Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, monsieur le président de la commission des lois, madame la rapporteure, mes chers collègues, le 21 avril dernier, des hommages ont résonné tout autour du globe pour pleurer le décès de Polly Higgins. Cette avocate écossaise s’était fait connaître pour son combat acharné en faveur de la reconnaissance de l’écocide. L’écocide, à savoir la destruction d’un écosystème, est un concept discuté depuis plusieurs dizaines d’années dans le champ juridique international.
Quelques pays l’ont intégré dans leur législation nationale, à l’image du Vietnam, particulièrement marqué par la catastrophe de l’agent orange.
De Paris à Nairobi, de New York à Sydney en passant par Bangkok, les citoyens du monde entier, en grande majorité des jeunes, se mobilisent pour exiger des gouvernements qu’ils agissent enfin, ou plutôt qu’ils accélèrent leurs efforts, contre le dérèglement climatique.
Tandis que les rapports alarmants s’accumulent – un jour sur le climat, l’autre sur l’extinction des espèces –, c’est bien la jeunesse qui se montre la plus responsable en tirant le signal d’alerte. À nous, responsables politiques, d’entendre ce cri d’urgence. À nous d’apporter des réponses concrètes, en nous montrant à la hauteur des attentes des citoyens et des enjeux du XXIe siècle. Toutes les solutions ne se situent pas dans le champ législatif, mais c’est bien en votant des lois aux philosophies nouvelles que nous pourrons accompagner la société civile dans ce combat qui nous occupera pour les décennies à venir, à savoir la sauvegarde de la planète.
Trop longtemps, nous nous sommes reposés sur l’idée selon laquelle les êtres humains étaient assez intelligents et assez raisonnables pour maîtriser eux-mêmes leurs dérives et préserver la planète. Une telle logique témoigne d’un orgueil démesuré. Elle nous a condamnés à l’inaction en matière environnementale.
La proposition de loi du groupe socialiste et républicain entend précisément rompre ce cercle vicieux. Elle vise à poursuivre et à punir les crimes les plus graves, qui portent atteinte de manière irréversible à la « sécurité de la planète », pour reprendre les mots de Mireille Delmas-Marty, en inscrivant dans le droit pénal la reconnaissance du crime d’écocide.
La notion d’écocide marque l’interdépendance entre les écosystèmes et les conditions d’existence de l’humanité. Le terme d’écocide s’inscrit dans le prolongement direct de la Charte de l’environnement, qui proclame dans son préambule que « l’avenir et l’existence même de l’humanité sont indissociables de son milieu naturel ».
L’article 1er du texte définit l’écocide comme « le fait, en exécution d’une action concertée tendant à la destruction ou dégradation totale ou partielle d’un écosystème, en temps de paix comme en temps de guerre, de porter atteinte de façon grave et durable à l’environnement et aux conditions d’existence d’une population ».
Les exemples ne manquent pas pour illustrer les conséquences extraordinairement néfastes que peut avoir l’activité humaine sur la qualité de l’air, de l’atmosphère, des sols, des eaux, des milieux aquatiques, de la faune et de la flore.
La criminalité environnementale est en croissance. Quoi de plus normal ? Un kilo de corne de rhinocéros peut valoir plus cher qu’un kilo de cocaïne, et fait courir moins de risques aux personnes impliquées. En ce sens, il me paraît bienvenu de redéfinir l’échelle des valeurs protégées. À quelles valeurs la société attache-t-elle une importance toute particulière ? Placer l’atteinte irréversible à l’environnement parmi les crimes les plus graves aurait valeur d’exemple.
Avec cette proposition de loi, le groupe socialiste souhaite poser les jalons d’un droit pénal de l’environnement permettant de lutter rigoureusement contre la criminalité environnementale et de punir sévèrement les auteurs de ces actes.
Le Sénat a su, par le passé, être précurseur sur les questions environnementales, notamment en faisant adopter la notion de « préjudice écologique » grâce à une proposition de loi déposée par notre collègue Bruno Retailleau. Il s’agit maintenant d’aller plus loin dans le combat pour la préservation de la planète. Avec l’examen de cette proposition de loi, je vous invite, mes chers collègues, à dépasser les logiques partisanes et à faire preuve de responsabilité collective. N’attendons pas qu’une nouvelle catastrophe écologique survienne pour légiférer !
Cette proposition de loi ne revendique aucune perfection législative. Rares sont d’ailleurs les initiatives parlementaires à pouvoir s’en prévaloir !
Certains, comme Mme la rapporteure, ont reproché à ce texte un manque de précision. D’autres observateurs, que vous avez reçus, madame la rapporteure, jugent au contraire qu’il corsèterait trop le champ d’application de l’écocide et ne serait pas applicable. J’aurais beau jeu de renvoyer ces deux avis divergents dans leurs cordes pour prétendre à une forme d’équilibre législatif…
Mais les sénateurs socialistes connaissent la nécessité d’aboutir à des lois largement acceptées pour être efficaces. Aussi, je répondrai aux critiques par une main tendue, tant vers la droite de l’hémicycle que vers Mme la secrétaire d’État.
Madame la rapporteure, chers collègues de la majorité sénatoriale, le préjudice écologique cher à M. Retailleau avait exigé plusieurs années de discussion et de navette parlementaire pour aboutir. Certains parmi vous ont pointé les progrès que notre législation peut encore accomplir en matière de protection de l’environnement. Dans notre département, madame Mercier, la population avait été choquée par les faibles peines auxquelles avaient été condamnés les responsables de la pollution de la décharge de Montchanin, dont les origines remontent à 1979. La semaine dernière, le pays entier s’est ému de voir Vinci polluer de manière très significative la Seine dans le cadre d’un chantier du Grand Paris. Que risque Vinci ? 75 000 euros d’amende ! Voilà pourquoi nous devons revoir, dans notre pays, l’échelle des peines pour ce qui concerne la criminalité environnementale.
Dans mon esprit, la pollution provoquée par Vinci est grave. Elle ne constitue pas pour autant un écocide, qui a vocation à incarner le pire du pire en matière de criminalité environnementale. J’espère d’ailleurs que la qualification d’écocide sera utilisée le moins souvent possible. Le but, c’est que les peines encourues soient dissuasives.
Plusieurs conceptions de l’écocide s’affrontent. Nous avons échangé avec Mme Esther Benbassa, Mme Sophie Taillé-Polian a signé ce texte, et des collègues de plusieurs groupes ont déposé des amendements. Plusieurs partis défendent, chacun avec sa sensibilité, le concept d’écocide au niveau européen dans le cadre des prochaines élections des eurodéputés.
Nous avons aussi entendu les remarques de Mme Valérie Cabanes, juriste reconnue en la matière, qui souhaiterait objectiver l’atteinte irréversible à l’environnement en s’appuyant sur le concept de limites planétaires. Mme Cabanes, dont l’engagement et la technicité juridique au service de la reconnaissance du crime d’écocide sont indéniables, s’est exprimée à l’ONU le 22 avril dernier à l’occasion de la journée de la Terre.
D’autres considèrent au contraire que le droit français existant est suffisant. C’est sans doute la vision défendue par le Gouvernement et l’administration, mais des intervenants reconnus pour leurs compétences en droit de l’environnement nous ont fait part de leur scepticisme quant à cet état de fait. Même après l’adoption du projet de loi pour la reconquête de la biodiversité, des progrès sont attendus.
Notre groupe a d’ailleurs, en la matière, d’autres propositions à avancer ; en témoignera notamment une proposition de loi que Mme Bonnefoy déposera prochainement.
Mes chers collègues, les lacunes de notre arsenal juridique encouragent le jeu mortifère de la destruction de l’environnement. Nous nous abstenons de combler ce vide, alors même que nous avons pleinement connaissance des agissements de criminels ou d’entreprises malveillantes.
En prenant l’initiative, nous pouvons ouvrir la voie à d’autres pays et à la conclusion de traités internationaux. Rappelez-vous, mes chers collègues, ce qui nous était expliqué, il y a deux ans à peine, à propos de la loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères : on nous avait dit qu’elle placerait l’entreprise France en faillite et qu’elle obérerait les intérêts économiques de nos champions nationaux. Elle est aujourd’hui prise en exemple en Suisse, en Allemagne et au niveau européen. Surtout, elle contribue, à son niveau, à améliorer les conditions de travail dans les usines textiles du Bangladesh.
Madame la secrétaire d’État, le Gouvernement nous répondra probablement – je le comprends, même si j’espère encore me tromper – qu’il n’est pas prêt aujourd’hui à faire entrer l’écocide dans le droit pénal national. Je ne partage pas cet avis, …