Intervention de Patrick Kanner

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 20 novembre 2019 à 9h05
Projet de loi de finances pour 2020 — Mission « conseil et contrôle de l'état » - programmes « conseil d'état et autres juridictions administratives » et « cour des comptes et autres juridictions financières » - examen du rapport pour avis

Photo de Patrick KannerPatrick Kanner, rapporteur pour avis :

Nous examinons pour avis deux programmes de la mission « Conseil et contrôle de l'État », dont le responsable est le Premier ministre : le programme 165 « Conseil d'État et autres juridictions administratives » et le programme 164 « Cour des comptes et autres juridictions financières ». Pour l'exercice 2020, les juridictions administratives bénéficient d'une hausse de leur budget de 4,6 %, soit 19,5 millions d'euros de crédits de paiement supplémentaires, et d'un plafond d'emplois en augmentation de 77 équivalents temps plein travaillé (ETPT), ce qui représente 93 emplois nouveaux.

La Cour nationale du droit d'asile (CNDA) est encore une fois la principale priorité du programme : elle bénéficiera de 59 nouveaux postes sur les 93 créés en 2020. Il s'agit de lui permettre de faire face au très fort accroissement d'activité qu'elle connaît depuis 2017, tout en respectant les délais de jugement imposés par la loi du 29 juillet 2015 relative à la réforme du droit d'asile, qui sont de cinq mois pour les procédures ordinaires et de cinq semaines pour les procédures accélérées. La CNDA a connu une hausse des requêtes enregistrées de 34 % en 2017 et de 9,5 % en 2018. Cette augmentation pourrait atteindre 53 % sur la période 2019-2020 avec 90 000 requêtes attendues. De tels chiffres n'ont jamais été atteints : les pics historiques, notamment en 2004, étaient de l'ordre de 50 000 recours. En 2019, les prévisions actualisées de la performance prévoient une dégradation des délais de jugement de la CNDA par rapport à la cible initiale, malgré la mise en oeuvre de moyens innovants comme celle, à titre expérimental, des vidéo-audiences à Lyon et Nancy. En effet, cette expérimentation a été suspendue après une grève des avocats. La Cour en espère une reprise au printemps 2020. Je voudrais insister sur le développement très rapide de la CNDA et les efforts que cela implique en interne. En trois ans seulement, la Cour aura ainsi créé plus de 260 postes - 102 en 2018, 122 en 2019 et 59 en 2020 - et ouvert dix chambres. Selon les mots de sa présidente, la CNDA doit être à la fois Pôle Emploi et une agence immobilière. Le nouveau site de Montreuil regroupant le tribunal administratif et la CNDA ne sera pas disponible avant fin 2024.

S'agissant des autres juridictions administratives, je ne vois qu'un seul point positif dans le projet de loi de finances pour 2020 : les crédits de 2 millions d'euros prévus pour financer la première tranche des travaux d'installation dans la région Occitanie de la neuvième cour administrative d'appel, qui soulagera les cours de Marseille et Bordeaux. Elle devrait être installée d'ici la fin de l'année 2021. Pour le reste, et comme l'année dernière, les tribunaux administratifs et cours administratives d'appel font figure de grands laissés pour compte de ce budget. Seuls treize emplois nouveaux seront créés en 2020, et il est prévu de recruter 21 juristes assistants, mais à condition que ces emplois soient autofinancés en gestion grâce à un moindre recours aux vacataires. L'augmentation des moyens humains prévue dans le projet de loi de finances pour 2020 est sans proportion par rapport à l'accroissement du contentieux auquel sont confrontées les juridictions administratives, qui ont connu deux années consécutives de hausse très importante. En 2020, cette situation sera aggravée par les contentieux inhérents aux élections municipales et sénatoriales, qui doivent être tranchés dans des délais très courts : trois mois, pour les réclamations contre les opérations électorales municipales, et trois jours, en cas de recours contre le tableau des électeurs sénatoriaux établi par le préfet ou contre une déclaration de candidature.

La part que représente le droit des étrangers est toujours plus importante d'année en année. L'augmentation des demandes d'asile se traduit en effet par un bond considérable du contentieux de l'éloignement et des référés liberté. Au sein du programme 165, les contentieux de la CNDA et des juridictions administratives de droit commun sont donc très liés, et augmenter les crédits de la Cour sans accroître ceux des autres juridictions - comme cela est fait - ne revient qu'à traiter une partie du problème, soit la queue de la comète. La hausse enregistrée en 2018 a été de 21 % pour les tribunaux et 11 % pour les cours administratives d'appel. Au premier semestre 2019, le contentieux des étrangers devant les tribunaux a encore augmenté de 20,9 %.

La multiplication des catégories de recours et des délais d'urgence imposés aux juridictions a un impact considérable sur leur organisation et un fort effet d'éviction sur les autres contentieux. La loi du 10 septembre 2018 pour une immigration maîtrisée, un droit d'asile effectif et une intégration réussie, adoptée par la majorité sénatoriale, a aggravé cette situation en ajoutant deux nouveaux délais contraints de 96 heures et 144 heures aux quatre délais préexistants. Nous édictons des normes qui ne sont que difficilement mises en oeuvre sur le terrain. D'où l'importance des études d'impact. À Marseille, le contentieux des étrangers représente six à sept dossiers par jour et occupe tous les présidents de chambre à tour de rôle. Il mobilise en permanence une équipe du greffe pour assister aux audiences, ce qui désorganise les autres formations. Les agents de greffe rencontrés sur place ont exprimé leurs grandes difficultés - je dirais même leur souffrance au travail - pour faire face tout à la fois à l'urgence et au nombre des requêtes, tout en étant en contact direct avec les requérants. Les magistrats, quant à eux, sont confrontés à un risque de perte de sens de leur métier, ce que nous avons fortement ressenti.

Le Gouvernement semble avoir pris la mesure du problème : par lettre du 31 juillet 2019, le Premier ministre a confié au Conseil d'État une mission afin de simplifier le contentieux des étrangers. Un groupe de travail doit rendre ses conclusions le 15 mars 2020. À effectifs constants, les bonnes performances des juridictions administratives reposent arithmétiquement sur l'augmentation de la charge de travail des magistrats et du personnel administratif, dont l'engagement professionnel doit être salué.

Parmi les voies d'amélioration, le trio « dématérialisation, aide à la décision et médiation » est mis en avant. Les gains obtenus grâce au télérecours sont désormais limités, et l'ouverture d'un télérecours citoyen accessible à tous depuis fin 2018 ne génère que peu de nouvelles économies. L'aide à la décision n'est pas développée dans des conditions permettant une réponse efficace à l'accroissement du contentieux, car les crédits ne sont pas suffisants. Ainsi, seuls 21 postes de juristes assistants sont prévus dans le projet de finances pour 2020. Ces postes manquent d'attractivité. Quant au recours à la médiation, il nécessiterait un véritable changement de culture à la fois chez les avocats, qui craignent la concurrence des médiateurs et une perte de clientèle, mais également au sein de l'administration elle-même. Le vice-président du Conseil d'État, que j'ai entendu, estime que l'administration devrait revoir ses méthodes de travail, comme l'a déjà fait l'administration fiscale : en amont, en améliorant l'accueil et en apportant les explications nécessaires à l'administré et, en aval, en choisissant les dossiers sur lesquels transiger et les dossiers à maintenir en contentieux. Dans certains domaines, cela fonctionne, comme pour les allocations versées par Pôle Emploi.

J'en viens à présent aux juridictions financières. L'augmentation des crédits de paiement concerne uniquement les dépenses de titre 2, qui connaissent une progression de 0,4 million d'euros par rapport à l'année dernière, ce qui reste inférieur de 1,8 million d'euros à ce qui avait été annoncé en programmation pluriannuelle. Ces juridictions paient la rigueur budgétaire... L'objectif fixé en 2017 d'atteindre le plafond d'emplois « historique » de 1 840 ETPT à l'horizon 2022 a en effet été abandonné. Ce ne sont pas 50 ETPT qui seront créés sur la période, mais 30 uniquement. Le schéma d'emplois en 2020 prévoit en conséquence la création de cinq emplois de catégories A et A+, au lieu des quinze précédemment annoncés. Au cours des années, les juridictions financières ont vu leurs missions se multiplier, tandis que leur schéma d'emplois a été revu à la baisse. Pour n'évoquer que deux réformes parmi les plus récentes, je citerai l'expérimentation de la certification des comptes des collectivités territoriales, mise en place par la loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe), et l'extension du champ de compétences aux établissements et services sociaux et médico-sociaux de droit privé opérée par la loi de janvier 2016 de modernisation de notre système de santé. Ces deux dispositifs sont utiles, mais le Gouvernement comme le Parlement imposent aux juridictions financières des charges qui sont difficilement supportables.

Parallèlement, les chambres régionales des comptes sont confrontées à la multiplication des organismes qui gravitent, tant autour des collectivités territoriales - avec un recours accru aux sociétés publiques locales - qu'autour des établissements et services médico-sociaux privés, dont l'organisation est complexe et éclatée en plusieurs sociétés.

Dans ces conditions, il existe des risques de priorisation des travaux et d'éviction sur les missions exercées auprès des collectivités territoriales, et en particulier sur le contrôle budgétaire. Or ces missions sont plus que jamais essentielles à l'heure où les moyens accordés au contrôle de légalité sont en franche baisse. En clair, il n'y a plus de contrôle de légalité, et pas assez de contrôle par les juridictions financières. Cet effet ciseau est délétère, car je ne crois pas à une liberté des collectivités territoriales qui ne soit pas assortie d'un minimum de contrôle, en amont et en aval. Comme l'a justement formulé le vice-président de l'Association des présidents et vice-présidents des chambres régionales des comptes, que j'ai auditionné, « les contrôleurs doivent être au même niveau que les contrôlés ». Or les moyens des collectivités territoriales ont considérablement progressé ces dernières années, notamment avec la mise en place de services d'audit interne, et les nouveaux champs de contrôle - comme, par exemple, les établissements et services médico-sociaux du secteur privé - impliquent d'acquérir de nouvelles compétences.

Enfin, je souhaite rappeler la nécessité de préserver l'indépendance de la Cour des comptes, en garantissant qu'aucune mise en réserve n'affectera les crédits ouverts au titre du programme 164. Ce n'est plus le cas depuis 2017, puisque les crédits du programme 164 font l'objet d'une mise en réserve de précaution en début d'exercice. Même si cette réserve est levée par la suite, elle est contraire au respect des principes internationaux, qui prévoient que les contrôleurs des finances publiques disposent « de l'indépendance fonctionnelle et organisationnelle nécessaire à l'exécution de leur mandat ».

En conclusion, compte tenu de l'effort conséquent en faveur de la CNDA et du maintien à la hausse - même légère - des moyens accordés aux juridictions administratives et financières, je vous propose de donner un avis favorable à l'adoption des crédits de ces deux programmes - mais avec beaucoup de réserves.

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