Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous voici à l’article 12, qui a fait et fera encore couler tant d’encre.
D’autres avant moi se sont insurgés et d’autres après moi s’insurgeront encore contre les dangers engendrés par les modifications, adoptées sans même avoir été débattues, du « secret défense ». Ces dispositions, de surcroît, ne sont absolument pas à leur place dans un texte de programmation militaire.
Je ne reviendrai pas sur les échanges musclés qui ont eu lieu à l’Assemblée nationale ni sur l’avis unanimement défavorable de sa commission des lois, preuve, s’il en était besoin, de l’absence de consensus sur le dispositif proposé.
Le projet de loi prévoit donc d’étendre la protection du secret défense à des lieux, qui deviendront ainsi inaccessibles à la justice.
Il institue un cadre très contraignant relatif au pouvoir d’enquête des juges d’instruction s’agissant de la perquisition.
C’est pourtant un contexte judiciaire particulier, chacun le sait, qui a en réalité déterminé l’élaboration de ces nouvelles normes : la perquisition effectuée à l’Élysée dans l’affaire Borrel, l’instruction de l’affaire des frégates de Taïwan et la perquisition effectuée dans l’affaire Clearstream au siège de la DGSE.
Monsieur le ministre, lors de votre audition devant la commission des affaires étrangères, le 1er juillet dernier, vous avez confirmé que cette initiative législative découlait de l’avis émis par la plus haute juridiction française, le Conseil d’État. Interprétation pour le moins sujette à caution…
Il n’était pas question pour le Conseil d’État d’admettre la classification de lieux mais de « permettre le recueil d’éléments utiles à la manifestation de la vérité sans enfreindre les dispositions du code pénal qui interdisent à toute personne non habilitée, y compris aux magistrats, de prendre connaissance d’éléments classifiés ». Il a, à cette fin, suggéré d’étendre les compétences de la commission consultative du secret de la défense nationale, la CCSDN, et non les compétences exclusives de son président. Un président en cacherait-il un autre ?
Le résultat ne peut être considéré comme satisfaisant, et nous ne sommes pas les seuls à l’affirmer : le rapport de la section française de l’association Transparency International note que la loi de programmation militaire, au lieu de restreindre le champ du secret défense ou, plus utile encore, de mieux le définir, prévoit au contraire de l’étendre, de façon très imprécise qui plus est, à des lieux devenant inaccessibles ou difficilement accessibles aux autorités judiciaires dans le cadre d’enquêtes pénales.
De surcroît, le respect de la convention de l’OCDE contre la corruption, ratifiée en 2001, impliquerait de limiter la classification du secret défense, qui ne doit pas être utilisé pour protéger une infraction de corruption.
L’équilibre entre l’impératif de sécurité de la nation - que nous ne contestons en rien - et la nécessité d’un contrôle démocratique des actes de l’exécutif, monsieur le ministre, n’est à l’évidence pas garanti par votre choix, qui est fait au bénéfice exclusif de l’exécutif.
Des questions importantes n’ont toujours pas de réponse.
La classification des lieux répondrait à des critères extrêmement restrictifs. Lesquels ?
La liste de ces sites ne comprendrait pas, aujourd’hui, plus de dix-neuf sites à caractère technique ou opérationnel. Comment ces sites seraient-ils strictement délimités ? Qui fera évoluer cette liste, le cas échéant ?
Quels seront les tenants et aboutissants précis de l’arrêté du Premier ministre, dont il est question dans votre texte ? Est-ce réellement dans ses attributions constitutionnelles ? L’avis de la CCSDN, et non de son seul président, lie-t-il le Premier ministre ?
Le cadre juridique qui est proposé à l’article 12 ne sécurise pas suffisamment ces opérations de perquisition. De l’avis même du rapporteur de ce texte, ce n’est qu’« un équilibre globalement satisfaisant » qui a été trouvé à l’Assemblée nationale.
Monsieur le ministre, face à l’enjeu démocratique que constitue le déroulement sans entrave de la justice, alors que l’application de la loi ne pourra plus se faire par les magistrats, on ne saurait se contenter d’un dispositif « globalement satisfaisant ». Le pire se cache toujours dans les détails.
Et ce n’est pas l’instauration de l’incrimination pénale de toute personne qui utiliserait les lieux classifiés en vue de rendre plus difficile la communication à un magistrat de documents n’ayant aucun rapport avec le secret de la défense nationale qui est de nature à nous rassurer. S’il y avait un moyen d’empêcher la délinquance quelle qu’elle soit, il serait aujourd’hui connu !
Les mécanismes d’information et de rendez-vous préalables rendent la discrétion nécessaire à l’efficacité comme à la sécurité de ces perquisitions du domaine du virtuel.
Ce texte crée donc des zones de non-droit parfaitement contraires aux exigences du secret de l’instruction, dans des affaires où, par définition, les faits sont particulièrement sensibles et le risque de fuites très élevé.
Mais, affirmez-vous, tout irait finalement pour le mieux dans le meilleur des mondes, car la « décision de classification du Premier ministre sera rendue publique ». Certes, mais c’est oublier que la liste de ces lieux serait très générale et doublée d’une annexe non publiée, elle-même classifiée.
Ne vouloir apporter aucune correction à un texte aux conséquences si graves au seul motif que « des modifications ponctuelles auraient pour effet de remettre en navette un projet de loi dont l’examen a pris beaucoup de retard depuis son dépôt en octobre 2008 » n’est pas digne des législateurs que nous sommes ! À qui la faute si le texte a pris du retard ? Et qui tente d’empêcher la lutte contre la corruption ? Certainement pas nous !