« L’impôt finira par absorber la totalité des revenus et entamera le capital, restreignant l’épargne et la production, forçant les capitaux à se cacher ou à fuir. » Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, ces paroles catastrophées furent prononcées par l’économiste libéral Paul Leroy-Beaulieu, en 1908, alors qu’était discutée l’une des premières initiatives parlementaires visant à établir, en France, un impôt sur le revenu. Six ans plus tard, dans ce même hémicycle, alors que nos prédécesseurs se préparaient à adopter la loi Caillaux instituant cet impôt, l’opposition de droite accusait « le Sénat d’avoir perdu toute dignité ».
J’ai souhaité entamer mon intervention par ces propos, car ils illustrent les débats, les exagérations, les craintes qui, souvent, accompagnent les projets structurants de certaines époques.
À l’ère du capitalisme industriel et manufacturier, c’était l’impôt sur le revenu qui était au cœur des débats.
Aujourd’hui, c’est le numérique qui prend toujours plus de place dans notre économie, qui modifie nos façons de produire et la répartition des richesses. Ainsi, en France, trois entreprises sur cinq sont passées au big data ; 83 % des Français sont connectés ; le numérique compte pour 5, 5 % du produit intérieur brut français, et cette part est appelée à augmenter. Au total, 700 000 emplois ont été créés dans la filière en quinze ans.
Dans ce cadre, plus que le seul impôt sur le revenu, c’est la taxation des acteurs du numérique qui fait l’objet de toutes les controverses. Ces débats sont d’autant plus aigus que, d’une manière générale, l’imposition des sociétés tend à décroître. Selon l’Observatoire français des conjonctures économiques, l’OFCE, elle est passée de 35 % à 21, 9 % en moyenne en Europe entre 1995 et 2017.
Ainsi sommes-nous, monsieur le ministre, mes chers collègues, dans une période charnière. Comme il y a un siècle, nous voyons clairement émerger la nécessité de rétablir la justice fiscale et l’efficacité économique.
Hier, c’était l’imposition sur le revenu qui suscitait des cris d’orfraie ; aujourd’hui, c’est la nécessaire taxation des géants du numérique qui est la cible des critiques les plus acerbes. Hier, certains prophétisaient la disparition de toutes richesses ; aujourd’hui, d’autres pensent que tout un pan de l’activité économique est menacé.
Mes chers collègues, il faut se rendre à l’évidence : nous n’en sommes, c’est certain, qu’au début des discussions sur ce sujet. La taxation des entreprises du numérique – ces dernières échappent aujourd’hui trop facilement à l’impôt grâce à la mobilité de leurs bases fiscales – aura bien lieu, c’est inéluctable. La seule question est celle de sa temporalité : voulons-nous hâter ou ralentir le mouvement ?
Mesure de justice sociale et d’efficacité de la dépense publique, l’impôt est également indissociable de la construction et de la vie démocratique. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 prévoit ainsi une contribution commune aux dépenses d’administration et de fonctionnement de l’État, laquelle est également répartie entre tous les citoyens en raison de leurs facultés. Monsieur le ministre, mes chers collègues, il est plus que temps de faire respecter ce principe fondamental par les Gafam !
Comme nous l’avions dit lors de l’examen du texte en première lecture, nous considérons que le projet de loi n’est qu’un timide premier pas vers des solutions plus durables. Compte tenu de l’ampleur des chiffres d’affaires réalisés par les entreprises numériques et des faibles taux d’imposition auxquels celles-ci sont soumises, nous considérons que l’assiette proposée pourrait être élargie et que le taux d’imposition prévu pourrait être augmenté. Réserver le dispositif à des entreprises réalisant un chiffre d’affaires de 750 millions d’euros à l’échelon mondial et de 25 millions d’euros en France ne nous paraît pas suffisant.
De même, l’instauration d’un taux d’imposition de 3 % ne rapporterait que 400 millions d’euros en 2019 et 650 millions d’euros en 2020. Encore s’agit-il là d’une fourchette haute ! Nous sommes loin des sommes nécessaires au rétablissement de la justice sociale et fiscale, loin également des 3, 2 milliards d’euros que rapportait l’impôt de solidarité sur la fortune – même si les points de vue divergent sur ces montants. Enfin, un tel taux est loin de permettre de compenser ce que nous a coûté depuis 2013 le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi, le CICE, soit, je le rappelle, près de 100 milliards d’euros !
Je rappelle aussi que certains amendements tendaient à retenir un taux plus élevé. Je rappelle également que le texte prévoit de nombreuses exceptions. Ainsi les entreprises qui sont assujetties à l’impôt sur les sociétés et qui payeront la taxe sur les services numériques bénéficieront-elles d’une diminution du résultat soumis à cet impôt. Pour notre part, nous avions proposé la suppression de ce mécanisme.
Les discussions au cours de la réunion de la commission mixte paritaire ont permis de supprimer le caractère exclusivement temporaire de la taxe. C’est une bonne nouvelle, car une épée de Damoclès pesait sur cette taxe, pourtant bien maigre.
Le rapport annuel que nous avions proposé est maintenu. Merci ! C’est la moindre des choses. Nous comptons bien ainsi suivre la manière dont le gouvernement actuel et ses successeurs se mobiliseront pour aboutir à la mise en œuvre d’une taxation européenne ou mondiale. Nous le devons aux utilisateurs des services de ces grandes entreprises ; nous le devons à nos PME et à nos commerçants, qui luttent à armes inégales.
Vous avez fait référence dans votre intervention, monsieur le ministre, à l’attitude extraterritoriale des États-Unis. Cette pratique est assez choquante, pour ne pas dire arrogante, même si elle a eu cours dans d’autres endroits du monde, en raison d’appréciations différentes. Je vous avoue que vos propos sur cette question m’ont satisfait. Vous avez raison, notre souveraineté nationale doit être respectée. Il faut maintenant tenir bon !