a tirées. Je pense qu'il pourra vous confirmer qu'en tant que préfet il aurait eu besoin de l'ensemble des forces de sécurité disponibles sur le département, mais que le schéma actuel ne lui permettait pas de mobiliser les 1 800 gendarmes positionnés à l'extérieur de la métropole.

Nous devons donc mener une véritable réflexion sur la manière de bien articuler les forces de sécurité. Je ne défends pas une logique du « toujours plus » - je mets un peu à part les CRS, qui ont perdu des effectifs et dont la moyenne d'âge est la plus élevée parmi les directions de la police nationale, ce qui est assez contre-intuitif au regard de leurs missions... Une telle logique n'est sans doute pas utile et ne serait de toute façon soutenable ni budgétairement ni en termes de capacités de formation, mais nous devons mieux utiliser les ressources dont nous disposons.