Vous comprendrez que, sur ce sujet, on puisse exprimer certaines inquiétudes.
Revenons sur les deux objectifs qui président à ces deux aspects. Le premier est un objectif de rendement, ne nous leurrons pas. Il s’agit de disposer des moyens nécessaires pour financer les mesures d’urgence qui ont été votées ici sur proposition du Gouvernement en réponse à la fameuse crise que le pays a connu en fin d’année. Le second, que nous partageons, est un objectif d’équité fiscale envers les géants du numérique, les Gafa. Nous nous rejoignons tous sur ce point.
Nous ne contestons pas ces objectifs et nous pouvons même les partager.
Quant aux deux mesures que nous examinons, la création d’une taxe sur les services numériques et la modification de la trajectoire de baisse de l’impôt sur les sociétés, elles étaient annoncées depuis la fin de l’année 2018 et ne sont donc pas des surprises. Elles ne constituent pas, pour autant, des réponses satisfaisantes.
Tout d’abord, l’adoption de 10, 8 milliards d’euros de dépenses supplémentaires votées dans l’urgence, de manière un peu contrainte, bouleverse l’équilibre budgétaire. Nous nous souvenons tous des conditions désastreuses dans lesquelles ces mesures ont été adoptées en loi de finances. Le Gouvernement avait alors annoncé qu’il mettrait les grandes entreprises à contribution dès 2019. L’objectif était clair : il s’agissait de reprendre d’une main ce que l’on avait donné de l’autre, de récupérer ainsi une partie du gain de trésorerie dont les entreprises ont bénéficié grâce à la bascule du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi en baisse de charges. C’est l’objet de l’article 2, qui doit rapporter 1, 7 milliard d’euros, comme vous venez de nous le confirmer, sur les 2, 1 milliards de recettes attendues dans le présent projet de loi.
De nouvelles recettes sont prévues, donc, alors que vous avez été silencieux sur les dépenses. Certes, 1, 5 milliard d’économies sont annoncées sur le budget de l’État en 2019, mais personne ne sait aujourd’hui d’où elles proviendraient.
Cette nouvelle trajectoire signifie incontestablement qu’il y aura une contribution exceptionnelle, sous forme de fiscalité supplémentaire par rapport à ce qui était annoncé, pour les 765 grandes entreprises concernées.
Or nous avons un désaccord : vous nous dites que l’objectif reste 2022, mais, à mon sens, cette modification envoie un très mauvais signal en matière de stabilité fiscale aux investisseurs internationaux, puisqu’il s’agit de revenir sur un engagement.
Notre inquiétude naît, monsieur le ministre, de ce que vos récentes déclarations laissent entrevoir, au-delà de cette mesure exceptionnelle portant sur la seule année 2019, une prolongation du dispositif. Nous craignons que vous nous fassiez le même coup dans le projet de loi de finances pour 2020, ainsi que la lecture attentive du programme de stabilité pour les années 2019 à 2022 le laisse penser.
En effet, les fonds manquent d’ores et déjà et vous nous annoncerez sans doute lors de l’examen du prochain projet de loi de finances que vous reportez de nouveau cette baisse de l’impôt sur les sociétés, au moins pour les grandes entreprises. Vous affirmiez pourtant encore à l’instant que l’objectif reste d’atteindre un taux de 25 % en 2022.
Nous serons très vigilants sur ce point ; au-delà de cette année un peu exceptionnelle, une nouvelle modification de la trajectoire de baisse serait évidemment inacceptable.
Une question se pose pourtant : dès lors que l’on diffère la baisse, comment parvenir au niveau voulu en 2022 ? En effet, en cas de nouveau report en 2020, la marche serait encore plus haute, puisque le maintien d’un objectif de taux à 25 % à partir de 2022 induirait une perte de recettes de 6 milliards d’euros en deux ans pour l’État. Cela me semble difficilement soutenable, compte tenu des autres baisses que vous avez annoncées, en particulier en matière d’impôt sur le revenu. Cet engagement n’est pourtant pas un cadeau, mais une nécessité pour notre économie : il y va de notre compétitivité au niveau international.
J’en viens maintenant au premier point, qui est au cœur de notre débat : la création de cette taxe à la française sur les services numériques. Vous l’avez rappelé, il est apparu clairement, en décembre dernier, que la solution temporaire proposée par la Commission ne pouvait être acceptée – je ne reviens pas sur le problème de la règle de l’unanimité ; le Gouvernement a donc proposé de transcrire cette proposition européenne dans notre droit national. Tous les orateurs le diront sans doute, nous ne pouvons que partager cet objectif. Personne ne conteste, en effet, que nombre de sociétés ne paient pas un juste impôt en France et qu’il convient d’y remédier.
Toutefois, la taxe qui nous est proposée est loin d’être parfaite et pose des difficultés juridiques et pratiques. Il est ainsi proposé d’introduire une taxe de 3 % sur le chiffre d’affaires des grandes entreprises, une solution de court terme qui avait été proposée par la Commission européenne. Visant une trentaine de groupes, cette taxe concernerait uniquement les services reposant sur le travail gratuit fourni par les utilisateurs.
Cependant, depuis la lettre que vous avez signée à l’été 2017 pour appeler de vos vœux une solution européenne, le contexte a singulièrement changé au niveau international. Pascal Saint-Amans le disait la semaine dernière, les négociations à l’OCDE progressent à grands pas et nous sommes relativement proches d’une solution, grâce, notamment, à l’évolution de la position américaine. Des avancées importantes auraient d’ores et déjà été actées et laisseraient entrevoir un accord, sans doute d’ici à la fin de 2021.
En matière fiscale, la France a parfois fait beaucoup de mousse, mais dans la réalité, la position américaine, comme dans le cas de la réglementation Fatca – pour Foreign Account Tax Compliance Act –, ou les avancées obtenues au sein des instances internationales, telles que l’OCDE ou les G7, jouent un rôle beaucoup plus important que les évolutions unilatérales.
C’est pourquoi la commission a souscrit à l’objectif de répondre rapidement à l’inadaptation des règles actuelles du système fiscal international au regard de la numérisation des échanges dont peuvent bénéficier les entreprises du numérique.
Je rappelle, à cet égard, que l’écart de taxation chiffré par la commission entre les multinationales traditionnelles et celles du numérique est de quatorze points. À mon sens, seule une solution internationale, au niveau de l’OCDE, serait efficace. Une telle solution peut maintenant être envisagée à court terme – 2021, c’est demain. C’est pourquoi la commission a expressément inscrit dans le projet de loi le caractère temporaire de la taxe nationale proposée, cantonnant son application à trois exercices, de 2019 à 2021.
Vous indiquez, monsieur le ministre, qu’en agissant ainsi, nous serions battus en rase campagne ; mais l’OCDE nous dit au contraire que, pour aider aux négociations internationales, il faut fixer un terme à notre dispositif. Après trois ans, nous basculerons dans le dispositif de l’OCDE qui prendra sans doute le relais. Si nous ne parvenions pas à nous accorder et qu’une solution n’était pas trouvée en 2021, nous prolongerions la taxe nationale. Ce qu’une loi fait, une autre peut le défaire !